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La première ouverture du bassin (XIX e siècle)

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Chapitre III : L’évolution des politiques de développement régional

III.1.1. La première ouverture du bassin (XIX e siècle)

À partir du milieu du XIXe siècle, la recherche de nouveaux débouchés pour l’écoulement des marchandises industrielles se traduit par une agression européenne sur le territoire chinois, ce qui va accélérer l’effondrement de l’empire Qing et provoquer son ouverture forcée. Ce coup fatal a porté en premier lieu sur les villes situées à proximité du point d’arrivée des flottes étrangères et sur les régions possédant un accès privilégié vers l’océan. À la suite de la Chine littorale, où se trouvent les ports maritimes stratégiques pour la conquête européenne du marché chinois, les villes portuaires yangziennes deviennent les cibles principales de cette ouverture qui s’appuie sur la navigabilité du cours principal du Yangzi.

Durant la deuxième moitié du XIXe siècle, à travers des guerres et des « traités inégaux »288, la première ouverture sur le monde extérieur du bassin du Yangzi, menée sous l’égide des Britanniques, qui y ont basé leur zone d’influence (shili fangwei), inaugure une ère de modernisation du bassin. La plupart des villes yangziennes, notamment 15 villes portuaires (Shanghai, Jiujiang, Zhenjiang, Hankou, Wuhu, Chongqing, Suzhou, Hangzhou, Shashi, Yuezhou (aujourd’hui Yueyang), Nankin, Wuchang, Anqing, Wanxian et Changsha289) ont été ouvertes progressivement au commerce et aux échanges internationaux (cf. tableau 9 et carte 20), ce qui leur a permis d’entrer dans une phase d’industrialisation et d’urbanisation.

288 Après une série de guerres entre l’empire Qing et les puissances étrangères : la première guerre de l’Opium (1840-1842), la deuxième guerre de l’Opium (1856-1860), la guerre franco-chinoise (1883-1885), la guerre sino-japonaise (1894-1895) et la guerre de la Chine contre l’Alliance des huit nations (1900-1901), plusieurs « traités inégaux » imposés au régime impérial ont été signés : traité de Nankin (1842), traité de Tianjin (1858), traité de Yantai (1876), traité de Shimonoseki (1895) et traité de Mackay (1902). Ces différents « traités inégaux » sont principalement régis par trois objectifs bénéficiant aux Occidentaux et aux Japonais : 1) l’autorisation de l’implantation des usines et banques dans les villes ouvertes ; 2) les étrangers pourront voyager dans les régions intérieures de la Chine afin de commercer, envoyer des missionnaires ou tout autre but ; 3) les flottes étrangères (même militaires) pourront naviguer sans contrôle sur le cours principal du Yangzi. Source : FEI Chengkang, Zhongguo zujieshi [L’histoire des concessions étrangères en Chine], Shanghai, Shanghai kexue chubanshe, 1991, p. 90 ;

289 Les 15 villes citées le sont selon un ordre qui suit la chronologie de leur année d’ouverture : Shanghai (1843), Jiujiang (1861), Zhenjiang (1861), Hankou (1861), Wuhu (1876), Chongqing (1890), Suzhou (1895), Hangzhou (1895), Shashi (1896), Wusong (1898, port appartenant aujourd’hui à Shanghai), Yueyang (1898), Nankin (1899), Wuchang (1900), Anqing (1902), Wanxian (1902), Changsha (1904), Xiaguan (1905) et Pukou (1912) (ce deux derniers ports appartenant aujourd’hui à Nankin).

162 Tableau 9 : L’ouverture des ports au commerce extérieur, l’implantation des concessions étrangères et l’édification de douanes dans les

principales villes yangziennes de 1840 à 1912

d’ouverture Traités inégaux Pays concernés Pays concernés

Année

signé en 1858 Royaume-Uni Royaume-Uni 1861 Zhenjiang 1864 Nankin 1899 Traité de Tianjin

* Comptoir (tongshangchang) : il s’agit de la création d’un marché local pour nourrir les échanges commerciaux avec l’extérieur.

163 Région

Ports et villes ouverts Concessions étrangères Douanes

Remarques Ville Année

d’ouverture Traités inégaux Pays concernés Pays concernés

Année

signé en 1842 Royaume-Uni Zhehai 1844 Quartier résidentiel étranger

(britannique, américain et français).

signé en 1876 Royaume-Uni Wuhu 1877 Comptoir.

Anqing 1902

Jiangxi Jiujiang 1861 Traité de Tianjin,

1858 Royaume-Uni Royaume-Uni 1861 Jiujiang 1861

Hubei

164 Région

Ports et villes ouverts Concessions étrangères Douanes

Remarques Ville Année

d’ouverture Traités inégaux Pays concernés Pays concernés Année de

création Nom Année de

signé en 1902 Royaume-Uni Changsha 1904 Comptoir.

Xiangtan 1905

signé en 1902 Royaume-Uni Wanxian 1923

Non ouvert à cause d’un problème d’octroi intérieur (lijin).

Total 24 14 16

Sources : FEI Chengkang, Zhongguo zujieshi [L’histoire des concessions étrangères en Chine], Shanghai, Shanghai kexue chubanshe, 1991, pp. 427-457 ; LIU Yizheng, Zhongguo wenhua [La culture chinoise], tome 2, Nankin, Nanjing zhongshan shuju, 1935, pp. 500-508 ; ZHANG Hongxiang, Zhongguo jindai de ganggou he zujie [Les ports et les concessions étrangères de la Chine contemporaine],

Tianjin, Tianjin renmin chubanshe, 1993, pp. 321-329.

Jusqu’en 1902, le long du Yangzi, neuf ports (Shanghai, Zhenjiang, Nankin, Wuhu, Jiujiang, Hankou, Shashi, Yichang et Chongqing) ont été ouverts conformément aux « traités inégaux » ; trois ports (Wusong, Yuezhou et Wuchang) ont été créés volontairement par le gouvernement Qing. Au sein des six principaux ports fluviaux (Shanghai, Zhenjiang, Hankou, Jiujiang, Wuhu et Chongqing), onze concessions étrangères ont été instituées par le Royaume-Uni, les États-Unis, la France, l’Allemagne, la Russie et le Japon.

165

166 Suite à l’ouverture du bassin du Yangzi, l’économie capitaliste, le mode de pensée et de vie moderne venus de l’extérieur sont largement diffusés, portés par les activités des missionnaires et des commerçants occidentaux. Une hybridation économique, politique et culturelle se manifeste vivement dans les villes riveraines le long du Yangzi. Notamment, dans les concessions étrangères290 (zujie) et les comptoirs locaux291 (tongshangchang), implantés dans les ports à l’emplacement stratégique comme Shanghai, Wuhan et Chongqing, les nouveaux modes de gestion du système législatif, politique, urbain améliorent le niveau de vie des riverains yangziens. L’urbanisation, l’industrialisation, la commercialisation et la modernisation imprègnent très en profondeur ces villes portuaires, ce qui permet à la vallée du Yangzi de devenir la première région chinoise en matière d’accueil des capitaux étrangers et des investissements industriels292. Grâce au cours principal du Yangzi, lequel facilite la remontée des étrangers vers les régions intérieures, pendant la deuxième moitié du XIXe siècle, les villes portuaires yangziennes constituent un axe d’investissement très attractif pour les investisseurs étrangers en Chine. Entre 1840 et 1894, hormis les banques et les chantiers navals, les Occidentaux ont implanté au total 104 entreprises industrielles dans le bassin, dont 89 localisées dans la ville de Shanghai293. À la veille de la Première Guerre mondiale, l’ensemble des capitaux étrangers destinés au bassin du Yangzi a dépassé un milliard de dollars294.

Néanmoins cette ouverture brusquée du bassin du Yangzi sur le monde extérieur durant l’époque moderne chinoise295 a été épineuse, elle a provoqué de violents antagonismes au sein de la société chinoise, avec le heurt de modes de pensée et de production très contrastés :

290 Dans le bassin du Yangzi, six villes ont été occupées au titre de concessions. Shanghai comprend trois concessions : l’une américaine, l’une anglaise et l’une française. Les deux premières, fondues ensemble et sous la même administration, constituent la concession internationale ; la concession française reste à part. Zhenjiang et Jiujiang relèvent du Royaume-Uni. Wuhan est sous l’administration à la fois du Royaume-Uni, de l’Allemagne, de la France, de la Russie et du Japon. Shashi et Chongqing sont occupées par les Japonais. Source : FEI Chengkang, Zhongguo zujieshi [L’histoire des concessions étrangères en Chine], Shanghai, Shanghai kexue chubanshe, 1991, pp. 427-457.

291 Il existe quatre comptoirs dans le bassin du Yangzi : Suzhou et Hangzhou gérés par les Japonais, et Wuhu et Changsha sous contrôle des Anglais.

292 Les capitaux étrangers sont en général investis dans le domaine de l’exploitation minière, de l’industrie mécanique, de l’industrie navale, de l’énergie hydroélectrique, de la filature mécanique, du traitement des denrées et surtout des ateliers de traitement des produits d’exportation. À titre d’exemple, en vue d’y implanter leurs vaisseaux de commerce et de dominer le marché de la navigation maritime et fluviale en Chine, les Britanniques ont créé la société Boyd et Farnham à Shanghai au début des années 1860. Source : ZHANG Zhongli et XIONG Yuezhi, op. cit., p. 74.

293 XIA Guozheng, 21 shiji changjiang zhongyou fazhen de tupokou [Le débouché pour le développement du moyen Yangzi au XXIe siècle], Wuhan, Wuhan daxue chubanshe, 1998, p. 22.

294 ZHANG Zhongli et XIONG Yuezhi, op. cit., p. 58.

295 La détermination de la période de la Chine moderne varie selon les différents chercheurs. En Chine, à partir des années 1980, le courant principal de la recherche sur l’histoire chinoise considère que cette période débute en 1840 suite au lancement de la première guerre de l’Opium (en janvier 1840) et se termine en 1949 avec la fondation de la République populaire de Chine.

167 démocratie et république versus despotisme et souveraineté, modernisation versus conservatisme et tradition, confucianisme versus occidentalisation, industrialisation et mécanisation versus production labourée et manuelle organisée de façon familiale et autarcique. La prise de conscience de l’ouverture et de la modernisation ainsi que leur acceptation se sont faites tardivement. Stimulées par les activités économiques étrangères dans le bassin, à partir des années 1860, l’empire Qing décide de participer volontairement au commerce international 296 . Au nom d’une stratégie politique patriotique d’« auto-renforcement » (ziqiang)297, des entreprises militaires et civiles sont créées. Cet effort se poursuit après la Première Guerre mondiale, ainsi par le biais d’un processus d’occidentalisation progressive et de transfert des techniques, les entreprises à capitaux nationaux patriotes à titre privé298 sont en plein essor, ce qui inaugure l’époque dite de l’« âge d’or du capitalisme chinois » 299 des années 1911-1937.

Dans les villes portuaires yangziennes, grâce à ces activités économiques florissantes, il est possible de discerner derrière les bouleversements et les chaos sociaux en profondeur, des effets bénéfiques à l’échelle du bassin : au plan du développement, l’industrialisation et l’urbanisation centrées sur la vallée du Yangzi, et notamment ses régions deltaïques, y ont dessiné le visage d’une nouvelle Chine tendant à se dégager d’un despotisme oriental marqué par un monde agricole fermé sur lui-même et s’engageant dorénavant sur le chemin de la modernité300. Au plan politique, cette ouverture constitue un catalyseur qui accélère l’effondrement du régime impérial et offre un terreau favorable aux aspirations à la démocratie et à la république. Au plan économique, à travers le dynamisme des investissements étrangers et des capitaux chinois patriotes, cette ouverture oriente les marchés

296 HSU Immanuel C.Y., The Rise of Modern China, 6ème édition, Oxford, Oxford University Press, 1999, p. 326.

297 Au moment où les capitaux étrangers commencent à pénétrer le marché chinois, à partir de 1860, le gouvernement Qing affecte une importante partie du produit des recettes douanières en faveur de l’instauration des industries militaires et civiles chinoises. Ce mouvement dit « des affaires à l’occidentale » (yangwu yundong) dure de 1861 à 1894 et vise à établir la modernisation impériale. Fondamentalement, il se traduit par une action d’industrialisation dans certaines régions en permettant le développement de nouvelles branches d’activités, telles que les transports maritimes, les télégraphes et les banques modernes. Source : BERGERE Marie-Claire, op. cit, 2007, pp. 68-83.

298 Les entreprises à capitaux nationaux patriotes s’orientent vers les industries légères (la filature de coton, la meunerie et les huileries). Leur expansion se traduit par la multiplication de petite entreprises à faible capitalisation n’employant le plus souvent que quelques dizaines d’ouvriers : bonneteries, savonneries, verreries, fabriques de tapis, de machines à coudre, brasseries, etc. Source : Ibid., pp. 97-104.

299 BERGERE Marie-Claire, L’âge d’or de la bourgeoisie chinoise 1911-1937, Paris, Flammarion, 1986, 352 pages.

300 Hua Min, Changjiang bian de Zhongguo : Da Shanghai guoji dushiquan jianshe yu guojia fazhan zhanlue [Le Yangzi et la Chine : la métropolisation de Shanghai et les stratégies de développement chinoises], Shanghai, Xuelin chubanshe, 2003, pp. 3-5.

168 yangziens, notamment ceux des régions deltaïques, vers une intégration progressive dans le système économique mondial301.

Cette première ouverture va provoquer, au XXe siècle, au niveau de l’organisation spatiale du bassin du Yangzi de profonds bouleversements : 1) une opposition spatiale entre les régions littorales et continentales fait apparaître désormais dans le territoire yangzien des inégalités socio-économiques. Elle conduit à une disposition déséquilibrée de la vallée, dont le centre est sur la côte302. 2) cette première ouverture qui touche profondément les secteurs industriels, financiers et politiques, remet en cause tous les fondements de la société. Les villes riveraines yangziennes sont ainsi devenues un instrument efficace pour résoudre les problèmes d’organisation territoriale : l’industrialisation, l’urbanisation et la commercialisation suivent l’axe du cours principal du Yangzi, avec pour point de départ Shanghai, ces processus vont atteindre tous les ports le long du fleuve depuis le littoral jusqu’à l’ouest.

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