• Aucun résultat trouvé

a. Hégémonie culturelle et oppression linguistique

Dès l’origine, The School of Eloquence a une composante politique forte mise en évidence par l’architecture de la séquence. Elle se divise en trois parties, simplement intitulées « ONE », « TWO », « THREE ». La première partie regroupe des poèmes au contenu sociopolitique et historique d’une extrême densité culturelle et littéraire. La deuxième, plus largement autobiographique, est essentiellement consacrée aux relations familiales entre le père, la mère et leur fils, narrateur de ces saynètes dramatiques. La troisième partie reprend quant à elle explicitement la thématique historique, prolongée par une méditation sur l’art et la mortalité, notamment dans le groupement de sonnets intitulé « Art & Extinction ». L’équilibre entre les trois parties a considérablement varié au cours des publications successives de la séquence. En 1978, lors de la première large diffusion de The School

of Eloquence,72 la première partie domine les deux autres par le nombre de poèmes : treize contre seulement deux pour la deuxième partie et trois pour la troisième. A ce stade précoce, la séquence apparaît bien plus clairement comme une thèse sur l’oppression politique et linguistique qu’elle ne le fait dans Selected Poems. Le titre de la séquence est en lui-même une déclaration d’affinités idéologiques. The School of Eloquence fut l’un des nombreux noms utilisés par la London Corresponding Society, une organisation radicale vouée, aux 18ème et 19ème siècles, à l’éducation des classes laborieuses en vue de leur émancipation sociale, politique et culturelle. Cette référence est rendue explicite dans Selected Poems :

‘In 1799 special legislation was introduced “utterly suppressing and prohibiting” by name the London Corresponding Society and the United Englishmen. Even the indefatigable conspirator, John Binns, felt that further national organization was hopeless… When arrested he was found in possession of a ticket which was perhaps one of the last “covers” for the old LCS: Admit for the Season

to the School of Eloquence.’ (Selected, 109)73

La citation utilisée comme épigraphe illustre le thème majeur de la séquence de sonnets, à savoir la suppression de l’expression de la classe ouvrière. Tony Harrison fut fortement influencé par l’ouvrage de E. P. Thompson. Issu de cette même classe, le poète fut particulièrement sensible à l’histoire de la naissance d’une conscience de classe et des combats menés au nom de l’égalité sociale.

Dans The School of Eloquence, il propose une version poétique de

The Making of the English Working Class, incorporant anecdotes, citations

ou situations directement puisées dans cet ouvrage sociologique. Il s’attache à l’expression de sentiments politiques. L’histoire de la classe ouvrière lui sert de point de départ à l’exploration du thème de l’éloquence et de ses enjeux. Le projet esthétique est fortement influencé par les théories sociolinguistiques des années soixante et soixante-dix, notamment celle du

72 L’édition de 1976 était une édition limitée.

déficit linguistique soutenue par Basil Bernstein dans Class, Codes and

Control (1971). Celui-ci postule que la réussite de la classe dominante peut

être attribuée à la maîtrise des instruments d’expression symboliques en usage dans la société, alors que les couches défavorisées souffrent d’un déficit culturel caractérisé par un accès moindre, voire inexistant, aux compétences expressives qui empêche toute promotion sociale et les maintient dans un état de subordination. Basil Bernstein avance donc un lien entre variété du langage et stratification sociale. Son opposition entre les codes restreints et les codes élaborés, ainsi que leurs rapports respectifs au pouvoir, fait écho à l’idéologie radicale de la London Corresponding Society. En même temps, la théorie de Basil Bernstein est fortement empreinte de marxisme. Class, Codes and Control développe un marxisme linguistique où la possession des moyens de production est remplacée par la possession des moyens d’expression.

The School of Eloquence reprend la thèse selon laquelle pouvoir et

éloquence sont intrinsèquement liés. Réciproquement, l’état d’inarticulacy, concept pour lequel le français n’offre guère d’équivalent satisfaisant, engendre oppression et subordination. L’histoire occupe dans cette séquence une place prépondérante. Elle incarne le discours officiel hégémonique des classes dominantes qui a tenté de passer sous silence l’expérience de la classe ouvrière. La révolution industrielle offre un contexte historique emblématique pour l’étude de la répression sociolinguistique. Le poète fait le récit d’un abus de pouvoir, d’un abus de position dominante, dans le poème au titre ironique « National Trust » :

Bottomless pits. There’s one in Castleton, and stout upholders of our law and order one day thought its depth worth wagering on and borrowed a convict hush-hush from his warder

and winched him down; and back, flayed, grey, mad, dumb. Not even a good flogging made him holler!

O gentlemen, a better way to plumb the depth of Britain’s dangling a scholar, say, here at the booming shaft at Towanroath, now National Trust, a place where they got tin, those gentlemen who silenced the men’s oath and killed the language that they swore it in. The dumb go down in history and disappear and not one gentleman’s been brought to book: Mes den hep tavas a-gollas y dyr

(Cornish) – ‘the tongueless man gets his land took’. (Selected, 121)

L’ironie du titre n’est perceptible qu’a posteriori. Pourtant, dès la première phrase, le poète joue sur le décalage entre sens figuré et sens littéral. Le

fonds britannique pour la conservation du patrimoine, souvent décrit comme un gouffre financier, gère l’exploitation de sites tels que les grottes dont on trouve de nombreux exemples dans les sous-sols calcaires aux alentours de Castleton dans la Peak District. Le ton sarcastique du poète est néanmoins suggéré d’emblée par le caractère parodique du début du poème : « Bottomless pits » est un écho rythmique exact du titre : « National Trust » (un trochée et un iambe). La distance critique initiée par cet effet stylistique est ensuite renforcée par l’utilisation d’un adjectif à connotation péjorative (« stout »), d’un verbe cognitif (« thought ») qui suggère une erreur de jugement. La proposition nominale « Bottomless pits » constitue le point de départ d’une réflexion qui procède du général vers le particulier (« There’s one in Castleton ») et revient finalement vers le général, avec le proverbe de la conclusion. L’image des gouffres aux profondeurs insondables est évoquée par les effets sonores que produit la première strophe. La répétition de la conjonction de coordination « and » de manière anaphorique crée un effet d’accumulation que renforce l’absence de césure dans cette longue phrase qui termine sa course, symboliquement, au fond du trou, avec le mot « down ». Le rythme de la phrase imite la descente aux enfers du prisonnier anonyme (« a convict »). Sa remontée semble très pénible, à l’instar de la progression difficile de la fin du dernier vers, dans lequel les monosyllabes multiplient les césures et créent une sensation de pesanteur et de malaise. Tout comme cette phrase disjointe, le prisonnier qu’ils remontent est un homme brisé. Son silence s’inscrit linguistiquement (« dumb ») et typographiquement, représenté par les espaces blancs entre les vers. Cet homme détruit, qui ne réussit même pas à prononcer un cri animal (« holler » signifiant « brailler », « beugler »), a été réduit à néant par le traitement cruel et indigne d’un groupe d’hommes représentant, ironiquement, l’autorité : « stout upholders of our law and order ». L’autorité et la respectabilité sont perverties comme semblent l’indiquer les rimes. La rime initiée au deuxième vers est en effet récurrente et relie des mots associés à l’ordre institutionnel : « order », « warder » et « scholar ». Seul « holler » se détache, dénonçant de manière très subtile le comportement déviant du groupe d’hommes qui agit dans la clandestinité symbolisée par le silence de « hush-hush », pour cacher ses méfaits.

Ces manipulations sémantiques qui poussent le lecteur à rechercher le sens dans les non-dits et les sous-entendus sont une métaphore du silence dont la classe ouvrière fut victime au cours de l’histoire, une histoire enfouie dans les profondeurs de la mémoire collective. L’histoire que le poète-chercheur (« scholar ») se propose d’exhumer est celle d’une trahison nationale (le titre est donc antiphrastique) d’une particulière violence physique (« flayed », « flogging », « holler »), psychologique (« mad », « dumb ») et linguistique (« killed the language »). Le mutisme est ici présenté comme une conséquence de l’expérience traumatique subie par le condamné. Il est aussi métaphore du sort réservé à toute une classe. Le poème procède de l’anecdote individuelle dans la première strophe vers le collectif dans la deuxième strophe. Ce mouvement est marqué par le passage de la troisième personne du singulier à la troisième personne du pluriel. The Making of the English Working Class est présent en intertexte dans ce poème qui reprend non seulement une anecdote relatée par E. P.

Thompson mais qui le glose : « The dumb go down in history and disappear » est une réécriture de « The inarticulate, by definition, leave few records of their thoughts. » De manière symbolique, le poète transcrit le style soutenu du sociologue dans un idiome beaucoup plus concret, plus brutal aussi. L’anecdote du gouffre de Castleton, puis la reprise de cette image (« go down »), permettent au poète de transformer un concept, la théorie du déficit linguistique, en une image concrète et ainsi plus frappante pour l’imaginaire du lecteur. En même temps, il inscrit dans la texture langagière du poème l’extinction des voix populaires. Le proverbe de Cornouailles dans un dialecte quasiment disparu de nos jours doit être traduit en anglais pour pouvoir continuer d’exister. Symboliquement, cette phrase qui ne peut désormais signifier que dans la langue de l’oppresseur, rime, du moins visuellement, avec le verbe « disappear ».

Pourtant, l’acte de citer est en soi une façon de sortir ce langage de l’oubli. Le poète lui redonne une existence, même si sa marginalité est dénotée par les italiques. Le sonnet permet au dialecte de résonner, d’être dit et entendu. Les guillemets dans le dernier vers opposent la langue orale, populaire, à la langue écrite de l’élite et du pouvoir. Le dernier vers est d’ailleurs mis en parallèle avec le mot « book », grâce à la rime « book » / « took ». En outre, le style du poème dans son ensemble donne l’illusion de l’oralité. La syntaxe disjointe, la reprise d’un élément antéposé au premier vers, le vocabulaire familier (« hush-hush », « booming », « flogging », « holler »), les contractions verbales (« ’s »), le « say » du neuvième vers ou encore la ponctuation (exclamation, tiret) : tous ces effets contribuent à créer une impression de familiarité entre poète et lecteur. Ce dernier est de fait placé dans la position d’un auditeur, tandis que Tony Harrison joue le rôle d’un porte-parole pour les opprimés réduits au silence par une classe hégémonique qui a imposé son langage et donc sa version de l’histoire.

L’utilisation d’un titre à double sens attire l’attention du lecteur sur le dialogue que le poète instaure entre le péritexte et le corps du sonnet. Le poème est mis en scène, livré au regard du lecteur chargé de contempler la révision ironique d’une forme canonique de la poésie anglaise. Le sonnet, traditionnellement composé de quatorze vers, subit une transformation radicale dans The School of Eloquence. Tony Harrison ne se contente pas d’emprunter son nombre de vers atypique, seize, à un autre ironiste, George Meredith ; il entame une dislocation interne de la forme. La notion de strophe, pourtant fondamentale en poésie, semble s’étioler. Typographiquement, « National Trust » présente deux blocs principaux complétés par des vers épars (5-1-6-2-1-1). Cet effet d’anarchie visuelle met en relief la prégnance des blancs typographiques qui, à l’instar des silences en musique, font partie intégrante de la partition. Or, c’est dans ces silences que le poète trouve un locus poétique pour éroder le discours hégémonique, historique ou poétique : il fait entrer des voix marginales, sub-poétiques, dans le sonnet et le canon va peu à peu se retourner contre lui-même.

Dans « Working », le poète retravaille la dialectique entre langage et pouvoir. Il exploite de nouveau une anecdote extraite de The Making of the

prisonnier, la victime est une jeune fille, Patience Kershaw, dont le témoignage fut consigné par la Children’s Employment Commission de 1842 (cf. Thompson, 334-5). Tony Harrison modifie son âge qu’il fait passer de dix-sept à quatorze ans pour davantage faire ressortir sa vulnérabilité.

Among stooped getters, grimy, knacker-bare, head down thrusting a 3 cwt corf

turned your crown bald, your golden hair chafed fluffy first and then scuffed off,

chick’s back, then eggshell, that sunless white. You strike sparks and plenty but can’t see.

You’ve been underneath too long to stand the light. You’re lost in this sonnet for the bourgeoisie. Patience Kershaw, bald hurryer, fourteen, this wordshift and inwit’s a load of crap for dumping on a slagheap, I mean

th’art nobbut summat as wants raking up.

I stare into the fire. Your skinned skull shines. I close my eyes. That makes a dark like mines. Wherever hardship held its tongue the job ’s breaking the silence of the worked-out-gob.

Note. ‘Gob’: an old Northern coal-mining word for the space left after

the coal has been extracted. Also, of course, the mouth, and speech.

(Selected, 124)

L’ironie de « National Trust » est ici remplacée par l’intensité de l’émotion. Le poème n’est pas adressé au lecteur mais à la jeune fille. La relation interpersonnelle entre « I » et « you » crée une impression d’intimité au sein de laquelle le lecteur ne peut qu’éprouver de l’empathie sous peine de se sentir voyeur. Pourtant, même son empathie est vouée au malaise. La pénibilité du travail décrit est évoquée par les sonorités discordantes du poème. Dès le premier vers, les consonnes gutturales [k] et [g] renforcent l’atmosphère de misère et de dénuement véhiculée par le lexique, qu’il s’agisse des adjectifs (« grimy », « bald ») ou des formes négatives (« scuffed off », « sunless »). L’effet d’accumulation et le spondée du premier vers (« stooped getters ») créent une impression de pesanteur qui contraste avec la fragilité de la jeune fille associée à un poussin puis à une coquille d’œuf. Cette régression vers un état quasi fœtal s’oppose à son vieillissement prématuré. La contradiction est synthétisée dans l’oxymore « knacker-bare » qui place côte à côte la décrépitude et la nudité du nouveau-né. Les rimes renforcent ces paradoxes, opposant mort et beauté (« knacker-bare » / « golden hair »), la lumière et son absence (« sunless white » / « stand the light »). Le portrait de la jeune fille est d’autant plus pathétique qu’il s’inscrit dans un contexte de prospérité économique : « You strike sparks and plenty. » Le poème met en parallèle l’exploitation minière et l’exploitation de la main d’œuvre ouvrière. Pourtant, l’ironie de cette situation échappe à la jeune fille, inconsciente des réalités sociales et de la

lutte des classes. Bien que les faits soient devant elle, elle ne voit pas (« You [ ...] can’t see. ») Il n’y a que le poète pour exploiter à son tour les métaphores et établir des parallèles entre images concrètes et intellectuelles. Son rôle n’est pas seulement d’être leur porte-parole mais de les délivrer des chaînes qui leur sont parfois invisibles : « Wherever hardship held its tongue the job / ’s breaking the silence of the worked-out-gob. » Cette déclaration finale a valeur de devise poétique. Ainsi, le titre peut se relire comme annonçant une définition du rôle du poète. Il envisage sa poésie comme un travail (« job », « working ») dans la tradition des ouvriers d’antan. Tout au long du poème, il file la métaphore minière : il crée le terme « wordshift » et joue sur la polysémie de « gob », se plaçant ainsi à la croisée de la tradition minière et du Yorkshire populaire contemporain.

Le sonnet permet une synthèse entre théorie (idéologie) et pratique (écriture poétique) offerte comme une alternative à la destinée implacable de la jeune fille. L’acte de récupération imaginaire du poète se transforme en affirmation d’une solidarité transhistorique : « The wounds that heal in time are also the wounds that contain the poison. Against this surrender to time, the restoration of remembrance to its rights, as a vehicle of liberation, is one of the noble tasks of thought. »74 La commémoration passe par l’écriture du poème et son langage. L’utilisation du jargon minier (« corf », « getters », « hurryer », « slagheap »), les chiffres et les abréviations de mesures rendent la lecture difficile. Le lecteur est ainsi de facto mis en situation d’intrus, identifié à la « bourgeoisie » pour qui le mot « gob » ne sera pas nécessairement transparent, d’où la présence d’une note de bas de page. Pourtant, le poète reconnaît avec amertume l’imposture de cette esthétique, dans la deuxième strophe. La vulgarité du vocabulaire jure parmi les métaphores élaborées qui l’entourent. De même, le dialecte en italiques est un discours rapporté. Il sonne faux dans la bouche du poète qui ne doit son expérience de la souffrance et de la mine qu’à ses lectures, celle de E. P. Thompson en particulier, et à son imagination, assis confortablement au coin d’un feu : « I stare into the fire. Your skinned skull shines. / I close my eyes. That makes a dark like mines. » Ironiquement, le poète est lui aussi un bourgeois qui joue avec les mots, avec les subtilités du langage. Sa démonstration d’éloquence semble trahir la réalité de l’oppression linguistique dont fut victime la classe ouvrière. Il lui faut donc trouver un autre mode d’expression, plus authentique, qui ne se substitue pas à cette expérience. Il lui faut créer une poésie paradoxale qui rende les silences éloquents.

« Cremation » réussit la délicate mission de décrire une scène sans parole. Toute l’expression passe par les gestes routiniers et le non dit, devenu mode de (non ?) communication :

So when she hears him clearing his throat every few seconds she’s aware what he’s raking ’s death off his mind; the next attack. The threat of his dying has her own hands shaking.

The mangle brought it on. Taking it to bits. She didn’t need it now he’d done with pits. A grip from behind that seems to mean don’t go tightens through bicep till the fingers touch. His, his dad and his dad’s lifetime down below crammed into one huge nightshift, and too much. He keeps back death the way he keeps back phlegm in company, curled on his tongue. Once left alone with the last coal fire in the smokeless zone, he hawls his cold gobful at the brightest flame, too practised, too contemptuous to miss.

Behind the door she hears the hot coals hiss.(Selected, 125) Le début en medias res crée d’emblée un manque informationnel. La continuité logique impliquée par l’adverbe « so » est remplacée par la disjonction syntaxique. Le lecteur reste perplexe face aux pronoms personnels dont il ignore les référents. Cet homme et cette femme qui luttent contre la mort en silence sont simplement présentés comme des avatars des victimes de la révolution industrielle. Leur mutisme est implicitement lié à leur exploitation sociale. Enfermés chacun dans leurs pensées, ils ne sont pourtant pas indifférents l’un à l’autre. La femme interprète le moindre raclement de gorge auquel elle répond par son propre tremblement. Les signes physiques se métamorphosent en signaux d’une communication non verbale. La réticence linguistique se double d’une retenue corporelle. Pourtant, celle-ci n’est pas une paralysie. La réticence est active, comme le prouve la répétition du verbe « keep back ». Elle est intentionnelle, symptôme de fierté et de pudeur à la fois. Le poète représente ici avec