• Aucun résultat trouvé

Le praticien réflexif : le problème des objets d’analyse

1.2 L’état de la question sur l’apprentissage et la formation à l’enseignement :

1.2.4 Le praticien réflexif : le problème des objets d’analyse

Dans la foulée du praticien réflexif proposé par Schön, de nombreuses activités de formation se sont attardées à différentes formes de réflexivité autant comme moyen pour développer les compétences professionnelles que comme outil nécessaire à la profession. L’idée, comme l’explique Altet (1998), est la suivante : « Un travail sur l’habitus par le savoir-analyser (métacompétence) va former l’enseignant à prendre conscience de ce qu’il fait, le « former à la lucidité » » (p. 37). Les études ayant fait ressortir que les remises en question liées aux analyses réflexives sont peu entreprises de manière spontanée par les stagiaires rendent tout à fait pertinent le développement de cette métacompétence (Wideen et al. 1998). Le MELS (MEQ, 2001) en fait un des objets importants de la formation :

« Entre autres éléments, la capacité de renouvellement, d’analyse et de réflexion critique y est présentée comme nécessaire à l’adaptation aux réalités changeantes du milieu social et professionnel et à l’évolution de la profession » (p. 125).

Cette « pedagogy of investigation » comme le formulent Ball et Cohen (1999), ou encore l’idée de la formation en alternance, se caractérise par des moments centrés sur l’action et sa complexité, sur la réflexion qui s’y accomplit et d’autres périodes plus « protégées » qui permettent une mise à distance, une réflexion systématique sur l’action (Perrenoud, 2000a, p.11), une analyse qui fait en sorte que l’étudiant ou l’enseignant prend une distance critique par rapport à sa pratique. Quels sont les générateurs de ce processus d’analyse réflexive et sur quels objets porte-t-il? Pour Schön (1996), le processus d’analyse s’organise autour des problèmes à résoudre propres aux situations professionnelles des praticiens. L’incident et l’étonnement sont deux portes d’entrée pour mener cette analyse : ils renvoient à l’inattendu, aux phénomènes vécus non concordants avec les prescriptions ou qui nécessitent une certaine conceptualisation (Munoz, 2003).

Cependant, la formulation d’un problème n’est pas donnée par la pratique, mais bien construite par le praticien en fonction de l’interprétation qu’il fait des situations de

classe rencontrées (Schön, 1996). Lorsque la stagiaire s’engage d’elle-même dans l’analyse réflexive, les enjeux didactiques posés par sa pratique sont rarement construits spontanément. Ce sont davantage ceux liés à la gestion classe qui sont au cœur de ses actions et ses préoccupations (Boudreau, 2001; Fuller, 1969). Par conséquent, il peut arriver que des situations d’enseignement mises en œuvre en classe soient peu propices pour contribuer à l’apprentissage visé des élèves (par exemple, une activité mathématique satisfaisante) sans que cela soit reconnu comme tel par la stagiaire. La situation ne lui renvoie pas d’indices immédiats quant à l’inadéquation de sa pratique. Au contraire, le déroulement lui apparaît sans heurt et confirme ainsi la pertinence de son intervention (Desgagné, 1998).

Le mode "survie" dans lequel s’inscrit la stagiaire et dont nous avons parlé précédemment constitue un début d’explication puisque cela entraîne évidement une centration sur les aspects liés à la gestion de classe. Mais il y a aussi la complexité à laquelle font face les stagiaires dans la gestion des situations réelles de classe. Gérer avec efficience ces situations repose, entre autres, sur la compréhension et l’interprétation que la stagiaire porte sur ce qui se passe. Or, les situations ne « s’expriment » pas aussi rapidement et aussi clairement sur toutes les dimensions de la situation éducative. Casalfiore (2002) se référant à Durand (1996) explique le phénomène ainsi :

« Les actions menées au niveau de l’ordre dans la classe sont susceptibles de produire des effets immédiats tandis que les actions structurées par des objectifs d’apprentissage ou de développement général visent des effets à plus long terme. Dès lors, si l’enseignant peut directement structurer son activité en fonction du travail des élèves, il n’en va pas de même en ce qui concerne l’apprentissage et le développement. En effet, ces derniers s’inscrivent dans un processus dynamique non-observable directement et malaisé à appréhender. Les ressources informatives qui s’y rapportent sont difficiles à percevoir et les écarts qui séparent les actions de leurs effets potentiels sont très grands. » (Casalfiore, 2002, p. 76 se référant à Durand, 1996, p. 84)

28

Mc Duffie (2004), qui a exploré les processus de réflexion dans et sur l’action, émet l’hypothèse d’une faible maîtrise des contenus mathématiques, mais aussi des connaissances plus larges liées à l’apprentissage de la discipline que les anglo-saxons appellent le « pedagogical content knowledge » tel que proposé par Shulman (1987) pour expliquer une réflexion qui aborde peu ou pas les enjeux didactiques. Jaworski (1998), qui rapporte de son côté une expérience de recherche-action menée avec des enseignantes d’expérience de niveau secondaire dont la spécialité est les mathématiques, s’étonne que ceux-ci ne vont pas problématiser leur expérience pédagogique à partir d’un angle didactique. Avec ce qui précède, il apparaît certes nécessaire en formation d’assurer le développement d’outils d’analyse. Cependant, au-delà de l’outil, c’est le regard sur la situation, son interprétation et la formulation des problèmes liés aux enjeux didactiques à traiter qui nécessitent une attention particulière de la part des formatrices.

Comme nous l’avons vu précédemment, le dépassement de l’expérience anecdotique ne se fait pas spontanément pour tous les individus : apprendre et se développer à partir de l’action, de l’expérience va parfois nécessiter l’intervention d’une certaine médiation sociale (Samurçay et Pastré, 2004). Dans les situations de stage, la médiation sociale est assurée principalement par l’enseignante-associée qui reçoit la stagiaire dans sa classe et également par une superviseure universitaire qui effectue de manière plus ponctuelle des visites de supervision dans les milieux scolaires. Toutes deux assurent une fonction pédagogique de formation et d’évaluation en lien avec le développement des compétences professionnelles de la stagiaire.

Les diverses rencontres qui tiennent lieu d’espace de formation sont autant de moments où il peut y avoir médiation entre l’étudiante et l’objet d’apprentissage (Boutet, 2002a). Le rôle de la superviseure universitaire se distingue de celui de l’enseignante- associée par le pont à faire entre théorie et pratique : elle joue un rôle essentiel dans l’optique d’une formation plus intégrée qui est visée par les programmes de formation à l’enseignement (Boutet, 2002a; Blanton, Berenson et Norwood, 2001b). Également, on lui

demande aussi d’assurer la multiplicité des regards qui peuvent être portés sur les situations éducatives (pédagogique, didactique, psychologique, social etc.), de faire en sorte que la stagiaire puisse observer les différentes dimensions du métier en jeu dans les situations complexes. La superviseure pourra en montrer la complémentarité tout autant que leur contradiction. Or, des recherches ont montré que, malgré un dispositif de formation qui met au cœur du développement professionnel la réflexion sur la pratique, les échanges qui ont lieu entre la stagiaire, son enseignante-associée et la superviseure universitaire réussissent peu à entrer sur le terrain de la réflexion, encore moins à le faire à partir de l’angle didactique. (Blanton et al., 2001b, p. 178 fait référence à Ben-Peretz et Rumney, 1991 et Borko et Mansfield, 1995).

Plusieurs facteurs peuvent expliquer cet état de fait. Par exemple, dans le cadre de la formation à l’enseignement en France, une étude de Bourdoncle et Fichez (2006) indique qu’à travers les documents et formations offerts aux formateurs, trois types de médiation sont proposés qui se retrouvent ensuite sur le terrain des stages. Il y a d’abord une médiation de type compagnonnage qui repose sur l’imitation de pratique non explicitée et qui relève d’une pédagogie reproductive. On y retrouve également une démarche standardisante qui pose en prescription des savoirs pratiques ou théoriques plutôt que de les soumettre à la réflexion en regard de la situation réelle. La rationalisation professionalisante, pour sa part, se centre sur le retour réflexif sur la pratique souvent attribué à la superviseure universitaire. Ces auteurs expliquent que ces différentes médiations ne représentent pas le même potentiel pour le processus de conceptualisation à partir de l’expérience et pour l’apprentissage dans le sens d’une transformation de la pratique. Le développement de compétences et d’une réflexion didactiques chez les stagiaires est tributaire de la capacité des formatrices d’exploiter ces différentes formes de médiation en ayant conscience de leurs avantages et de leurs limites. Cet investissement dépendra largement du domaine d’expertise de la superviseure universitaire :

30

« Il ne suffit pas que le formateur analyse les pratiques des stagiaires à partir de sa propre pratique. Pour les formateurs, il semble nécessaire d’avoir une connaissance plus explicite des savoirs didactiques pour organiser des situations de formation qui mettent en œuvre comme outil implicite les connaissances à construire chez les étudiantes et les stagiaires. » (Bednarz et Perrin-Glorian, 2004, p. 23)

En fait, il est recommandé par plusieurs avis, depuis déjà un bon moment, que les didacticiens participent aux activités de supervision pédagogique en stage. Cette implication est d’ailleurs posée comme déterminante dans l’articulation de la formation mathématique, didactique et pratique (Bednarz et Perrin-Glorian, 2004). On souhaite ainsi assurer que la stagiaire prenne en compte la spécificité des apprentissages disciplinaires et qu’elle interroge sa pratique à partir de l’éclairage didactique. Toutefois, très peu d’institutions universitaires ont pu rencontrer cet impératif et faire en sorte que des didacticiens puissent intervenir sur le terrain des stages dans le cadre des formations pour l’ordre du primaire. Lessard (1997) a soulevé le problème que pose cet état de fait, commentaire qui a été repris par le MELS dans son document officiel sur la formation à l’enseignement :

« La relative absence des formateurs universitaires à l’encadrement des stages pose problème et interroge notre capacité à implanter une formation professionnelle véritablement intégrée. En effet, comment travailler de manière efficace en milieu universitaire sur des savoir-faire psychopédagogiques et didactiques si cela n’est pas en lien direct avec l’activité de formation en milieu scolaire? Comment concevoir une formation didactique véritablement pratique si le didacticien n’est pas, à un moment du processus de formation, sur le terrain des classes et des écoles avec ses étudiantes et étudiants? Comment institutionnaliser une approche réflexive de l’enseignement si nous dissocions formation théorique – le domaine des universitaires – et formation pratique – le domaine des praticiens chevronnés? Comment faire avancer la pédagogie si nous demeurons éloignés de la pratique, de ses contraintes et de ses contextes? » (Lessard, 1996, p. 10 pris dans MEQ 2001b, p. 25-26).

Cette implication des didacticiens est pointée comme étant déterminante, et les moments d’interaction avec la stagiaire vont l’être tout autant : McDuffie (2004) propose

que le superviseur universitaire, porteur de l’expertise didactique, puisse intervenir autant au moment de la préparation d’une situation d’enseignement que lors des rencontres de rétroaction après la réalisation de l’activité en classe. L’idée est de faire en sorte que différents cadres de référence interagissent à travers les échanges entre la stagiaire et ses formateurs tout au long du cycle de l’intervention pédagogique tout comme dans le cas du dispositif de formation à l’enseignement des mathématiques au secondaire mis de l’avant par une équipe de l’UQAM (Bednarz, 2001). Ce type de formation, qui offre un niveau de cohérence plus grand entre les différents éléments de la formation, est plus susceptible de réellement influencer les pratiques des futures enseignantes (Wideen et al., 1998).