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Du postcolonial au global : au-delà du « hustler »

Dans le document Anthropologie politique de la vie académique (Page 141-155)

2. TISSER LES RÉSEAUX : LES HÉRITIERS ET LES « HUSTLERS »

3.4. Du postcolonial au global : au-delà du « hustler »

indienne n’est pas rare. Néanmoins, comme j’essaie de le montrer ici, quand il s’agit des représentations autour d’une certaine culture érudite indienne hégémonique en Europe, les noms et visages de Gandhi, Tagore et Nehru, pour en mentionner seulement quelques-uns, dominent sans conteste. C’est dans ce contexte qu’une activité comme celle organisée par le CeMIS informe de nouvelles formes de construction de sujets académiques d’origine indienne en Europe, ou, pour le dire autrement, de la construction de représentations d’une tradition intellectuelle indienne, et par conséquent de « l’intellectuel indien » moins centrées sur une histoire des hautes castes – quoique toujours très masculine. Mon argument ici est que ces représentations ne sont pas anodines, et ont des incidences sur la production des réseaux eux-mêmes et que, inversement, l’incorporation d’étudiants et chercheurs venus de contextes sociaux plus divers brise l’hégémonie de ces imaginaires.

La question qui se pose au vu de ce scénario est celle du tissage des réseaux par ces hustlers. Comment, concrètement, ces personnes tissent des liens académiques transnationaux quand ceux-ci ne sont pas le déploiement de leurs réseaux familiaux ou sociaux ? Une partie de la réponse à cette question a déjà été esquissée dans les pages précédentes de ce chapitre : la création de nouveaux centres de recherche, moins ancrés dans les circuits traditionnels de circulation, a engendré un contexte institutionnel moins restrictif en termes d’origine sociale. Néanmoins, il est important de montrer comment ces parcours se produisent, quelles stratégies sont employées et comment ces chercheurs se positionnent face à ce milieu en transformation.

3.4. Du postcolonial au global : au-delà du « hustler »

British Library, Londres, janvier 2016. C’est dans le café de la grande bibliothèque de ce lieu de rencontre quotidienne de chercheurs sud-asiatiques en Angleterre, surtout en raison des archives disponibles dans sa salle Asian and African Studies, que Masood me donne rendez-vous. Lecturer en anthropologie dans une université au nord du Royaume-Uni, il passe la plupart de son temps à Londres, où sa femme, doctorante en relations internationales, travaille dans un projet de développement mené par une compagnie privée. D’origine népalaise, ce couple formé à l’intersection entre les sciences sociales et le développement international illustre la mise en œuvre de certaines stratégies assez répandues parmi mes interlocuteurs faisant preuve d’un parcours de mobilité sociale et de réussite professionnelle. Comme je le montre ci-dessous, cela se caractérise souvent par des compromis en termes de conception et de mise en place de projets de vie, tels que le transit entre différentes disciplines

et une disposition accrue à la mobilité géographique. Son parcours nous permet d’ouvrir une discussion sur ce que Gilberto Velho, influencé par le sociologue Alfred Schultz, désigne comme le champ des possibles dans la construction à la fois de projets et de trajectoires :

Projet, selon cet auteur, est la conduite organisée pour atteindre des objectifs spécifiques. Afin de faire face au possible biais rationaliste, centré sur la conscience individuelle, nous pouvons nous appuyer sur la notion de champ des possibles en tant que dimensions socioculturelle, espace de formulation et réalisation de projets. Ainsi, en évitant un volontarisme individualiste agonistique ou un déterminisme socioculturel rigide, les notions de projet et champ des possibles peuvent contribuer à l’analyse de trajectoires et biographies en tant qu’expression d’un cadre socio-historique, sans pour autant les évacuer arbitrairement de leurs particularismes et singularités. (Velho, 2013, p. 132, ma traduction)

Dans le cadre d’une anthropologie urbaine naissante dans les années 1970, Velho s’intéresse à la construction de projets de vie et de trajectoires individuelles en rapport aux valeurs modernes d’une société moderne où l’individu devient l’unité sociologique par excellence mais n’est d’aucune manière détaché d’un contexte macrosociologique à l’intérieur duquel il navigue. Cet univers de possibilités, de présents et futurs envisageables, qu’il nomme champ de possibles, est continuellement traversée et reformulé selon un nombre de conditions matérielles et symboliques – tel que la maitrise de codes culturels, moralités, dispositions et intérêts propres à un groupe – qui sont quant à elles toujours en mutation.

In any case, the project is not a purely internal, subjective phenomenon. It is formulated and elaborated in a field of possibilities that is circumscribed historically and culturally, as much in terms of the concept of the individual itself as in terms of themes, priorities, and existing cultural paradigms. (Velho, 1992, p. 14)

Velho apporte ainsi sa contribution à la réflexion sur les rapports complexes entre, d’un côté, les conditions sociales de formulation et réalisation de projets de vie et, de l’autre, la place de la capacité d’agir des individus sans tomber dans le piège d’un individualisme méthodologique outrancier. Certes, un tel cadre théorique est applicable à tous les cas évoqués jusqu’ici, puisque tous mes interlocuteurs ont tout au long de leur vie formulé et mené, de manière plus ou moins consciente, des projets eux-mêmes dynamiques en vue des nouvelles expériences et possibilités qui s’ouvraient à eux à différents moments de leur vie. Je voudrais employer ce cadre d’analyse à propos de la trajectoire de Masood de manière à entamer une discussion sur les trajectoires en tant que concept que je développerai progressivement au long de cette thèse.

Masood est né dans les années 1970 dans un village encastré dans les vallées du Népal. Son père était fonctionnaire diplômé de l’université, alors que sa mère, femme au foyer, a eu une très faible scolarisation : elle peut, m’explique-t-il, signer son nom et lire la une des journaux. Malgré son appartenance à une famille brahmanique – il m’avouera plus tard qu’il s’agit d’une famille mixte, ayant des proches parents Dalits et d’autres castes aussi –, il vit selon les conditions économiques modestes propres à une famille de classe moyenne inférieure d’un petit village. Il sera scolarisé dans une école publique locale, où les classes sont dispensées en népali – ce qui c’était le cas même pour les cours hebdomadaires d’anglais – jusqu’à ce qu’il déménage à Katmandu, en 1996, pour sa licence en sciences exactes. Un peu plus tard, son père finira lui-aussi par être transféré vers la capitale pour travailler dans un poste lié au Ministère de l’Éducation. En somme, la condition de Masood est socialement et économiquement mitigée : il appartient à une famille qu’il qualifie de « classe moyenne inférieure », brahmane mixte, d’un petit village népalais, et n’ayant pas eu une éducation anglophone. Son parcours n’est donc pas tout à fait celui de mes interlocuteurs de classe moyenne supérieure urbaines, ni celui des personnes de basse caste que j’ai rencontrées. Les dépenses relatives à ses études supérieures, par exemple, réalisées dans une institution privée à Katmandu, ont été l’objet d’une grande discussion avec son père : bien qu’il ait pu accomplir ses études, il travaillait pour des compagnies privées durant les trois ans de licence pour pouvoir financer son éducation.

Son option initiale pour une licence en sciences exactes sera présidée par un raisonnement pragmatique relatif à son futur professionnel. Son souhait d’étudier la sociologie est vite écarté : prendre le chemin des sciences humaines, selon l’avis de sa famille, ne peut avoir d’autre débouché que celui, mal rémunéré, d’enseignant à l’école. Néanmoins, initialement inscrit dans une licence de sciences exactes, il découvrira une formation nouvellement créée en Social Work, qu’il associe a priori à la sociologie, offerte par un prestigieux college de l’University of Katmandu. Il souligne que l’institution était connue, le nombre d’étudiants était limité, et que, à la différence de la formation homonyme aux États-Unis ou au Royaume-Uni, le cours était proche des Development Studies. Tout cela a un effet rassurant sur lui et sa famille, car l’aspect professionnalisant faisait de celle-ci une entreprise prometteuse : « If you do this course, it’s very likely that you will get employed in the development sector », dit-il.

Pendant cette période, il suit des cours avec plusieurs professeurs invités indiens. C’est au cours de ces années que l’opportunité de faire un master au Tata Institute of Social Sciences (TISS) de Mumbai, l’une des institutions indiennes plus reconnues dans le domaine, deviendra un projet pour lui. Accompagné de quelques camarades de licence, il entreprendra un voyage de train de trois jours vers Mumbai pour les examens d’entrée : ce mouvement international et institutionnel semblait alors naturel non seulement pour lui, mais aussi pour plusieurs des étudiants en Social Work aspirant à une carrière fructueuse dans le secteur du développement. Alors que pour ces jeunes partir en Inde est une manière de « improve your academic credentials », pour d’autres, venant des familles les plus aisées, partir aux États-Unis est le choix le plus évident. Une fois en Inde au tout début des années 2000, il nourrit le projet de partir au Royaume-Uni, ce qui sera possible, selon lui, grâce à l’internet. Alors que la postulation pour des institutions européenne était en principe long et couteux, car il demandait l’envoi de plusieurs lettres, ce nouvel outil informatique permettait à ceux qui y avaient l’accès de se renseigner et postuler pour des études et financements de manière plus autonome – parce que moins dépendante de réseaux d’interconnaissance – et moins onéreuse :

If there was no internet, I wouldn’t have never come to the UK. It was the discovery of internet, in the beginning of the 2000s somehow, that… When I was in Bombay, I got exposed to that. [...] It was fascinating discovering universities when I was studying in India, it’s like… a few of my colleagues had already picked their thesis because they had in their family people who gone to Britain for studies, Oxford and Cambridge and so on, and had already began to apply for their studies. So I also took advantage of that,

and I had an email facility at the university – you had to pay for it – and we had an e-mail address. So at that time having an e-e-mail address was such a big thing I could write to anyone. You know, you have internet access, you see e-mail address… if you write anyone would have replied at that time. I think about writing to, you know, big institutions to ask for documents for example [...] We knew that if you write an e-mail, within few hours you would get the document, because there were very few people that use that, and we took maximum advantage of that. Also asking for prospectus of universities from the UK. So, my roommate in Mumbai and I would have lots and lots of pre-prospectus sent. We just need to drop an email. Internet is probably how I got exposed to the UK. I wouldn’t have seen or heard of the university or the centre where I did my PhD, or my supervisor if there was no internet. I don’t remember any work by my supervisor being taught in my class ever, in Nepal or India. So I think internet had a huge role. [...] It wasn’t available to many of my classmates who didn’t go to Bombay to study; or maybe my older cousins, who never got that exposure. [...] Before you had to write a letter to get the prospectus, and it costed money to write a letter to Britain from Nepal or India, but e-mail was free: you copy and paste any number of e-mails.

Quoique possiblement anecdotique aujourd’hui, le fait d’avoir accès à l’internet et à un ordinateur est vu comme un élément central pour la possibilité de son départ au Royaume-Uni. L’internet devient un apparat qui lui permet de compenser sa position d’outsider des réseaux académiques internationaux, alors que ses camarades qui partaient à l’étranger étaient virtuellement tous nés au sein de familles avec connexions internationales.

Après avoir candidaté pour plusieurs universités britanniques, une seule lui accorde un financement partiel pour son doctorat en anthropologie. Le Népal ne faisant pas partie du Commonwealth of Nations, les Commonwealth Scholarships ne sont pas une option pour lui – à la différence de ses collègues indiens –, et seulement après trois ans, période pendant laquelle il travaille comme consultant, il sera lauréat d’une bourse dans le cadre du Overseas Research Students Awards Scheme (ORSAS). Cette bourse, cependant, ne couvre que les droits d’inscription à l’université et celle-ci lui offre quelques enseignements rémunérés à l’heure qui lui permettront d’avoir des faibles ressources. À cela, il rajoute des économies réalisées au long de trois ans de travail après son master et qui seront suffisantes pour arrondir ses fins de mois. Il prend aussi en compte le fait de passer sa seconde année de travail de terrain au Népal, où ses dépenses seront modiques par rapport au coût de vie au Royaume-Uni, afin de prévoir un budget capable de financer son doctorat en entier.

Ses études achevées, il occupera des postes temporaires d’enseignement dans quelques universités du Royaume-Uni pendant deux ans avant de rejoindre une institution étasunienne pour une position sans tenure track70

. Il raconte qu’à la suite de son doctorat, il cherchait alors du travail dans toute l’Europe, Inde, Népal et États-Unis. Son retour au Royaume-Uni se produira grâce à une offre de son université alma mater, qui lui offre une position permanente comme Lecturer.

Faisons un bref arrêt sur images ici. Le parcours restitué entre sa scolarisation non-anglophone dans un petit village du Népal et sa position comme Lecturer au sein d’une importante université britannique nous permet de repérer l’occurrence d’un certain nombre de stratégies, transformations de projets et ouvertures de possibilités qui ont trait à des stratégies

70Tenure est le terme qui désigne un poste d’enseignement universitaire permanent et stable dans certains pays,

dont les États-Unis. Un enseignant employé sous le régime de tenure ne peut pas être démis sans une justification ou sans cause exceptionnelle. En termes de droits et carrière, la tenure peut être comparé au concours de Maître de Conférence en France, à la différence qu’aux États-Unis la tenure n’accorde pas le titre de fonctionnaire. Par conséquent, tenure track désigne une période, sept ou huit ans environ, durant lequel le professionnel doit maintenir un certain niveau de « productivité » avant d’être évalué par un comité qui lui accordera, ou non, la

personnelles de transition entre différents domaines de la connaissance, institutions et pays et, à la fois, des transformations macrosociologiques qui refaçonnent sans arrêt ses projets et perspectives : la création des nouveaux cours en Social Work, ce qui lui permet une formation négociée entre la sociologie et une carrière avec de bonnes perspectives d’employabilité ; le déplacement de son père d’une position plutôt locale vers la capitale et le Ministère de l’Éducation, ce qui lui donne accès à des capitaux financiers et symboliques plus importants ; le processus de libéralisation économique en Asie du Sud en conjonction avec l’émergence d’études de développement prometteuses ; et la relative popularisation de l’internet, qu’il estime être un fait clé dans l’accès à l’information concernant les institutions et potentiels directeurs de recherche au Royaume-Uni.

Certes, on pourrait argumenter que ces stratégies sont partagées par toute personne faisant une carrière académique, ayant n’importe quelle origine sociale ou géographique, ce qui serait sans doute vrai : les « héritiers » adoptent eux aussi des stratégies diverses selon des contextes en transformation, et mènent aussi des projets dynamiques dans l’espace et le temps. Cependant, je voudrais souligner qu’une telle plasticité, surtout celle concernant les affiliations disciplinaires de Masood – il parle avec fierté de son parcours multidisciplinaire et de son intérêt centré plutôt sur une thématique que sur une discipline – représente bien la figure du hustler évoquée par Indira et partagée par plusieurs de mes interlocuteurs. Mais en quoi ces récits de mobilité sociale se différentient-ils de ceux livrés par la plupart de mes interlocuteurs, qui viennent de familles de classe moyenne supérieure mieux connectées à ces réseaux ?

Premièrement, la certitude par rapport au futur, dont mes interlocuteurs plus aisés font preuve et qui est déterminante dans la construction de ces projets, ne fait pas partie des récits comme celui de Masood. Les incertitudes des premiers quant à leur carrière académique relèvent plutôt de doutes par rapport à leurs désirs de s’investir dans la recherche ou dans un autre métier, alors que dans les parcours de mobilité sociale les incertitudes ont plutôt trait aux conditions concrètes de sa réalisation. Deuxièmement, les liens institutionnels qu’il tisse, et cela transparaît dans son récit, ne sont pas autant déterminés par des relations interpersonnelles que dans le cas de la plupart de mes interlocuteurs – comme Indira qui a été encouragée par un haut administrateur de l’université, ou Naranappa qui est accepté à la Doon School grâce aux connexions de sa mère. Et cela se répète dans d’autres récits de mobilité sociale – bien qu’on parle d’une mobilité relative dans le cas de Masood, car il vient d’une famille de fonctionnaires de classe moyenne issue d’un petit village népalais – où la prédominance d’un sens de stratégie

contraste avec la récurrence des choix qui sont au cœur des récits de mes interlocuteurs plus aisés.

Il ne s’agit pas ici d’affirmer que les chercheurs de classe moyenne urbaine et de hautes castes n’ont pas eux aussi recours, dans la pratique, à des stratégies définies par des contingences institutionnelles et économiques, ou qu’ils ne font pas face à des incertitudes par rapport à leur futur, ou encore qu’ils ne doivent pas reformuler leurs projets selon des conditions changeantes. En effet, la mobilisation d’un certain capital social et culturel dont ils bénéficient implique en soi des stratégies et ne sont utiles qu’en rapport à des possibilités qui leur sont envisageables à chaque moment, même si pour les uns ce champ des possibles s’avère plus étendu que pour les autres quand il s’agit d’un projet centré autour de la vie académique. Regardons, par exemple, le fait que pour Indira, Binoy et Naranappa un parcours d’études prestigieux, ainsi que l’idée de se construire une carrière académique au sein d’institutions reconnues leur semble, d’après leur récits, un acquis ; alors que pour Masood et Mary (ou encore les étudiants de Delhi que je cite dans le chapitre précèdent, Apu et Arif), le parcours international et ensuite l’employabilité en Europe, deviennent une aspiration à mesure qu’ils franchissent certaines étapes qui leur font envisager de nouvelles possibilités. L’élargissement de ces champs de possibles s’opère non seulement en raison de nouvelles conditions concrètes de réalisation de certains projets – affirmation qui serait trop simpliste et déterministe –, mais aussi en raison d’une transformation continuelle de leurs dispositions intellectuelles, affectives, politiques et morales, ainsi que des représentations de soi, vis-à-vis de nouvelles expériences, milieux et codes sociaux. Parmi ces métamorphoses, on peut évoquer le cadre social et familial changeant dans lequel Masood s’est formé en tant qu’étudiant et chercheur, mais aussi les transformations au niveau des représentations de « l’intellectuel indien » dont j’ai traité plus

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