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Les préférences en matière de composition socio économique du voisinage : le « flight from blight »

collectifs locau

4.1. Les préférences en matière de composition socio économique du voisinage : le « flight from blight »

Parce qu’aux Etats-Unis la proportion de ménages pauvres est plus élevée au centre de la ville qu’en banlieue et parce que les quartiers du centre se dégradent, la segmentation sociale de l’espace naîtrait en partie d’un comportement de fuite du centre par les populations riches. Ce phénomène est appelé « flight from blight » dans la littérature américaine [Carlino et Mills (1987) ; Mieszkowski et Mills (1993)], traduit littéralement par « fuite de la rouille ». Parce que les quartiers victimes de cet exode des populations aisées sont localisés au centre des villes américaines, cette expression est traduite dans la littérature française par « fuite du centre ». Dans le cas de l’agglomération parisienne, la traduction « fuite du centre » n’est pas très appropriée puisque les populations pauvres sont plutôt concentrées à la périphérie [Brueckner, Thisse et Zenou (1999)]. En France, le « flight from blight » représente plus largement l’idée de fuite des quartiers dégradés dans lesquels sont concentrées les populations en difficulté, sans que ces quartiers soient nécessairement au centre de la ville.

Cette sous-section a pour objectif de présenter les déterminants du « flight from

blight » et son caractère cumulatif.

4.1.1.

Les déterminants du « flight from blight »

« Selon les explications de la périurbanisation faisant référence au « flight from

blight », les taux élevés de criminalité et la concentration de populations pauvres au centre conduit les classes moyennes à vivre en banlieue » [Mieszkowski et Smith (1991), p. 187].

externalités négatives générées par la proximité des populations pauvres. Pour cette raison, les interactions sociales entre les différentes classes de revenus joueraient donc un rôle dans l’explication de la stratification sociale de l’espace urbain et plus particulièrement dans l’explication de la périurbanisation des ménages aisés43 [Mieszkowski et Smith (1991), Mills et Lubuele (1997)].

Précisément, fuir les quartiers où sont surreprésentés les ménages pauvres serait une manière d’éviter une pression fiscale supérieure à celle qui prévaudrait si la proportion de pauvres était plus faible. Les populations aisées expriment ainsi le désir de ne pas financer les politiques redistributives locales et le subventionnement de certains services ou biens publics locaux. On retrouve ici le thème abordé par le modèle de Tiebout (1956) : les populations élisent domicile dans la commune où le programme fiscal et l’offre de biens et services publics locaux coïncident avec leurs préférences (cf. supra).

Le degré de criminalité et le sentiment d’insécurité favoriseraient également la segmentation urbaine. D’après les travaux sociologiques de Crane (1991), les comportements déviants sont d’autant plus nombreux qu’il existe déjà un nombre important d’individus déviants. Cette criminalité « endémique » constitue alors une externalité locale négative que fuient certains individus. Maurin (2004) explique toutefois qu’à part certains quartiers, « les disparités d’exposition au vandalisme sont très faibles » si bien que les problèmes d’insécurité ne sont pas objectivement un facteur de fuite (p 30). Le jugement d’insécurité d’un quartier, même s’il ne repose pas sur une analyse objective, peut tout au moins relever de préjugés qui consistent par exemple à déduire le taux d’insécurité d’un quartier de sa composition ethnique. L’analyse hédonique de Cavailhès (2005) remet également en cause l’impact que la théorie semble attribuer à l’insécurité. Il montre en effet que les actes de violence (agressions, vols, cambriolages, violences) sont sans effet significatif sur le prix des logements alors que les dégradations des immeubles (vandalisme) déprécient leur valeur. Cette différence de significativité est interprétée par l’auteur par le fait que la criminalité « n’est pas anticipée au moment du choix d’un logement » alors que « les dégradations dont l’immeuble est l’objet

sont visibles et peuvent être immédiatement interprétées en termes de nuisances » (p. 109).

Les stratégies d’évitement peuvent enfin être motivées par la dégradation de la qualité de l’enseignement local. Le rôle des externalités locales en matière d’éducation a été souligné par de nombreux auteurs tels que Benabou (1993), Fernandez et Rogerson (1996 et 1997).

Dans le modèle de Benabou (1993), la ségrégation résidentielle est issue d’une différence de coût en matière d’acquisition du capital humain. Les individus ont le choix de résider dans deux quartiers et d’acquérir deux niveaux de qualification (faible et élevée). Les externalités locales sont introduites à travers la décroissance du coût de formation en fonction du niveau de qualification moyen des résidents : plus le nombre d’individus formés est élevé, moins il est coûteux de se former à son tour en raison des effets de pairs, d’une capacité budgétaire plus élevée et des effets positifs liés à un réseau social de meilleure qualité44. Toutefois, la décroissance du coût de la formation est asymétrique : la concentration de travailleurs très qualifiés dans un quartier abaisse davantage le coût de formation des individus investissant dans de hautes qualifications par rapport à ceux investissant dans de basses qualifications. Cette hypothèse constitue la pierre angulaire du modèle de Benabou dans la mesure où les individus souhaitant acquérir une qualification élevée seront prêts à payer des loyers plus élevés pour vivre dans ce type de quartier. Le marché du logement étant supposé concurrentiel, l’équilibre résidentiel est alors ségrégatif : la ville est divisée en deux espaces dont les résidents sont différenciés par leur niveau de qualification (équilibre stable).

Dans le cas de la France, la sectorisation scolaire selon laquelle l’affectation d’un élève dépendait du lieu de résidence des parents tendait à influencer les choix résidentiels des familles. Une enquête réalisée par Van Zanten (2001) auprès de parents appartenant aux classes moyennes et supérieures de Vincennes et Montreuil révèle ainsi que leurs choix de

44 Par effets de pairs, on entend le fait que plus les élèves veulent réussir de hautes études, plus l’ambiance est studieuse et propice aux progrès de l’ensemble des élèves. D’un point de vue budgétaire, plus la collectivité recense d’individus qualifiés (dont les salaires sont plus élevés), plus elle dispose de ressources fiscales importantes pour investir dans des écoles de qualité. Enfin, une société formée d’un grand nombre d’individus qualifiés constitue un réseau social de meilleure qualité. Celui-ci représente pour les chômeurs une source d’information et de contacts professionnels les aidant dans leur processus de recherche d’emploi. Egalement, les individus qualifiés qui forment le réseau social constituent un modèle social de référence. Ainsi, les gains attendus de l’appartenance à un tel réseau social réduisent les coûts de la formation.

localisation sont en partie guidés par le désir de résider à proximité d’établissements scolaires jugés de meilleure qualité. Fack et Grenet (2009) montrent qu’une augmentation d’un écart- type de la performance d’un collège public augmente les prix immobiliers d’environ 2 %. Les études réalisées aux Etats-Unis donnent des résultats comparables. Black (1999) montre que les parents d’élèves américains sont disposés à payer 2,1 % de plus par mètre carré pour se loger dans un secteur où l’école obtient des résultats supérieurs de 5 % aux tests du Michigan

Educational Assessment Program.

En référence à ce phénomène de « flight from blight » des populations aisées, Bradford et Kelejian (1973) proposent une analyse empirique des déterminants de la localisation résidentielle des classes moyennes et supérieures. D’après leurs résultats, un ménage appartenant à la classe moyenne ou supérieure est d’autant plus susceptible d’habiter en périphérie de la ville que :

i. la proportion de ménages pauvres est élevée au centre ; ii. le revenu médian constaté en périphérie est élevé ;

iii. le surplus fiscal45 dont profitent les classes moyennes et supérieures habitant au centre est faible

Dans cette étude, les interactions sociales entre classes de revenus apparaissent bel et bien comme un facteur influençant le choix de localisation des classes aisées. La thèse du « flight from blight » est en cela vérifiée. Mieszkowski et Smith (1991) parviennent à des résultats similaires. Toutefois, ces interactions n’affectent pas la décision de localisation des ménages pauvres. Selon Bradford et Kelejian (1973), les ménages pauvres vivront d’autant plus en périphérie que le pourcentage de logements anciens dans le centre est faible et que le surplus fiscal dont ils bénéficient au centre est faible. L’influence des finances publiques locales est aussi vérifiée puisque le surplus fiscal interfère dans le choix de localisation des deux types de ménages : les populations préfèrent résider dans des localités où leur surplus fiscal est maximal.

4.1.2.

Le « flight from blight » : un processus cumulatif

La fuite des populations aisées s’auto-entretient par un processus cumulatif alimenté par trois facteurs d’ordres social, fiscal et économique. Premièrement, le départ des classes moyennes fait augmenter la proportion de classes pauvres au centre, ce qui incite au départ des classes moyennes restantes. Deuxièmement, ces dernières sont aussi incitées à quitter les quartiers « pauvres » pour ne plus supporter un fardeau fiscal alourdi par les premières vagues de départ de classes aisées [Bradford et Kelejian (1973)]. Mais, à mesure que les migrations s’enchaînent, la base fiscale se réduit, ce qui affecte négativement le niveau des dépenses publiques, le déficit budgétaire local46, la qualité l’enseignement public local et le niveau des aménités endogènes. L’attractivité du quartier est alors mise à mal, ce qui entraîne la poursuite des migrations. Troisièmement, les premières vagues de migration de populations aisées entraînent la délocalisation des entreprises souhaitant profiter de la proximité d’une clientèle potentielle ou effective et d’une main d’œuvre qualifiée [Mills et Lubuele (1997)]. Le changement de localisation des emplois modifie à son tour les arbitrages des ménages aisés dans leur choix de localisation résidentielle.

Alors que les migrations résidentielles des ménages aisés se succèdent, les populations pauvres sont territorialement captives. Selon Mills et Lubuele (1997), ces populations pauvres ne changent pas de lieu de résidence en raison d’un arbitrage avantages-coûts et du fait de contraintes qui s’imposent à elles. Leurs arguments sont les suivants.

En termes d’arbitrage, les ménages pauvres préfèrent ne pas quitter leur lieu de résidence car, malgré son appauvrissement, leur quartier fournit des avantages supérieurs à ce qu’ils retireraient s’ils vivaient dans des zones plus riches. Ces avantages sont de différentes natures : selon ces auteurs, il s’agit de transferts sociaux plus importants du fait d’une politique sociale qui resterait malgré tout plus développée, d’un parc de logement social plus vaste et meilleur marché et d’un réseau de transport plus dense. Glaeser, Kahn et Rappaport (2000) précisent en effet qu’un ménage pauvre a environ 10 % de chances de plus d’habiter

dans un logement aidé et 23 % de chances de plus de bénéficier d’un transfert social s’il réside en centre-ville plutôt qu’en banlieue.

En parallèle, la captivité territoriale de ces ménages est renforcée par des comportements de discrimination à leur encontre en périphérie, que ce soit sur le marché local du travail ou du logement. Mills et Lubuele (1997) ajoutent une autre contrainte pesant sur les choix résidentiels des ménages pauvres : sous la pression des populations riches, les communes de banlieue pratiqueraient un contrôle dans l’utilisation du sol et de l’espace en vue d’empêcher l’installation de populations pauvres : taille minimale des lots résidentiels, normes architecturales, nombre limité de logements sociaux. Améliorer la qualité des services publics locaux (écoles, sécurité…) et le cadre environnemental est aussi un moyen d’accroître la valeur des biens immobiliers dans le but d’exclure les populations dont la contrainte budgétaire est trop serrée.

Ces mécanismes alimentent le processus cumulatif de segmentation sociale de l’espace entre les espaces délaissés par les riches et les espaces qui les accueillent : l’exode des populations riches accroît la proportion de ménages pauvres dans les espaces délaissés et la proportion de ménages riches dans les espaces d’accueil.

4.2.

Les préférences en matière de composition ethnoculturelle