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CHAPITRE 1 – LA DESCRIPTION DE LA PROBLÉMATIQUE

1.7. Les approches organisationnelles de l’action humaine

La recension des écrits ci-dessus suggère que le travail rédactionnel de l’agent de probation se module en fonction des diverses formes de pressions dont l’agent devra tenir compte. Pour éclairer ce jeu d’influences, la présente étude s’inscrit dans les approches organisationnelles qui permettent de mieux comprendre l’action humaine dans un contexte organisé (Plane, 2013). Parmi ces approches organisationnelles, la théorie de l’acteur stratégique cherche à montrer les relations qui structurent une organisation et à saisir comment chaque acteur s’y adapte (Foudriat, 2007). Dans cette orientation, le fonctionnement réel d’une organisation est le résultat de différents jeux stratégiques qui se tissent entre les acteurs en raison des problématiques que ces derniers rencontreront dans l’accomplissement de leur travail (Crozier et Friedberg, 1977). Ainsi, la théorie de l’acteur stratégique part du constat que le jeu des acteurs ne peut être déterminé à partir du système dans lequel ces derniers s’insèrent. Elle cherche plutôt à comprendre comment s’élaborent les actions collectives à partir des comportements individuels de chaque acteur, comportements qui peuvent parfois s’avérer contradictoires aux objectifs de l’organisation. Cette théorie propose d’appréhender la structure organisationnelle comme un système d’actions concret; une élaboration humaine (Crozier et Friedberg, 1977). Ainsi, elle rejoint les démarches de recherche qui analysent les phénomènes en partant de l’individu pour aboutir à la structure (l’individualisme méthodologique) et non de la structure vers l’individu (structuralisme).

La théorie de l’acteur stratégique est une approche sociopolitique qui a été développée par Michel Crozier et Erhard Friedberg au cours des années 1970. Ce modèle théorique repose sur la conceptualisation des relations entre les acteurs d’un même système. Bien au-delà d’un modèle simpliste de coordination d’une organisation, la vie réelle de celle-ci témoigne du fait que le comportement humain demeure complexe (Crozier et Friedberg, 1977). À cet égard, la théorie de l’acteur stratégique se présente comme un modèle permettant de mieux comprendre les rouages d’une organisation et ses influences sur le choix des actions posées par les différents acteurs qui la composent. Comme proposé par Crozier et Friedberg (1977 : 41), une organisation est définie comme une entité formée

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d’un regroupement d’humains composé « [d’] un ensemble d’actions compliquées, mais parfaitement agencées. Cette horlogerie semble admirable tant qu’on l’examine seulement sous l’angle du résultat à obtenir : le produit qui tombe au bout de la chaîne ». Crozier et Friedberg (1977 : 50) ajoutent « [qu’] une organisation est un construit humain et n’a pas de sens en dehors du rapport à ses membres […] ». Bref, Crozier et Friedberg (1977) définissent une organisation comme un construit humain contingent qui résulte des interactions sociales. En lien avec notre sujet de recherche, le concept d’organisation se réfère aux bureaux de probation dans lesquels œuvrent les délégués à la jeunesse responsables de la rédaction des rapports prédécisionnels. Dans la foulée, le rapport prédécisionnel devient donc « le produit qui tombe au bout de la chaîne », le résultat d’une succession d’actions posées par le délégué à la jeunesse pour en arriver à sa réalisation.

Selon Crozier et Friedberg (1977), il existe un écart entre la pratique théorique des acteurs et leurs actions réelles au sein d’une organisation. La raison première de cet écart est que les acteurs, peu importe la situation dans laquelle ils se trouvent, agissent de sorte à améliorer leur capacité d’action pour conserver un degré de liberté afin de maintenir un minimum d’indépendance, une marge de manœuvre par rapport aux autres acteurs faisant partie du même système. Cette marge de liberté prend forme à travers différents calculs et diverses manipulations à partir desquels les acteurs gèrent leur dépendance mutuelle au sein de l’organisation (Friedberg, 1993). À la lumière de notre problématique, qui met en exergue les pouvoirs discrétionnaires des délégués à la jeunesse, la théorie de l’acteur stratégique semble constituer un cadre théorique approprié pour explorer les différents aléas pouvant assujettir le délégué à la jeunesse au sein de l’organisation pour laquelle il travaille et pouvant influer sur les tâches qui lui sont conférées, notamment, dans le cas qui nous intéresse ici; la rédaction de rapports prédécisionnels.

La théorie de l’acteur stratégique propose de nombreux concepts importants contribuant à l’explication des rapports entre l’acteur et le système. Cependant, certains de ces concepts sont plus pertinents que d’autres pour l’objet d’étude de ce mémoire. En ce sens, les concepts de relation de pouvoir, de zone d’incertitude et de stratégie ont été retenus. En premier lieu, le concept de relation de pouvoir est défini par Crozier et

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Friedberg (1977 : 68) comme « une relation d’échange réciproque, mais où les termes de l’échange sont plus favorables à l’une ou l’autre des parties en présence ». Le pouvoir s’exerce ainsi par le déséquilibre de la relation où l’une des deux parties peut tirer un avantage par rapport à l’autre. Le pouvoir réside également dans la marge de liberté dont dispose chaque acteur engagé dans une relation de pouvoir, c’est-à-dire la possibilité de refuser ou d’accepter ce que l’autre lui demande (Crozier et Friedberg, 1977). Selon Crozier et Friedberg (1977), le pouvoir est un mécanisme quotidien de notre existence sociale que nous utilisons sans cesse dans nos différentes relations interpersonnelles. Le concept de relation de pouvoir renvoie donc, ici, directement aux relations entretenues par le délégué à la jeunesse avec différents acteurs clés impliqués dans le processus de rédaction du rapport prédécisionnel. Nous pouvons penser, entre autres, au juge et au superviseur auxquels l’intervenant soumet son rapport prédécisionnel. Tous deux entretiennent un rapport d’autorité à l’égard du délégué à la jeunesse. Cependant, le délégué à la jeunesse se retrouve également en position d’autorité envers le contrevenant concerné par le rapport prédécisionnel. À cet égard, en raison de la multidirectionnalité des relations de pouvoir entre le délégué à la jeunesse et les autres acteurs clés, le terme « rapport de force » traduit plus adéquatement, à notre avis, la notion de pouvoir qui concerne notre sujet de recherche. En ce sens, c’est le concept de rapport de force qui sera utilisé et qui permettra de mieux circonscrire, d’abord, en quoi les acteurs avec lesquels transige l’intervenant sont influents quant aux choix effectués au cours du processus de rédaction de son rapport prédécisionnel et, ensuite, en quoi l’intervenant lui-même fait usage de pouvoirs (ex. pouvoir discrétionnaire) dans ce rapport de force qui est constitutif de l’organisation.

En deuxième lieu, selon Crozier et Friedberg (1977), il existe dans toutes les organisations des espaces de liberté s’insérant dans des zones que les auteurs appellent zones d’incertitude et dans lesquelles les acteurs vont jouer. En jouant sur l’incertitude, rien n’est fixé. Ainsi, les interactions entre les acteurs et l’utilisation des zones d’incertitude constituent un système d’action plus ou moins stable (Bedin et Fournier, 2009). Dans le cadre du mémoire, ce deuxième concept est important puisqu’il fait référence à certains interstices où les règles organisationnelles et la définition des tâches sont peut-être plus ou

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moins claires pour le délégué à la jeunesse et dans lesquels le délégué fera usage de « libertés » en raison de cette incertitude.

En troisième lieu, le concept de stratégie fait référence à une conception précise de l’individu au travail. Selon la théorie de l’acteur stratégique, le comportement des acteurs en contexte organisé n’est pas déterminé. Chaque acteur conserve une part d’improvisation dans ses actions; un degré de liberté dans le but d’atteindre ses objectifs (Foudriat, 2007). Les stratégies employées par chaque acteur d’une organisation sont définies par ce que Crozier et Friedberg (1977) appellent les appréciations subjectives. Autrement dit, chaque acteur a une vision distincte des enjeux rencontrés au travail et développera des stratégies d’adaptation s’arrimant à cette vision personnelle. De telles stratégies pourraient ultimement entrer en contradiction avec la vision de l’organisation. Dans le cas à l’étude, l’utilisation du concept de stratégie renvoie notamment aux actions discrétionnaires de chaque intervenant dans les différentes étapes de construction du rapport prédécisionnel. La recension des écrits étayée ci-dessus a mis en lumière le fait que chaque intervenant effectue une appréciation personnelle de la situation du contrevenant concerné par ledit rapport (Albonetti, 1991). Ainsi, les différentes composantes pouvant intervenir dans le choix des recommandations sur la peine au final du rapport prédécisionnel sont multiples et peuvent différer d’un intervenant à un autre. La notion de stratégie permettra de mieux comprendre quelles sont les composantes qui influent sur les choix qu’effectue l’intervenant tout au long de sa démarche de rédaction.