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Chapitre 2 : La littérature sur les analystes ou le primat du conflit d’intérêts

2. Les autres approches

Dans une perspective néo-institutionnaliste, Fogarty & Rogers (2005) se sont penchés sur ce qui fait la légitimité des analystes sell-side face aux investisseurs, sur la façon dont se construit leur capacité à inspirer confiance en réduisant l’incertitude, par exemple en hiérarchisant l’information et en inscrivant leurs recommandations sur les sociétés cotées dans le cadre d’un « récit », d’une « histoire » (« a story line about the company », p. 340). Les hypothèses qu’ils testent vont surtout dans le sens d’une proximité des analystes avec le management des sociétés qu’ils couvrent : recours privilégié aux informations données par les sociétés, tendance à se fonder sur les évolutions passées, biais d’optimisme se manifestant à la fois par une attention plus grande aux bonnes nouvelles qu’aux mauvaises et par une appréciation positive des projets stratégiques du management. Elles sont testées sur la base d’une analyse de contenu de rapports d’analystes. Le thème de l’alignement sur les intérêts des sociétés couvertes est donc repris : les analystes peuvent se détourner des intérêts des investisseurs, mais cet intérêt est compris différemment : ce qui fonde, pour ces auteurs, la légitimité des analystes auprès des investisseurs n’est pas vraiment la performance de leurs recommandations mais leur capacité à produire une mise en récit ou une interprétation susceptible de retenir l’attention, de nourrir la réflexion et de lui fournir un cadre.

C’est précisément la vision des analystes comme « producteurs de cadres » (frame-makers) qui est développée par l’article, déjà évoqué en introduction, de Beunza & Garud (2007). Ces derniers précisent que cette fonction a vocation à se développer plus particulièrement dans les situations les plus marquées par l’incertitude knightienne.

Par ailleurs, si dans les faits les analystes sont au service des investisseurs, présupposer théoriquement qu’ils le sont conduit à ne pas voir la tension, voire la contradiction existant entre cette situation et leur fonction officielle d’estimateurs de la valeur

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194 fondamentale des titres. Cette tension, nous l’avons mise en évidence au plan théorique sur la base de la distinction entre efficience technique et efficience fondamentale, mais elle se manifeste aussi en pratique. C’est un des points que la thèse de Chambost (2008) met en évidence.

Cette recherche a étudié en détail comment le jugement des analystes sell-side se forme en fonction de modalités d’ « inscription sociale » qui les amènent à articuler les modélisations de valorisation « fondamentale » qui fondent leur légitimité professionnelle avec une perception de la façon dont « le marché », représenté pour l’essentiel par les clients avec qui ils sont en contact, qualifie l’information. Elle s’est fondée principalement sur des entretiens avec des analystes sell-side, mais aussi avec des buy-side, des vendeurs et des gérants, ce qui lui a permis de reconstituer finement le jeu de relations sociales dans lequel s’inscrit le travail de ces analystes. Ces derniers y apparaissent comme socialement inscrits dans une relation étroite avec leurs clients, qui les fait ses « caler » sur les modes de fonctionnement et les attentes de ces derniers.

Ces différentes approches n’ont pas comme seul point commun de remettre au cœur de l’analyse la relation analystes – investisseurs. Elles remettent aussi en cause deux présupposés souvent inaperçus de la problématique des conflits d’intérêts et du récit qui s’est construit autour. Ces deux présupposés sont :

-une forte influence des analystes sur les investisseurs : si les analystes surévaluent les titres mais que les investisseurs ne les suivent pas, le problème disparaît. La mise en cause des analystes n’est fondée que si l’on suppose qu’ils ont une influence significative sur l’évolution des cours.

-une forte dépendance, voire une soumission marquée des analystes envers les sociétés qu’ils couvrent (via le caractère stratégique de l’accès à l’information privilégiée) ou les départements de banque d’investissement déjà évoqués (via les incitations de la hiérarchie traduisant une politique générale de la BFI).

Le premier point paraît déjà discutable si l’on considère que les investisseurs ne sont pas, dans leurs relations avec les analystes, focalisés sur les recommandations et donc incités à les suivre. Il l’est encore plus si l’on considère, à l’instar de Chambost (2008), que la relation entre gérants et analystes, tout comme la relation entre analystes et sociétés cotées, est

195 à double sens : si les gérants écoutent les analystes, les analystes écoutent aussi les gérants, notamment dans la mesure où c’est ce qui leur permet de comprendre les stratégies et, plus finement, les modes de qualification de l’information mis en œuvre par les acteurs qui constituent effectivement le marché, qui prennent effectivement les décisions d’achat ou de vente. De notre côté nous avons, dans la Deuxième Partie, mis en évidence sur les cas et la période étudiés que les évolutions significatives des cours ne paraissaient pas, dans l’ensemble, déterminées par les prises de position des analystes.

Le deuxième point cadre assez mal avec les études évoquées, en particulier la description par Chambost de l’inscription sociale des analystes ne les montre pas comme déterminés prioritairement par les intérêts des sociétés qu’ils couvrent ou de départements de banque d’investissement du groupe dont ils sont salariés. Les entretiens que nous avons menés avec des analystes remettent aussi en cause cette hypothèse, comme nous allons maintenant le voir.

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Chapitre 3 : La dimension relationnelle du travail