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4. UN TERRAIN INCARNÉ : CONSIDÉRATIONS MÉTHODOLOGIQUES

4.3. Les corps

littéral, comme dans le cas d’un croisement d’yeux, constituant ce qu’on appelle un regard. Mais qu’est-ce qu’un regard ? Qu’est-ce qu’il nous dit par rapport aux silences, les corps et les émotions ? Quel statut épistémique peut-on accorder à un regard dans une thèse sur des chercheurs ? Revenons à mes échanges avec la directrice du centre de recherche.

4.3. Les corps

Approved attributes and their relation to face make of every man his own jailer; this is a fundamental social constraint even though each man may like his cell.

Erving Goffman, Interaction Ritual. Essays on Face-to-Face

Behavior, 1967, p. 10.

Mes premiers mois en Angleterre ont été difficiles, car, d’un côté, je m’attendais à la résistance que j’avais déjà constatée avant mon départ et, de l’autre, je me faisais du souci par rapport à ma maîtrise de la langue anglaise. En plus, étant quelqu’un d’origine populaire, né dans la campagne d’un petit département du Brésil, fils de parents qui ont fait très peu d’études, et qui a appris des langues « sur la route », il n’était pas évident pour moi de me persuader à moi-même de la légitimité de ma présence dans une institution comme l’University of Cambridge, ce qui s’avèrerait important pour que je puisse jouir d’un sentiment d’aisance nécessaire dans un tel contexte. Néanmoins, je considère que ce sont ces origines qui expliquent aussi, au moins en partie, ma sensibilité envers ces corps et ces manières qui me semblaient tellement différentes des miennes, et que je me disais constamment qu’il fallait les prendre en compte pour une réflexion anthropologique de la vie académique.

À chaque séance du séminaire du Laboratoire, je cherchais à adopter de manière plus ou moins consciente une certaine posture et manière de m’exprimer conformément au lieu, mais tout en évitant d’incorporer une image caricaturale – ce que dans une certaine mesure je faisais déjà à l’université française, non sans une certaine tension inhérente à ces efforts. En tout état de cause, mon corps était pesant, lourd, comme un corps qui, au lieu de s’immiscer « dans

limite entre ceux “qui savent” et ceux “qui ne savent pas”. Ici la distinction s’effectue sur le respect partagé d’un

double silence : le non-dit, y compris à ses pairs, de ce que l’initié a ressenti pendant l’épreuve, et le non-dit sur l’enjeu collectif tapi derrière ce silence (les représentations de soi, du groupe, de la discipline) » (Caratini, 2012, pp. 44-45).

le flux moniste du quotidien », dont on doit idéalement oublier l’existence, se fait présent par l’inconfort ou le sentiment qu’il est l’objet des regards (Le Breton, 2008). L’hexis corporelle89

propre à cet endroit n’était clairement pas celle qui m’est la plus confortable ou préférée, et dans ce sens, enquêter sur des chercheurs me paraissait aussi étranger qu’une enquête sur les Kurankos de la Sierra Leone. Le double corps/émotions était sur le terrain à la fois barrière à être surmontée et outil de compréhension ethnographique.

Dans ce contexte, l’image de l’échange de regards entre moi et la directrice revenait systématiquement. Mais dire qu’un regard ne soit pas toujours anodin, qu’un regard est un acte de parole, voire « l’exercice d’une puissance » (Le Breton, 1998, p. 177), n’est pas une évidence. Encore moins évident est de convenir avec certitude de la signification d’un regard ou d’un évitement du regard. Si « [l]es yeux fuyants connotent un malaise, une volonté de mise à distance » (Ibid.) comment être sûr de la bonne connotation ? La réponse la plus évidente à cette question réside dans la corrélation d’un ensemble d’éléments (faits, situations, paroles, ouï-dires et émotions) qui mis en relation me permettent d’y attribuer un sens : en l’occurrence, le refus. Mais l’importance du constat de ce refus réside dans l’effet de celui-ci sur mon terrain, c’est-à-dire sur les types d’interactions que ce refus peut produire, ou prévenir, et ces incidences sur la vie de mes interlocuteurs et à la fois sur ma recherche.

Les sociologues interactionnistes m’ont aidé à esquisser des réponses à ces questions. Que le regard soit depuis longtemps objet de réflexion sociologique et anthropologique mérite attention90

. Il n’en reste moins que c’est une microsociologie des interactions face à face, intéressée par les échanges verbaux et non-verbaux les plus immédiats et apparemment éphémères91

, comme celle développée par Erving Goffman (1982). Celle-ci fournit jusqu’à aujourd’hui les outils conceptuels et méthodologiques les plus accomplis dans la construction d’une analyse qui dépasse les approches essayistes. En ce sens Goffman adresse de manière systématique et nuancée ce qu’il appelle les « lignes de conduite », c’est-à-dire le comportement

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Je reviens sur la notion d’hexis corporelle plus loin. Il suffit pour l’instant de préciser que j’adopte la définition proposée par Pierre Bourdieu du concept, qui peut être définit comme : « l’hexis corporelle est la mythologie politique réalisée, incorporée, devenue disposition permanente, manière durable de se tenir, de parler, de marcher, et, par là, de sentir et de penser » (Bourdieu, 1980, p. 117).

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Quant au « regard », voir George Simmel (1981) pour le regard comme sens privilégié de la modernité, Walter Benjamin (1996) pour les rapports entre regard et photographie, Nahoum-Grappe (1998) pour le regard dans la litérature comme objet des sciences sociales. Pour une critique de la centralité du regard comme sens privilégié de la recherche anthropologique, autant comme objet de recherche que medium d’enquête ethnogrpahique, voir Véronique Bénéï (2008).

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À propos des situations sur lesquelles cette sociologie est centrée, il les décrit comme ayant « une durée brève et une étendue restreinte, et se limite aux événements qui, une fois qu’ils se produisent, doivent se poursuivre jusqu’à leur fin » (Goffman, 1974, p. 7).

qu’une personne adopte dans le cadre d’un contact spécifique afin de « faire bonne figure » ou « garder la face » (Ibid., p. 9) en contexte d’interactions quotidiennes. En somme, cette sociologie cherche à déchiffrer les actes verbaux et non verbaux qui communiquent une opinion ou évaluation d’une rencontre spécifique. Son mérite principal est celui de dépasser une vision individualiste, volontariste des actes interpersonnels pour soutenir que les réactions individuelles et circonscrites sont toujours « empruntées » d’un répertoire de conduites considérées adéquates et attendues dans une situation précise, mais aussi productrices de nouveaux contextes et relations.

Quoique cette sociologie accorde une place privilégiée aux rencontres entre individus, l’interactionnisme se penche non seulement sur les logiques de maintien d’une image de soi en tant qu’autoreprésentation, mais surtout comme construction négociée et dynamique toujours en rapport aux possibles lectures de ceux avec qui ces rencontres se produisent. De ce fait, une rencontre, et ses réactions plus ou moins involontaires, évoquent toujours des réponses fondées sur une relative conscience des possibles interprétations d’une réaction donnée – qui devient ainsi moins anodine qu’on pourrait le croire – et qui doit prendre en compte le contexte dans l’esquisse d’une expression sensible et adéquate à ce qu’on souhaite transmettre. Si une personne n’arrive pas à transmettre ce qu’elle voudrait, c’est-à-dire si elle se trompe au niveau des interprétations possibles sur son acte, cela pourra être vu comme un manque de « tact »92

– conduisant à un nouveau comportement visant à dissiper toute gêne dérivante du comportement précédent.

Ainsi, un point de vue interactionniste permet d’interpréter ethnographiquement une situation comme celle de l’échange d’un regard entre le chercheur et l’interlocuteur grâce à l’intérêt particulier qu’il porte au niveau des codes partagés de comportement lors de rencontres fugaces et leur « réponse émotionnelle immédiate ». Plus précisément, la réflexion de Goffman est centrée sur les dispositions qui permettent à quelqu’un de, dans une situation inespérée, voire non-désirée – comme une rencontre dans le laboratoire –, d’en sortir avec une

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Le terme employé dans l’original en anglais est « perpectiveness » (Goffman, 1967, p. 13) et a été traduit comme « discernement » dans la version française (Goffman, 1974, p. 16). J’ai choisi ici le terme « tact » pour considérer qu’il restitue de manière plus précise l’idée d’une sensibilité pratique nécessaire à la création d’une ambiance d’aisance collective dans les situations sociales les plus différentes. La traduction française du livre présente, à mon sens, des problèmes majeurs. De ce fait, quelques-unes des citations sont des traductions réalisées par moi-même quand il me semble nécessaire. À titre d’exemple, le terme en anglais « individual » est systématiquement traduit comme « personne », alors qu’il serait erroné de voir ceux-ci comme des concepts sociologiques interchangeables ; ils correspondent à des traditions sociologiques distinctes et portent avec eux des particularités épistémiques. Par ailleurs, « spontaneously » est traduit comme « instinctivement » et « conversational encounter » devient simplement « conversation » (p. 113 dans la version originale et p. 101 dans la version française).

relative aisance grâce à un effet combiné, idéel, entre « fierté » et « considération pour l’autrui ». Alors que le premier est important pour ne pas « perdre la face » – s’en sortir avec « la tête haute » –, le second est également important pour ne pas transmettre un air hautain, voire arrogant, qui pourrait engendrer des situations de gêne immédiate ou à posteriori, outre briser l’image de soi qu’on voudrait maintenir. Il s’agit ici d’une sorte d’économie morale qui est constituée par les limites que chacun se donne selon la circonstance, les hiérarchies en jeu et sa position sociale pour « sauver la face ». Qui plus est, quand on occupe certaine position sociale, telle que la direction d’un important laboratoire, « une personne […] doit s’assurer du maintien d’un certain ordre expressif, ordre qui régule le flux des événements, importants ou mineurs » (Goffman, 1974, p. 13). Quand ce sens propre au maintien de tel ordre des choses relève d’une maitrise du corps et des émotions face à ces situations, on parle alors d’un sens de « dignité ». Ainsi, ces interactions sont toujours médiées par un sens de représentation de soi, de conformité à des comportements attendus et d’un effet espéré sur les autres : en somme, il est la maîtrise de cet ensemble de codes condensée en un moment fugace qui caractérise le sens qu’on peut attribuer à un regard et ses effets sur les personnes concernées.

Pour revenir à la situation où la directrice du laboratoire rentre soudainement dans son bureau, un point précis s’avère spécialement pertinent : celui de l’évitement, dont nous parle Goffman. Éviter qu’un contact ait lieu s’avère le plus efficace des moyens d’éviter toute situation de malaise. Cependant, une rencontre ne peut pas toujours être prévenue. Dans ces cas, la meilleure manière de « sauver la face » est de « se retirer élégamment » (Ibid., p. 18). Toutefois, certaines situations, comme celle dans laquelle je me retrouverai seul dans le couloir à la suite du départ de la directrice, peuvent être reconverties en acte d’affirmation hiérarchique, dans la mesure où le fait de s’autoriser à accomplir un acte normalement aperçu comme impoli, voire agressif, marque sa position de supériorité. « On peut, par un retrait soudain, plonger les autres dans un échange avorté, rituellement insatisfaisant, et les y laisser patauger », nous dit Goffman (Ibid., p. 25).

Ce terrain m’a souvent été lourd et physiquement épuisant et parfois j’attribuais cette pesanteur à des tensions intimes nourries par ma propre histoire personnelle. Être un Brésilien d’origine populaire avait un double effet sur moi dans le rapport à mon enquête. D’une part, je me suis toujours senti un intrus dans certains contextes académiques, surtout les plus prestigieux en Europe, et le sentiment de « marcher sur des œufs » et de me comporter de manière maladroite faisait partie de mes journées (parler trop fort, une corporalité inappropriée, une maîtrise de l’anglais que je ne considérais pas idéale, le simple fait d’être

Brésilien avec tous ses stéréotypes). Un travail constant sur moi et mes compétences, quelque chose de l’ordre de la rationalisation, reste toujours insuffisant pour me dissuader de mon sentiment que je serai toujours en retard en termes de capital culturel par rapport à certains de mes collègues.

Néanmoins, mes origines populaires m’ont toujours amené à réfuter viscéralement certaine hexis corporelle qui, à mes yeux et à mes viscères, incarnent de manière apparemment anodine des hiérarchies sociales et des violences symboliques qu’on critique tant (Bourdieu, 2003 [1997]). Un certain air que je jugeais snob, par exemple, avait un effet fort sur moi parce qu’il m’a toujours frappé comme la forme peut-être la plus accomplie de la violence sociale polie et sans trace. J’y vois à chaque fois un corps qui frappe un autre de la manière la plus subtile et donc violente, parce qu’on n’arrive même pas à s’en rendre compte93

. Ainsi, quoique mon malaise puisse paraître une non-maîtrise de certains codes, ou un défaut dans mes capacités d’apprendre par le biais d’un sens pratique, il est souvent un acte de résistance à des codes qu’il ne m’intéresse pas d’incorporer. J’y repère aussi des économies morales qui ne sont pas les mêmes que celles dans lesquelles j’ai été forgé en tant que personne. Par exemple, certaines logiques profondément individualistes, dans le sens plutôt sociologique que moral du terme, m’ont toujours paru vides de sens, pour moi qui vient d’un contexte social et académique où l’individu – et certaine notion d’épanouissement individuel, par exemple – n’est pas si détaché de l’entraide et du travail collaboratif. Évidemment que ce sens de groupe existe chez tous mes interlocuteurs, mais il se réalise comme lien entre ceux qui partagent les principes d’une économie morale qui n’est certainement pas la mienne. Tout cela, ensemble,

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À propos du « snobisme » au sein de l’anthropologie britannique, voir le plutôt franc article d’Edmund R. Leach intitulé Glimpses of the unmentionable in the history of British Social Anthropology (1984) : « But in becoming a rude mechanical [Leach refers to his use of the word « structuralism »] I did not cease to be a snob. Homans (himself an American aristocrat by birth; his mother was an Adams) once explained the peculiarities of the Boston Unitarians by saying that while all sects of Calvinist origin assume that God has ordained a predestined distinction between the Elect and the Damned, the Unitarians are so certain that they themselves belong to the Elect that they never bother about the Damned. And that has been, very broadly, the position of the academic inhabitants of Oxford and Cambridge Universities throughout my lifetime. We know we are the Elect. What happens elsewhere is of no importance whatsoever » (Leach, 1984, p. 10). En parlant de sa relation avec Radcliffe-Brown, Leach avoue son mépris envers le fait que le premier pouvait donner l’impression d’être, « by lineage and upbringing, an English country gentleman » (Ibid., p. 21), alors qu’il ne l’était pas. Concernant Max Gluckman, d’origine sud-africaine, il écrit : « If anyone had asked me then or later what I thought of Gluckman, I would probably have said that I considered him to be an uncivilized and fundamentally uneducated egocentric whose attempts at theoretical generalization were of quite puerile incompetence » (Ibid., p. 20). Par ailleurs, Leach interprète ses différences avec Gluckman à travers le prisme de la classe : « Such arrogance and prejudice on my part reflects no credit on me but, if I am honest, I have to admit that I feel today as I felt then. But in the case of Gluckman it was a radical difference of social background rather than any fundamental disagreements concerning social theory that lay at the roots of our mutual antipathy » (Ibid., p. 21).

produit une relation de grande ambigüité envers mon terrain et certains milieux du champ académique – et je dis bien certains.

J’étais convaincu aussi de la justesse de mes impressions face à ce que j’observais et qui me semblait, malgré le premier facteur, réel bien au-delà de mes ressentis personnels. Et ceci d’autant plus que je me rendais compte progressivement que, en même temps que cette université était un lieu considérablement habité par ces corps familiarisés avec des hexis corporelles propres à une certaine idée des classes urbaines éduquées, je me suis aperçu que ce malaise habitait le corps d’autres étudiants du Laboratoire, mais aussi de chercheurs qui avaient déjà un parcours consolidé. Finalement, je comprendrai que ce regard que m’avait tellement marqué parlait d’une sorte de relation par le corps que j’identifiais aussi entre la directrice du centre et d’autres étudiants, ainsi qu’entre moi et d’autres interlocuteurs. Qui plus est, je comprendrai que ce niveau de communication et de construction de relations d’affinités ne pouvait être compris qu’en relation avec le silence, le refus, la résistance à parler de certains sujets – et vice-versa. Et cela était fondamental. Il s’agissait, finalement, d’un silence sur et par le corps ; un silence, sur un milieu, qui était incarné par pratiquement tous mes interlocuteurs, et qui a été éventuellement rompu par deux formes : la parole ouverte, ou le non-dit.

Dans le document Anthropologie politique de la vie académique (Page 178-185)