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En 1991, en pleine guerre du Golfe, Baudrillard publia un essai polémique dans ce même quotidien, intitulé « The Reality Gulf » (Guardian, 11 janvier 1991), dans lequel il dénonce le simulacre médiatique organisé autour du conflit. Bien qu’également réservé par rapport aux mass

media,128 Tony Harrison choisit de contre-attaquer à sa manière, en utilisant paradoxalement la presse comme tribune publique et forum de diffusion de ses poèmes. Le 5 mars 1991, le Guardian publiait « Initial Illumination », un poème de quarante-quatre vers en rimes croisées, méditation sur les rapports entre art, guerre et religion. Le contexte du poème est un voyage en train entre Newcastle et Dundee où le poète se rend pour une lecture publique et au cours duquel il contemple l’île de Lindisfarne, au large de la côte de Northumbria. Le ballet des cormorans au-dessus de la mer fusionne peu à peu dans son imaginaire avec les cormorans qui ornent les célèbres pages enluminées par les moines de Lindisfarne au Moyen Age. Cette référence temporelle inspire la métrique allitérative qui résonne dans « Initial Illumination ». La polysémie du titre est à l’image des métaphores élaborées qui font la richesse du poème :

Farne cormorants with catches in their beaks shower fishscale confetti on the shining sea. The first bright weather here for many weeks for my Sunday G-Day train bound for Dundee, off to St Andrew’s to record a reading,

doubtful, in these dark days, what poems can do, and watching the mists round Lindisfarne receding my doubt extends to Dark Age Good Book too. Eadfrith the Saxon scribe/illuminator

incorporated cormorants I’m seeing fly round the same island thirteen centuries later into the In principio’s initial I.129

La lumière matinale (« initial illumination ») et ses jeux de miroir (« fishscale confetti », « shining sea », « bright weather ») se détachent de la grisaille ambiante (« The first… for many weeks ») qui fonctionne comme un objective correlative du pessimisme inspiré par la situation politique. La répétition du mot « doubt » est renforcée par les allitérations en [d]. L’expression « these dark days » où le démonstratif fait référence au présent est un emploi parodique d’une autre expression désignant le moyen âge comme « Dark Age ». Ironiquement, le présent et le passé se confondent et le poète voit dans les dictateurs modernes des avatars des barbares d’hier :

Billfrith’s begemmed and jewelled boards got looted by raiders gung-ho for booty and berserk,

the sort of soldiery that’s still recruited to do today’s dictators dirty work (Gaze, 46)

128 « the range of poetry has been diminished by the apparently effortless way that the mass media seem to depict reality » (Bloodaxe, 9).

Les nombreuses allitérations qui mettent en valeur les plosives créent l’illusion de la langue barbare des envahisseurs d’antan, Angles et Saxons, tandis que l’allitération en sifflantes, évocatrice du serpent de la Genèse, contribue à un effet d’ironie dans ce poème qui remet en question l’interprétation des textes sacrés à des fins politiques :

The word of God so beautifully scripted by Eadfrith and Billfrith the anchorite

Pentagon conners have once again conscripted to gloss the cross on the precision sight. (Gaze, 46)

Un autre décalage qui questionne la relation entre art et guerre se produit entre l’admiration initiale de la Bible en tant qu’œuvre d’art et son rôle dans les actes de barbarie modernes. Malgré les doutes avoués d’emblée, le poète semble suggérer que sa fonction est de provoquer une prise de conscience, une « illumination », et de donner l’espoir d’un avenir meilleur :

but the initials in St John and in St Mark graced with local cormorants in ages, we of a darker still keep calling Dark,

survive in those illuminated pages.

(Gaze, 46, mes italiques)

L’art survit à la barbarie. Dans ce poème, l’ironie permet d’illuminer, de révéler, l’aveuglement de la politique occidentale. La rime imparfaite entre « Bush » et « brush » souligne l’exploitation abusive d’une rhétorique religieuse pour défendre une guerre absurde dans laquelle le grotesque voisine étrangement avec le pathétique :

Candlepower, steady hand, gold leaf, a brush were all that Eadfrith had to beautify

the word of God much bandied by George Bush whose word illuminated midnight sky

and confused the Baghdad cock who was betrayed by bombs into believing day was dawning

and crowed his heart out at the deadly raid

and didn’t live to greet the proper morning. (Gaze, 46)

Dans cette anecdote, le poète enchevêtre le sens littéral du terme « illuminate » avec une rhétorique religieuse et moraliste (« betrayed », « believing ») et guerrière (« deadly raid »), d’où un effet tragicomique. Pourtant, le coq, symbole de renouveau, est présenté comme le parangon de la victime innocente, d’autant plus qu’il est désigné comme « cock » (et non

cockerel ou rooster). La sexualité, promesse d’avenir, est symboliquement

mise en péril. La fin du poème est marquée par l’obscurité contrainte et le pessimisme :

Now with noonday headlights in Kuwait and the burial of the blackened in Baghdad let them remember, all those who celebrate, that their good news is someone else’s bad

Le seul espoir semble résider dans l’abandon des extrêmes et des fanatismes au profit d’une vision consensuelle qui engloberait vainqueurs et vaincus. « Initial Illumination », avec l’évocation des corps carbonisés et la demande du poète de se mettre à la place de l’autre, contient en germes les principaux motifs du poème publié treize jours plus tard dans le même quotidien.

Contrairement à « Initial Illumination » dont le style et la richesse métaphorique révèlent un certain degré de maturation poétique, « A Cold Coming » (Guardian, 18 mars 1991) est une réponse quasi spontanée à l’actualité. Ce poème de quatre-vingt-seize distiques en rimes suivies est directement inspiré d’une photographie de Kenneth Jarecke parue dans The

Observer avec la légende : « The charred head of an Iraqi soldier leans

through the windscreen of his burned-out vehicle, February 28. He died when a convoy of Iraqi vehicles retreating from Kuwait City was attacked by Allied Forces. » « A Cold Coming » devient aussitôt le poème éponyme d’un petit fascicule de seize pages à valeur de pamphlet contre la guerre, sous-titré : Gulf War Poems.130 La mise en scène ironique de la couverture de A Cold Coming semble être une réponse oblique à l’essai de Baudrillard. La photographie de The Observer y est reproduite en noir et blanc sur les deux quarts médians. Dans le quart supérieur, on peut lire le nom du poète en majuscules d’imprimerie blanches sur fond vert foncé ; dans le quart inférieur, le titre et le sous-titre. Ce processus de superposition crée une confusion étrange entre l’identité proclamée et celle du corps représenté qui semble regarder le lecteur droit dans les yeux depuis son globe oculaire vide et noir. En outre, le poing serré fait hésiter le lecteur entre deux interprétations divergentes : cet ultime geste de résistance, de défi peut-être, à l’égard de l’ennemi, pourrait passer pour une tentative désespérée de saisir ce qui ressemble à un stylo, en fait le reste d’un essuie-glace. Le lecteur se trouve d’emblée pris à parti. La couverture n’est pas le seuil du livre qui préparerait le lecteur mais déjà une mise en scène de signaux destinés à provoquer le malaise. Elle pose brutalement la question de la représentation de l’horreur, de la place du spectateur entre désir d’information et voyeurisme malsain, voire complice.

Dès le début de « A Cold Coming », la position du poète est ambiguë : « I saw the charred Iraqi lean », déclare-t-il dans le premier vers. Au regard du titre, inspiré d’un vers de T.S. Eliot dans « Journey of the Magi » (Eliot, 109-10) qui est cité en épigraphe : « A cold coming we had of it », la dimension spirituelle semble privilégiée. Pourtant, quelques vers plus loin, un nouvel intertexte oblige à un réajustement de cette première interprétation : « I read the news of three wise men » (Gaze, 48). Si l’évocation des Rois Mages rappelle le poème de T.S. Eliot, le début de la phrase reprend en revanche les paroles d’une chanson des Beatles : « I read the news today oh boy ». Rétrospectivement, « I saw » pourrait bien appartenir à la même chanson :

I saw the photograph

He blew his mind out in a car

He didn’t notice that the lights had changed

130 A Cold Coming regroupe « Initial Illumination » et « A Cold Coming », collectés l’année suivante dans The Gaze of the Gorgon.

A crowd of people stood and stared They’d seen his face before (The Beatles)

Les échos sont frappants entre les paroles de la chanson des Beatles et la photographie publiée dans The Observer, reproduite sur la couverture de A

Cold Coming. On y retrouve le même mélange entre actualités, images

(presse, télévision) et sexualité. L’évocation d’une photographie représentant un homme mort dans sa voiture et la foule des témoins et des curieux introduit le motif du regard qui est approfondi dans le deuxième couplet évoquant la guerre, les regards détournés et l’impossibilité de regarder l’horreur en face. Même la référence au changement de lumière rappelle les métaphores de « Initial Illumination ». A travers la mise en abyme des textes, le poète construit une image de la mise en abyme des regards. La répétition du premier vers du poème pousse le lecteur à s’interroger sur le rôle du poète. Proclame-t-il être un témoin direct de la scène de barbarie décrite (comme c’est évidemment le cas du photographe) ou bien est-il un témoin indirect regardant une image prise par un autre ? Quel crédit accorder aux prétendues paroles rapportées de l’Iraquien qui regarde fixement le spectateur depuis l’intérieur de la photographie, de ses yeux grand ouverts qui ironiquement ne peuvent plus rien voir ? Pourtant, son rictus figé semble avoir encore quelque chose à dire :

I saw the charred Iraqi lean

towards me from bomb-blasted screen, his windscreen wiper like a pen

ready to write down thoughts for men, his windscreen wiper like a quill he’s reaching for to make his will. I saw the charred Iraqi lean like someone made of Plasticine as though he’d stopped to ask the way and this is what I heard him say: ‘Don’t be afraid I’ve picked on you for this exclusive interview.

Isn’t it your sort of poet’s task

to find words for this frightening mask? If that gadget that you’ve got records words from such scorched vocal chords, press RECORD before some dog

devours me mid-monologue.’ So I held the shaking microphone closer to the crumbling bone (Gaze, 48)

Dans le sonnet « Fire-eater », le poète définissait déjà son rôle dans des termes identiques : « and though my vocal cords get scorched and black / there’ll be a constant singing from the flames. » (Selected, 168). Or, dans « A Cold Coming », la métaphore est devenue littérale, ajoutant ainsi une dimension pathétique à l’ironie de l’autocitation. L’émotion et le trouble du poète, exprimés notamment dans la rime interne « shaking microphone » / « crumbling bone », contrastent avec le sarcasme de la victime qui insiste sur les détails macabres.

Le poète se place ici entre la photographie et les lecteurs pour médiatiser (au sens de jouer le rôle d’un médiateur) une image brute, brutale et paradoxalement surmédiatisée (au sens d’exhibée). En tant que relais de l’Iraquien décédé, il cherche à transmettre le message philosophique que sa mort a à offrir : « ready to write down thoughts for men ». La scène entre victime et photographe est symboliquement rejouée avec la victime dans le rôle du poète et le poète dans celui du journaliste (« this exclusive interview »). Ainsi, le poète définit une fonction originale pour son art : faire parler l’actualité, lui donner sens ou du moins s’interroger sur son absurdité. La poésie pourrait donc être un antidote au « Reality Gulf » dénoncé par Baudrillard, qui anesthésie un public soumis à une violence médiatique quotidienne et routinière. Le style même du poème est là pour rappeler constamment au lecteur que le texte n’est pas la réalité. Les rimes suivies entêtantes et les nombreux effets de répétitions soulignent l’artifice littéraire. De plus, le décalage de registre créé par les références intertextuelles, d’une part à T.S. Eliot, et d’autre part aux Beatles, introduit une distance ironique par rapport au texte. Celle-ci est encore renforcée par la relecture sexuelle de la dimension religieuse de « Journey of the Magi ». Tony Harrison joue en effet abondamment sur le sens argotique de « coming », mêlant ainsi le haut et le bas, le divin et l’humain :

‘I read the news of three wise men who left their sperm in nitrogen, three foes of ours, three wise Marines with sample flasks and magazines, three wise soldiers from Seattle

who banked their sperm before the battle. (Gaze, 48-9) L’ironie émerge de la littéralisation des expressions figurées. Ainsi, « three wise men » qui apparaît tout d’abord comme une référence aux rois mages cités dans l’épigraphe est réécrit dans la strophe suivante en « three wise Marines », puis « three wise soldiers ». Le poète enchevêtre anecdotes réelles (congélation d’échantillons de sperme) et relecture littérale d’un texte littéraire. Le poème s’enfonce dans le registre grotesque. Les rimes suivies et les répétitions incrémentales qui donnent lieu à une rhapsodie de termes argotiques sexuels contribuent à l’atmosphère d’humour noir, mélange de désespoir et de rire, de mort et de sexualité :

So if their fate was to be gassed

and though cold corpses in Kuwait they could by proxy procreate. Excuse a skull half roast, half bone for using such a scornful tone. It may seem out of all proportion but I wish I’d taken their precaution. […]

On Saddam’s pay we can’t afford to go and get our semen stored. Sad to say that such high tech’s

uncommon here. We’re stuck with sex. (Gaze, 49)

Cet intervalle comique se détache sur une toile de fond tragique. La textualité devient elle-même source de plaisir, grâce par exemple à des rimes audacieuses comme « tech’s » / « sex », plaisir dont la victime est définitivement privée. Seule la poésie peut désormais lui offrir une échappatoire. Faisant fi des contraintes réalistes une nouvelle foi, l’effet de ventriloquie de départ est mis en abyme lorsque l’Iraquien à son tour se prend à imaginer les paroles des soldats américains :

Did No.1 say: God be thanked I’ve got my precious semen banked. And No.2: O praise the Lord

my last best shot is safely stored. And No.3: Praise be to God

I left my wife my frozen wad? (Gaze, 49)

L’oscillation régulière entre dérision, humour noir et pessimisme pose la question de la pertinence du rire dans un tel contexte. En insistant de manière parodique sur la dimension sexuelle, le poète redonne symboliquement une humanité au cadavre. L’évocation de sa vie passée, de sa femme et de leur sexualité est en outre un moyen d’universaliser cet ennemi des forces alliées :

If you can conjure up and stretch your imagination (and not retch) the image of me beside my wife

closely clasped creating life… (Gaze, 49)

Le poème met en scène la difficulté de se mettre à la place de l’autre et à être confronté à une vision d’horreur. Les points de suspension annoncent la distance prise par le poète comme un réflexe d’autodéfense psychique :

(I let the unfleshed skull unfold a story I’d been already told,

and idly tried to calculate

the content of ejaculate (Gaze, 49)

Il se protège à l’intérieur des parenthèses et de son imaginaire, tandis que l’Iraquien poursuit seul son récit, à la manière de la télévision devenue bruit de fond dans nombre de foyers modernes. L’habitude crée l’indifférence et des erreurs de jugement :

Poor bloblings, maybe you’ve been blessed with, of all fates possible, the best

according to Sophocles i.e. ‘the best of fates is not to be’ a philosophy that’s maybe bleak for any but an ancient Greek but difficult these days to escape when spoken to by such a shape.

Le nihilisme du poète occidental qui cite Sophocle est violemment contredit par l’Iraquien qui, à l’instar du chœur tragique, entrevoit l’espoir d’un monde meilleur que peut-être ses enfants auraient pu connaître s’il avait eu le temps de revoir sa femme avant de mourir :

He heard my thoughts and stopped the spool: ‘I never thought life futile, fool!

Though all Hell began to drop

I never wanted life to stop. (Gaze, 50-1)

Pour Tony Harrison, il est l’avatar masculin moderne de l’Hécube d’Euripide refusant de céder au désespoir et proclamant sa foi en l’avenir à la fin de la pièce :

When everything has been taken away from the women of Troy, with their city in flames, the death of all their menfolk, the execution of the child Astyanax, it is left to the one who could be said to have lost most to seek one last redeeming idea. Hecuba says: […] If we hadn’t suffered we wouldn’t be songs for ‘later mortals’. The song for later mortals is the tragedy being performed. […] And we are the latest mortals now. (Plays 4, 191-2)

La rédemption des victimes ne peut venir que de la re-présentation, de la réciprocité du regard que permet l’art, d’où l’injonction de l’Iraquien :

So press RECORD! I want to reach the warring nations with my speech. Don’t look away! I know it’s hard to keep regarding one so charred,

so disfigured by unfriendly fire

and think it once burned with desire. (Gaze, 51)

Au contraire, la presse permet l’indifférence. Elle fonctionne littéralement comme un écran par rapport à la réalité :

Though fire has flayed off half my features they once were like my fellow creatures’, till some screen-gazing crop-haired boy from Iowa or Illinois,

equipped by ingenious technophile put paid to my paternal smile and made the face you see today an armature half-patched with clay, an icon framed, a looking glass for devotees of “kicking ass”, a mirror that returns the gaze of victors on their victory days and in the end stares out the watcher who ducks behind his headline: GOTCHA! or behind the flag-bedecked page 1

of the true to bold-type-setting SUN! (Gaze, 51-2)

Le jeu de mots entre « headline » et « frontline » crée un rapport ambigu entre presse et réalité de la guerre. Ironiquement, le tabloïde Sun n’encourage aucune « illumination » mais participe au simulacre de la guerre. En outre, apparaissent ici en germes les images du miroir et du regard, centrales dans The Gaze of the Gorgon, un film/poème qui explore les rapports entre l’art et la barbarie, diffusé l’année suivante. L’omniprésence d’enfants dans les vers suivants, ainsi que la métaphore des bébés pour désigner les soldats,131 figurent comme symboles de renouveau potentiel à la fin de la tragédie iraquienne. Le pathos domine dans le passage final qui emprunte à Wilfried Owen l’image d’une fraternisation entre les ennemis :132

Lie that you saw me and I smiled to see the soldier hug his child. Lie and pretend that I excuse my bombing by B52s,

131 Métaphore également utilisée dans The Common Chorus, non encore représenté lors de la publication de « A Cold Coming ».

132 « I am the enemy you killed, my friend » (« Strange Meeting », The Poems of Wilfried

pretend I pardon and forgive that they still do and I don’t live,

pretend they have the burnt man’s blessing and then, maybe, I’m spared confessing that only fire burnt out the shame of things I’d done in Saddam’s name, the deaths, the torture and the plunder the black clouds all of us are under.