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Chapitre 1 : La valorisation fondamentale dans les médias

1. Une approche des médias financiers

Le développement des agences de presse, qui jouent un rôle crucial dans la qualification de l’information, est historiquement lié à leur capacité à transmettre les cours de Bourse et plus largement l’information financière (Boyd-Barrett & Palmer, 1981, p. 343-381). On sait que la localisation du siège de l’AFP face au Palais Brongniart n’est nullement le fait du hasard : la diffusion la plus rapide possible des cours de Bourse a été le premier marché de l’agence Havas qui fut, au XIXème siècle, la première agence de presse moderne, et cette agence s’installa logiquement face à l’endroit où ils étaient produits ; nationalisée, elle devint l’Agence France Presse, et l’immeuble fut reconstruit, mais au même endroit. L’agence Reuter, lors de sa création à Londres en 1851, s’installa tout aussi délibérément le plus près possible du Stock Exchange. Bien plus tard, le développement rapide de Reuters dans les années 70 et 80 du XXème siècle ainsi que la création et le succès de Bloomberg à la même époque s’expliquent par leur capacité à diffuser les cours à la fois plus rapidement et à une plus grande échelle, instrumentant ainsi la mondialisation de la finance, mais aussi par leur capacité à diffuser les commentaires porteurs de cadres interprétatifs, en particulier ceux des analystes.

La presse économique et financière, avec ses titres à diffusion internationale (Financial Times, Wall Street Journal, The Economist…) ou nationale (Les Echos, La Tribune, L’Agefi…) a ceci de particulier qu’elle constitue la seule référence normative commune accessible à tous les types d’investisseurs, des petits porteurs aux gérants de fonds internationaux, comme à tous les types de décideurs économiques non investisseurs. Quelques recherches ont documenté son impact sur le comportement des investisseurs : Robert Shiller y consacre le Chapitre V d’ « Irrational exuberance » (Shiller, 2005) et on peut aussi se référer à un intéressant papier de recherche de Nguyen Dang (2007). Ce dernier, utilisant la base LexisNexis, a construit un indice mesurant la couverture médiatique des PDG de sociétés

62 cotées ; cet indice lui permet de montrer que les sociétés dont les PDG sont fortement médiatisés sont survalorisées en Bourse (en termes de Q de Tobin, et en termes de performance relative des portefeuilles composés de titres de sociétés de ce type). Citons aussi Tetlock (2007) qui a documenté la relation existant entre la tonalité (plus ou moins pessimiste ou optimiste) des articles éditoriaux du Wall Street Journal et l’évolution d’ensemble des cours et des volumes échangés.

L’impact des médias financiers sur les décideurs économiques non investisseurs n’a pas été aussi directement étudié ; on peut néanmoins supposer qu’ils jouent un rôle central auprès de ces acteurs en tant qu’instances de qualification de l’information publique. Il nous a donc paru pertinent de considérer qu’ils peuvent jouer ce rôle dans le cas particulier de l’expression publique de la valeur fondamentale.

Par ailleurs, une observation un peu plus détaillée des médias économiques conduit à en distinguer deux catégories :

-les médias d’information économique au sens strict du terme, comprenant avant tout les grands titres déjà cités. Ces journaux, dont le Financial Times ou Les Echos constituent des cas paradigmatiques, appliquent à l’information économique et financière une politique rédactionnelle fondée sur un idéal de neutralité et d’expertise censée séparer information et commentaire.

-les médias de conseil financier et patrimonial : il s’agit de titres dont la vocation principale est de conseiller leurs lecteurs, qui sont supposés disposer d’une épargne significative ou d’un patrimoine important, dans leurs décisions de placement et d’arbitrage.

La distinction se voit bien, par exemple, dans le cas des actions : alors que les journalistes des Echos sont tenus de ne donner aucune recommandation explicite, ceux de l’hebdomadaire Investir, par exemple, sont tenus d’en donner. De façon typique, un article des Echos consacré à une société cotée se présentera comme un article d’analyse économique pouvant déboucher par exemple sur une qualification de la stratégie de la société ou sur des hypothèses sur ses perspectives en termes de résultats ; il ne sera pas structurellement très différent d’un article consacré à la conjoncture économique d’un pays donné, où l’on pourra trouver une qualification de sa politique économique ou des hypothèses sur ses perspectives en termes de croissance. Un article d’Investir consacré à la même société (et souvent basé sur les mêmes informations) sera organisé de façon clairement différente : les informations y sont

63 agencées pour structurer un argumentaire débouchant sur une recommandation d’acheter, vendre ou conserver le titre.

Cette distinction n’est pas parfaitement stricte, mais on peut la considérer comme opératoire : on trouve dans Les Echos des conseils de placement et d’investissement, mais dans des pages bien distinguées des articles d’information économique, et sous la forme d’articles citant des gérants, analystes ou conseillers en gestion de patrimoine, de sorte que les conseils et recommandations ne soient pas présentés comme émanant du journaliste lui-même ; Investir comprend aussi des articles d’analyse de politique économique, par exemple, mais en se situant tout de même dans la perspective de leurs conséquences prévisibles sur l’évolution des prix des actifs financiers ou d’autres objets de placement, comme les matières premières.

En France, les médias de conseil financier et patrimonial sont peu nombreux ; il s’agit essentiellement des 4 hebdomadaires Investir, Le Journal des Finances, Le Revenu et La Vie Financière30. Ces magazines sont concurrencés sur ce terrain par quelques mensuels comme Mieux Vivre Votre Argent, Investissement Conseils ou Gestion de Fortune. Dans le cas qui nous occupe, celui des actions, ces médias ont pour particularité de formuler des recommandations en leur nom propre. Les journalistes qui s’en chargent écrivent des articles qui, comme les notes des analystes financiers, incluent généralement une appréciation de la valeur fondamentale de la société ainsi qu’une recommandation sur le titre. En ce sens, on peut les comparer directement aux analystes : comme eux, ils font un travail de qualification de l’information, i.e. de sélection de l’information pertinente et de traitement de cette information à travers un cadre interprétatif qui lui donne sens, pour aboutir à une valorisation et à une recommandation31. Il importe, en même temps, de garder à l’esprit d’importantes différences :

-une moindre spécialisation : ces journalistes écrivent souvent sur plusieurs secteurs, sont moins focalisés sur un secteur d’activité précis que les analystes.

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Ce dernier a cessé de paraître en novembre 2008. On peut mentionner aussi des sites Internet comme Boursier.com et des publications plus confidentielles ou « marginales » comme « L’Hebdo Bourse Plus » de Nicolas Miguet.

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Il faut souligner que seuls ces journalistes sont directement comparables aux analystes. Le test de biais d’optimisme des analystes qu’inclut le travail de Fogarty & Rogers (2005) pose problème en ce sens que ces auteurs comparent directement le contenu de rapports d’analystes au contenu d’articles du Wall Street Journal, alors que ces derniers, par suite d’une politique rédactionnelle générale, sont tenus à la neutralité en termes de conseil boursier explicite.

64 -un public différent : le travail des analystes financiers sell-side est destiné très prioritairement aux clients de la structure de courtage qui les emploie, donc aux investisseurs professionnels que sont les gérants de fonds, alors que les journalistes de conseil boursier s’adressent en priorité aux particuliers effectuant des placements boursiers en direct, qui n’ont généralement pas accès, ou pas de façon détaillée, à la recherche produite par les analystes.

-un mode d’évaluation différent : la performance des recommandations de ces journalistes n’est pas, et de loin, régulièrement mesurée, scrutée et contrôlée comme l’est celle des analystes. Elle ne semble pas d’ailleurs jouer un grand rôle dans la façon dont ils sont appréciés par leur rédaction, d’après ce qu’en disent J2 et J3 :

J2 : « Pour être clair, hein, on dit achetez Vivendi en 2000 à… je ne sais même pas combien ça vaut, je suis toujours en place dans la société, hein, et on n’est pas notés sur les conseils. »

J3 : « Si on fait des recommandations, on recommande un peu comme des analystes, il faut savoir qu’on n’est pas vraiment jugés sur le track record des recommandations, on est plus jugés sur les moyens qu’on met en place pour les faire. »