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A la lecture des rapports, la pratique des recommandations n’apparaît pas homogène d’un broker à l’autre. Deux points sont à relever en particulier :

-le nombre de positions possibles : on trouve des brokers qui admettent 3 positions (du type Buy, Hold, Sell ou Overweight, Equal Weight, Underweight), d’autres 4 positions (du type Selected List, Outperform, Underperform, Sell ou Strong Buy, Buy, Hold, Sell), d’autres 5 (du type Buy, Add, Hold, Reduce, Sell). Morgan Stanley se distingue avec 4 positions (Overweight, Equal Weight, Underweight, More Volatile) dont une (More Volatile) n’est pas vraiment une recommandation. Le nombre de positions possibles est mentionné explicitement dans 780 rapports (soit 64,6% du total) ; il ne l’est pas, en particulier, dans ceux d’Exane et de

185 la Société Générale. 431 rapports (soit 35,7% du total) mentionnent 3 positions ; c’est le cas notamment des rapports de BNP Paribas, Citigroup, Merrill Lynch et Crédit Suisse. 202 rapports (soit 16,7% du total) mentionnent 4 positions ; c’est le cas de ceux d’Oddo et de Cheuvreux. Enfin 147 rapports (soit 12,2% du total) utilisent 5 positions ; c’est le cas de ceux d’UBS qui, même s’ils mentionnent 3 positions avec une modulation en fonction de la volatilité, utilisent dans les faits des recommandations du type « Achat Fort » ou « Vente Forte ».

Notons par ailleurs que nous trouvons des rapports ne comportant pas de recommandation explicite : à de très rares exceptions près, il s’agit uniquement des 42 rapports de Natexis qui donnent une « juste valeur » que nous avons considérée comme un objectif de cours, mais pas de recommandation clairement affichée, même si dans le corps du texte du rapport on trouve (pas toujours) des formulations du type « nous avons une vue positive » ou « nous conservons une vue neutre ».

-la caractérisation de la recommandation comme relative au secteur (« stock vs. sector ») ou relative à l’ensemble des valeurs couvertes par l’analyste (« stock vs. analyst coverage universe »), ce qui revient au même dans la pratique, les analystes sell-side étant tous spécialisés sur un secteur ou sous-secteur78. Les rapports d’Oddo se distinguent avec 3 recommandations : « stock vs. market » (sur l’action relativement au marché dans son ensemble), « stock vs. sector » et « sector vs. market ». Nous avons constaté dans ces cas que lorsqu’un de ces rapports mentionne et argumente un changement de recommandation (et qu’il est perçu comme marquant un changement de recommandation), c’est de la recommandation sur le titre relativement au secteur qu’il s’agit : même dans le cas d’Oddo où on trouve aussi une recommandation sur le titre relativement au marché (et dans ce cas effectivement une baisse du cours après une recommandation à l’Achat prouve bien une mauvaise recommandation), les changements de recommandation mentionnés comme tels sont bien ceux qui portent sur les recommandations relatives au secteur.

Cette caractérisation est assez fréquente et revient à dire, par exemple, qu’une valeur qui est recommandée à l’Achat ne l’est que relativement aux autres valeurs de son secteur. Cela signifie, par exemple, que quand une valeur recommandée à l’Achat baisse dans la période qui suit, cela n’implique pas du tout (comme on le lit et l’entend souvent dans les

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Il faut mettre à part le cas des analystes spécialisés sur les valeurs petites et moyennes, qui peuvent couvrir des valeurs de secteurs très différents, mais dont le seul point commun est une capitalisation boursière inférieure à un certain seuil. C’est le cas, par exemple, de l’analyste de Citigroup que nous avons interviewé.

186 médias financiers) que l’analyste a fait une mauvaise recommandation : si celle-ci, comme c’est souvent le cas, était relative au secteur, il ne s’est trompé que si la valeur en question baisse plus que ses comparables (valeurs cotées du même secteur), ce qu’on peut vérifier en pratique en comparant l’évolution du cours de l’action à celui d’un indice sectoriel dont elle fait partie.

581 rapports (soit 48,1% du total) précisent explicitement que la recommandation qu’ils mettent en avant est relative au secteur ou à l’univers de couverture de l’analyste. C’est le cas notamment des rapports d’Exane, Oddo, BNP Paribas, Citigroup, Crédit Suisse, Morgan Stanley, Goldman Sachs et Lehman79. Nous trouvons donc pratiquant ce type de recommandation 4 grandes banques américaines dont 3 banques d’investissement dominantes, ainsi qu’Exane qui est, sur nos 3 années étudiées, constamment classé meilleur broker sur les valeurs françaises dans le classement de l’Agefi. Le pratique de la recommandation relativement au secteur, si elle ne représente pas tout à fait la majorité absolue de l’échantillon, apparaît en tout cas comme dominante en termes de légitimité, puisque pratiquée par des acteurs particulièrement influents et/ou légitimes. Si un constat peut être dégagé de l’examen des formes de recommandation, c’est bien celui-là, qui transcende d’une certaine façon la diversité existant en termes de nombre de positions.

Cela s’explique assez simplement par les pratiques des gérants auxquels ces rapports sont adressés en priorité : la plupart d’entre eux, en effet, et en tout cas les acteurs les plus importants parmi eux, ont adopté un style de gestion benchmarké, ce qui signifie que leur portefeuille est géré par rapport à un indice de référence. Concrètement, les titres qu’ils détiennent sont les titres inclus dans cet indice, et le poids relatif de chaque titre dans leur portefeuille ne doit s’écarter que dans une mesure assez modérée du poids de la valeur dans l’indice80. Cela implique que les analystes ne leur donnent pas de recommandation d’ « Achat » ou de « Vente » mais de « Sur-pondération » ou « Sous-pondération ». Ces recommandations peuvent être formulées au niveau d’un secteur (on peut décider de surpondérer ou sous-pondérer les valeurs d’un secteur donné dans un benchmark

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Par ailleurs les recommandations d’UBS (81 rapports) sont données relativement à un rendement normal défini comme suit : « the one-year local interest rate plus 5% (an approximation of the equity risk premium) ».

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Quand il ne s’en écarte pas du tout, la pratique de gestion correspondante est qualifiée d’indicielle, puisqu’il s’agit simplement de répliquer un indice. Les gérants qui la pratiquent n’ont pas besoin de recourir à des analystes, puisque la composition de leur portefeuille suit rigoureusement celle d’un indice de référence.

187 multisectoriel), et, quand elles sont formulées au niveau d’un titre pris isolément, elles concerneront le poids qu’il faut donner à ce titre parmi les valeurs de son secteur, ce qui explique que, dans un rapport consacré à un titre, ce soit la recommandation « stock vs. sector » qui soit mise en avant. Dans un même rapport sur un même titre à un même moment, on peut donc parfaitement trouver une recommandation « Achat » (Surpondérer) sur le titre relativement au secteur, et une recommandation « Vente » (Sous-pondérer) sur le secteur relativement au marché. Cela signifie simplement que l’analyste pense que le titre devrait surperformer ses concurrents directs, et en même temps que les titres du secteur devraient sous-performer le marché dans son ensemble, deux propositions parfaitement compatibles. Nous constatons simplement ici l’adaptation des analystes aux pratiques de leurs clients, un point largement documenté par Chambost (2008) qui a parlé à ce sujet d’ « encastrement institutionnel », une réalité que Tétreau (2005) a illustrée non sans humour81.

Un des analystes que nous avons interviewés s’est exprimé sur le statut des rapports (nous utilisons dans l’entretien le terme de « note »). Il les présente clairement comme des supports de relation client, dont les éléments doivent pouvoir être sollicités précisément en fonction des attentes des différents types de clients. La question des rapports vient à un moment de l’échange où il est question de la diversité de ces attentes.

A-T1 : « vous avez pas du tout le même service pour un long only que pour un hedge fund event driven, vous avez pas le même service pour un spécialisé que pour un long only global monde, enfin c’est totalement différent, ça, après, c’est une segmentation interne que vous faites par profil de client et là qui est totalement différente. »

Q – D’accord parce qu’effectivement comme il y a des attentes différentes néanmoins vous communiquez, enfin, il y a des éléments homogènes. Par exemple les notes que vous faites c’est les mêmes pour tout le monde mais après la différenciation elle se fait plus sur les autres éléments de service, sur les relations directes que vous avez etc. quoi

A-T1 : « Voilà, bien sûr. Il faut savoir que les notes qu’on fait c’est juste des supports, c’est vraiment que des supports. Une note non marketée c’est une note qui ne sert à rien. Donc à partir de là, dans une note, quand j’écris une note je pense au buy-side spécialisé, je pense au buy-side généraliste, je pense au gérant spécialisé, je pense au gérant généraliste, c’est un fourre-tout ; maintenant au spécialiste eh bien il y aura qu’une partie du papier sur

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laquelle on va rester et sur le généraliste on va regarder peut-être que la synthèse générale donc c’est un document fourre-tout… Par contre marketé ça change tout vous passez de 1 à 5 parce que c’est là où vous mettez l’accent sur les choses importantes, c’est là où vous mettez ça en perspective, c’est là où vous jouez l’événement etc. »

Le rapport ne constitue pour l’analyste qu’un support : dans ses relations avec les clients internes (vendeurs de la société de courtage) ou externes (analystes buy-side, gérants), un analyste décline son argumentaire oralement et sous une forme qui peut être simplifiée ou modulée en fonction des attentes de ses interlocuteurs. Il n’en demeure pas moins que l’étude de la production des analystes, si elle doit prendre un caractère systématique, doit selon nous se baser sur leurs rapports : ceux-ci, de par leur formalisme même, se prêtent à cette étude et incluent toutes les composantes des messages que délivrent les analystes. Or les constats que nous avons pu faire sur notre échantillon de rapports confirment bien leur caractère de support de la relation entre analystes et buy-side ou gérants : la domination des brokers les plus légitimes aux yeux des gérants, légitimité assez bien mesurée par ailleurs par le classement de l’Agefi, se retrouve lorsqu’on part d’une typologie des brokers mais aussi d’une typologie des rapports. Surtout, un examen des pratiques de recommandation fait ressortir que la pratique la plus légitime en la matière est directement ajustée aux besoins du mode de gestion d’actifs dominant. Le contenu des rapports, en somme, semble bien influencé à plusieurs niveaux par les attentes des professionnels de la gestion d’actifs. Ce point, qui pourrait paraître trivial (après tout, quoi d’étonnant à ce que des documents s’adaptent aux attentes de leurs destinataires ?) ne l’est pas lorsqu’on se penche sur la littérature sur les analystes en finance et comptabilité financière ; une grande partie de celle-ci, en effet, n’a de cesse de montrer que les analystes ne répondent pas aux attentes des investisseurs, comme nous allons le voir.

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Chapitre 2 : La littérature sur les analystes ou le