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Chapitre 3. Problématique, questions de recherche et posture épistémologique 90

3.2 Posture épistémologique 96

Afin de répondre aux questions énoncées précédemment, nous avons déjà affirmé notre choix d’inscrire cette recherche dans la tradition de la sociologie du travail. Ce faisant, nous cherchons à nous éloigner de l’approche généralement utilisée afin d’étudier les gestionnaires et leurs pratiques. Dans cette approche, qualifiée par Alvesson et Willmott (1996) de « mainstream management theory » (Alvesson et Willmott, 1996, p.37), la gestion est considérée comme « un ensemble de techniques neutres et de processus fonctionnels utilisés

afin de maximiser l’utilisation productive des humains et des ressources naturelles pour notre bénéfice mutuel » (Idem, p.37). Cette approche nous paraît insuffisante afin de saisir la réalité

des acteurs auxquels nous nous intéressons dans le cadre de cette recherche. Nous croyons que la tradition de la sociologie du travail nous permettra de pallier ces limites.

En premier lieu, l’approche mainstream management ne tient pas compte du contexte social, historique et politique dans lequel se situent les organisations. Ce contexte y est réduit à un environnement auxquels les organisations doivent adapter leurs structures et modes de fonctionnement afin de survivre (Reed, 1989). Ainsi, dans cette approche, la réforme serait présentée comme un projet neutre, c’est-à-dire comme une réponse purement technique répondant à des besoins. Ce faisant, les dimensions idéologiques et politiques de la réforme sont passées sous silence. Dans ce contexte, la sociologie du travail nous permet d’éviter cet écueil et de considérer les fondements politiques et idéologiques de la réforme.

Deuxièmement, dans cette approche aucune distinction n’est faite entre les structures organisationnelles officielles et l’organisation sociale au sein de laquelle les individus réalisent leur travail. Qui plus est, la division du travail au sein du groupe des gestionnaires est considérée sous l’angle de la complémentarité des fonctions managériales (Reed, 1989). Pour la sociologie du travail, il s’agit d’une représentation réductrice de la réalité laissant de côté un ensemble d’éléments tels que la possibilité de retrouver des sous-groupes inscrits dans des rapports de pouvoir et partageant certaines normes sociales ainsi qu’une certaine représentation de leur travail.

Finalement, et c’est là un élément majeur, les gestionnaires sont considérés, dans le

mainstream management, comme des acteurs rationnels agissant selon une logique

instrumentale. Ce faisant, l’action de ces derniers est considérée comme le résultat de choix rationnels effectués par des individus dont l’objectif est de maximiser leurs gains (Reed, 1989). Encore une fois, cette représentation nous paraît réductrice. D’abord, elle considère l’action des gestionnaires comme les résultats de la réflexion d’individus isolés. Au contraire, la perspective sociologique nous permettra de considérer ces individus comme faisant partie d’un collectif de travail. Comme l’écrit Coenen-Huther, cette perspective sociologique nous permettra d’introduire « du collectif là où tout paraît s’expliquer par le choc des

individualités » (Coenen-Huther, 2012, p.6).

Le fait d’avoir mis au cœur de notre recherche la question de la représentation qu’ont les gestionnaires de leur travail implique que nous nous intéressions au sens que ces acteurs donnent à leurs actions. Pour ce faire, nous nous inscrivons dans une perspective compréhensive. Rappelons que cette perspective sociologique prend racine dans l’œuvre de Max Weber pour qui la sociologie est : « une science qui se propose de comprendre par

interprétation l’activité sociale et par là d’expliquer causalement son déroulement et ses effets» (Weber, 1995 [1921]). Appliqué à notre recherche, cela signifie que nous nous

proposons de saisir le sens que les gestionnaires donnent à leurs actions, de l’interpréter, c’est- à-dire de l’organiser en concepts qui en permettent l’analyse et de l’expliquer, c’est-à-dire d’en identifier les causes et les régularités.

Précisons que dans cette approche, le sens fait référence au fait que l’action est le produit d’une certaine rationalité, c’est-à-dire que l’acteur est en mesure d’expliquer les raisons pour lesquelles il agit d’une manière plutôt que d’une autre. Ainsi, bien que nous soyons conscients que les acteurs auxquels nous nous intéressons sont définis officiellement par leur position dans la hiérarchie organisationnelle, nous les aborderons sans a priori sur la rationalité qu’ils mobilisent dans le cadre de leur travail. Ainsi, nous ne considérons pas que l’unique prise en compte de la position qu’ils occupent nous permette de définir la rationalité qu’ils mobilisent

dans le cadre de leur travail. Ce sont plutôt les acteurs eux-mêmes qui sont en mesure de nous préciser le sens de leurs actions.

En ce sens, nous nous inspirons fortement de l’interactionnisme symbolique (Hughes, 1951; 1957; 1970). Nous privilégions une approche microsociologique et donnerons une grande place au terrain (Voir chapitre 4.). Nous abordons les gestionnaires comme des acteurs sociaux qui construisent le sens qu’ils donnent à leur travail au travers de leurs interactions. Nous nous démarquons cependant quelque peu de l’interactionnisme par notre volonté de tenir compte des structures organisationnelle dans lesquelles sont insérés les acteurs ainsi que des impacts de ces structures.

En cohérence avec cette posture épistémologique, nous considérons la réforme comme un événement qui bouscule les acteurs auxquels nous nous intéressons, et ce même s’ils sont officiellement responsables de la mise en œuvre de celle-ci. Ainsi, il s’agit pour nous de saisir le sens que les acteurs donnent à leur travail dans ce contexte et surtout de comprendre la manière dont ils (re)définissent leur rôle, au travers de leurs interactions.

Évidemment, le sens est produit subjectivement, cependant, précisons que nous ne cherchons pas à appréhender les caractéristiques psychologiques des individus, ni à expliquer l’ensemble de leur réactions. À ce propos, il nous paraît utile de rappeler que pour Weber, l’action ne réfère pas à tous les comportements individuels. L’action se distingue du comportement par le fait que l’acteur qui en est à l’origine lui donne un sens. Qui plus est, Weber précise que le sociologue doit s’intéresser à « l’activité sociale », c’est-à-dire l’action qui se rapporte à autrui. Comme l’explique Aron (1967):

« L’action sociale est un comportement humain, autrement dit une attitude

intérieur ou extérieure, orientée vers l’action ou l’abstention. Ce comportement est action lorsque l’acteur lie à sa conduite une certaine signification. L’action est sociale lorsque, d’après le sens que lui donne l’acteur, elle se rapporte au comportement d’autres personnes » (Aron, 1967, p.551).