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L’« intellectuel indien » : figure coloniale et moderne

Dans le document Anthropologie politique de la vie académique (Page 112-121)

2. TISSER LES RÉSEAUX : LES HÉRITIERS ET LES « HUSTLERS »

2.3. L’« intellectuel indien » : figure coloniale et moderne

L’« intellectuel indien » qui fait carrière académique en Europe n’est pas seulement celui qui maîtrise l’anglais, mais aussi celui qui emploi l’anglais pour s’incrire dans un espace social précis. Dans la section suivante, j’aurai recours aux travaux qui s’intéressent à la construction historique de telles représentations autour de l’« intellectuel indien », et qui donneront les éléments nécessaires pour analyser ensuite mon matériau de terrain.

2.3. L’« intellectuel indien » : figure coloniale et moderne

Dans ses travaux sur la vie intellectuelle indienne et vietnamienne, Susan Bayly (1999) s’intéresse précisément à ces questions depuis le point de vue d’une histoire intellectuelle et, plus récemment, d’une ethnographie des pratiques et récits concernant les trajectoires de familles de l’« intelligentsia » dans ces deux pays (Bayly, 2007). À l’instar de Fuller et Narasimhan, Bayly s’intéresse aux processus historiques d’ascension de groupes historiquement bien placés dans certains milieux professionnels, y compris académiques, sans ignorer la constitution de réseaux de solidarités informés par la caste. En discutant l’hégémonie de certaines castes dans les professions les plus prestigieuses en contexte colonial, elle affirme :

Yet then and now, few Indians were unaware of the distinctive educational and occupational traditions marking out such people as the rentier-descended upper-caste Bengalis known as bhadralok (‘genteel folk’) and their many regional counterparts. These include the networks of Smarta Brahmans and other high-caste Hindus whose members attained prominence in public life and the modern professions in the Tamil country under the Raj, passing on through networks of marriage and kin ties a strongly family-based tradition of educational and career achievement. (Bayly, 2007, p. 100) Comme Fuller et Narasimhan, Bayly atteste de l’existence de réseaux de solidarité de caste à l’époque coloniale. En ce qui concerne la période contemporaine, son analyse est basée surtout sur ses souvenirs46

d’interlocuteurs et d’amis rattachés à l’administration indienne et qui inscrivaient leurs récits individuels et familiaux dans certaines traditions intellectuelles à la fois de caste et classe. En brossant un portrait assez détaillé de l’un de ses interlocuteurs, un fonctionnaire de la haute administration indienne appartenant à une famille qui entretient des relations très proches avec le pouvoir depuis la période coloniale, elle met en relief les tensions post-impériales relatives à ces trajectoires. Ce qui est important ici est la place qui Bayly accorde aux disputes autour des représentations définissant ce qu’elle appelle les « credential moderns »,

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Pour une réflexion sur l’usage des souvenirs comme donnée ethnographique, voir le classique de l’anthropologie indienne The Remembered Village de M.N. Srinivas (2012).

c’est-à-dire l’idéaltype du citoyen de l’Inde indépendante et moderne, et leur « distinctive kind of family ». Il nous est rappelé que pendant plusieurs décennies un certain modèle de citoyen et famille inspirés des écrits politiques et de la présence de Jawaharlal Nehru sur l’espace public indien a été hégémonique parmi les « élites » indiennes en ce qui concerne la définition symbolique d’appartenance à une classe moyenne urbaine et cultivée.

Figure majeure de la lutte anticoloniale indienne, Nehru a été non seulement un leader politique et le premier ministre de l’indépendance, mais aussi à l’origine d’une pensée englobante sur l’avenir de cette société. Né au sein d’une famille de kashmiri pandits (ou kashmiri brahmanes) aisée et instruite47

, il est parti à Cambridge en 1907 pour ses études en droit avant de retourner en Inde et rejoindre les rangs de l’Indian Congress et ensuite devenir l’un des leadeurs de l’indépendance. Mais plus qu’une personnalité politique, l’histoire lui attribue la place de mentor du projet national adopté par le nouveau pays dans toutes les sphères de la vie nationale : politique, économie, religion, culture, famille, vie intellectuelle et ainsi de suite. Son livre The Discovery of India (1946), une œuvre consacrée à une interprétation du pays et systématisation passionnée de ce projet à la fois économique, politique, culturel et social, écrit pendant ses années d’emprisonnement, est devenu lecture obligatoire dans toutes les écoles du pays.

Ce qui m’intéresse ici est de souligner que, quoique d’autres figures publiques et modèles existaient parmi les différents groupes sociaux – religieux, de caste, et même les différents groupes politiques –, il n’en reste pas moins que dans un certain milieu universitaire dont le spectre politique va de la gauche au centre – où se positionnent la majorité de mes interlocuteurs –, les valeurs incarnées et défendues par Nehru et ses alliés ont historiquement dominé les représentations sur la classe moyenne moderne urbaine, ainsi que les pratiques politiques, épistémologiques et morales de leur sujets. Parmi les éléments qui composent cet idéaltype de la famille nehruvienne, nous trouverons l’exercice de certains métiers (spécialement la fonction publique, l’enseignement, les finances, le commerce et les professions de prestige comme l’ingénierie, le droit et la médecine), la vie citadine, l’appartenance à une famille inscrite dans une tradition de consécration à la nation (souvent par le biais du service public) la double maîtrise de l’anglais (langue de la modernité) et de l’hindi, voire du sanskrit (la

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Son père était un avocat et homme politique, membre de l’Indian Congress, qui était initialement une association politique d’hommes de hautes castes qui se rassemblait officiellement une fois par an, puis transformé, au début du XXe

siècle, en parti politique qui prônait la cause de l’indépendance. L’Indian Congress deviendra le parti dominant dans le pays pendant plusieurs décennies.

langue de la tradition, de ces traditions dont ces familles font partie), ainsi que la défense de certaines valeurs « occidentales », vus comme chères au projet nehruvien de la modernité, telles que l’État sécularisé, la démocratie, le développement et la rationalité scientifique et bureaucratique.

Par ailleurs, cela comprend aussi la maîtrise d’un certain capital culturel littéraire, musical et cinématographique amplement associé non seulement à l’Europe et aux États-Unis, mais aussi à certaine culture savante indienne. C’est-à-dire qu’une partie considérable de mes interlocuteurs font étalage de la maîtrise requise d’auteurs, musiciens et cinéastes américains et européens – ce qui n’est en rien différent des groupes les plus scolarisés traditionnels en Europe ou en Amérique Latine, par exemple –, mais surtout d’une certaine haute culture indienne, bien représentée par un ensemble de figures associées à cette période nommée « Renaissance Bengalie ». Le Bengale étant au centre du projet colonial britannique à partir du XIXe

siècle, il a bénéficié de la dissémination de technologies d’impression à large échelle qui ont contribué à transformer sa littérature régionale et à en faire le représentant par excellence de la « haute culture » indienne (Ghosh, 1998). Il en va de même pour le cinéma vers la moitié du XXe

siècle qui, grâce à des cinéastes indiens inspirés du Néo-Réalisme italien associés au courant du Parallel Cinema, est devenu une vitrine pour la culture bengalie à l’étranger. Quoique ladite Renaissance Bengalie désigne un mouvement qui dure jusqu’au début du XXe

siècle, cette production cinématographique plus tardive, qui fait surface à partir des années 1950, s’inscrit dans le droit fil des réflexions menées par des auteurs comme Rabindranath Tagore, Bankim Chandra Chatterjee et Saratchandra Chatterjee, et a continué à influencer des chercheurs et artistes jusqu’à la seconde moitié du XXe

siècle48

.

Enseignant à l’University of Cambridge, Binoy m’accueillit aimablement dans son bureau quasi-ascétiquement décoré. Sur la table, un buste du Mahatma Gandhi ; sur le mur, une photo de trois figures masculines sur laquelle figure Rabindranath Tagore, grand écrivain, poète, compositeur, philosophe et éducateur indien du tournant du XXe

siècle. Il s’agit de la première d’une série d’occasions où je trouverai des références tant à Tagore tant qu’à Gandhi

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Roland Lardinois à propos de la trajectoire de Gayatri Spivak, d’origine bengalie et qui a fait carrière au États-Unis dans les études littéraires à partir des années 1960, rappelle que : « From her family background, that gave her, as she admitted, the emotional and psychosocial support for her adult life, Gayatri Chakravorty also inherited the values that came from the cultural movement of Bengali Renaissance (‘my Enlightenment’, she said), from where she drew her critical mind: progressiveness, nationalism, proto-feminism and a strong anti-caste feeling (her paternal grandfather had married a widow) » (Lardinois, 2013, p. 426).

dans les espaces de travail de mes interlocuteurs ; notamment celui des hommes. Binoy est un jeune chercheur né dans l’état indien d’Assam, au sein d’une famille de professeurs universitaires spécialisés en littérature et philosophie anglaises. Bien que ses parents soient hindous, sa tante chrétienne a eu une influence importante sur sa formation religieuse, au point qu’il s’identifie comme chrétien grâce à elle. Sa mère était une vaishnava pratiquante (une dévote de Vishnou comme dieu suprême), alors que pour son père, un hindou de formation, « Tagore was the religion ». C’est précisément par ce récit d’une famille tissée au carrefour de différentes pratiques religieuses, des valeurs à la fois spirituelles et sécularistes, anglophiles et d’un hindouisme cosmopolite, tout cela représenté dans les figures de Tagore et Gandhi, que Binoy interprète toute sa trajectoire et sa position éthique face au monde.

Il en va de même pour sa formation académique, entre St. Stephen’s College (University of Delhi) et Cambridge. St. Stephen’s College, qui, me raconte-t-il en détail, fut fondé par une mission anglicane britannique en 1881 appelée « Cambridge Mission ». En démontrant une connaissance aiguë, qui lui permet surtout de s’inscrire dans l’histoire de celui qui est le plus réputé college indien – et par lequel la plupart de mes interlocuteurs en Angleterre sont passés –, il souligne à plusieurs reprises que l’institution a été créée selon les modèles de Cambridge. Binoy met en relief précisément la relation historique intime et toujours existante entre St. Stephen’s College et Cambridge, où la plupart de ses enseignants ont été formés, et grâce à laquelle les Stephanians développent une grande familiarité avec l’institution britannique. Binoy décrit son arrivée à Cambridge, après plusieurs années en Assam et à Delhi, en évoquant une sensation de grande familiarité avec la ville et l’institution : « St. Stephen’s College fits perfectly in Cambridge », dit-il49

.

Je reviendrai sur la trajectoire de Binoy dans le chapitre 6, où j’analyse davantage la notion de diaspora et aussi la place accordée à la littérature dans les significations de ces trajectoires. Ce qui m’intéresse pour l’instant est la manière dont il évoque certains imaginaires très répandus autour de ce qu’est un « intellectuel indien », et comment cela correspond à un imaginaire profondément enraciné dans une culture académique qui a tendance à naturaliser

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Encore que pas toujours exacte, l’idée que l’University of Delhi correspond jusqu’à aujourd’hui au modèle d’organisation et formation de l’University of Cambridge trouve gré aux yeux de beaucoup d’étudiants indiens avec qui j’entretiens des relations, soit en contexte de terrain, soit dans un cadre amical. Alors que l’University of Cambridge est organisée sur la base d’un système indépendant de colleges (lieux d’hébergement et sociabilité étudiante, mais aussi de rattachement de certains enseignants qui ont le statut de fellow), schools (divisions administratives autour de grands domaines de la connaissance) et departments (chargés de l’enseignement), l’University of Delhi, à son tour, est constituée de departments liés à l’université, outre que les affiliated colleges

ses référentiels de haute caste qui, je le soutiens, ne peuvent pas être négligés quand il s’agit de réfléchir anthropologiquement sur la constitution de réseaux académiques.

Notre conversation gravite essentiellement autour des questions d’identité, de sentiments d’appartenance et de la notion de cosmopolitisme. Issu d’une famille de haute caste de professeurs universitaires, se réclamant d’une posture libérale50

, et ayant travaillé dans une maison d’éditions universitaire socialiste de Delhi entre son master et doctorat, Binoy s’inscrit dans une formation progressiste et antidiscriminatoire. Comme la plupart de mes interlocuteurs, il récuse toute relation à une diaspora indienne, vue comme communautariste, conservatrice, voire chauviniste, qui nourrit un nationalisme hindou d’extrême-droite antithétique avec toutes les valeurs cosmopolites prônés par ces chercheurs51

. En ce qui concerne le débat autour des positions ambivalentes qui sont construites entre traditions indiennes et « occidentales », il synthétise sa position personnelle, en tant qu’un « intellectuel cosmopolite », en citant à plusieurs reprises Tagore, Gandhi et Nehru. L’extrait ci-dessous parle de son intérêt pour les traditions religieuses hindoue et chrétienne, qu’il associe à ses vécus familiaux :

Me – So, this conjunction between Indian philosophy and Indian tradition and Western – if we can use this word yet –, this conjunction of thoughts is something that come from your very childhood.

Binoy – Yes, I would say this. You know, when you are a child you don’t realise these things, but now when I look back… for example, if you look at these two people in that photo (He turns back towards a printed photo on the wall behind him, turning around his chair. The photo pictures three men, being one of them easily recognisable Tagore): so that guy is Rabindranath Tagore and the other guy, his name is C. F. Andrews. C. F. Andrews is this sort of Anglican clergyman who goes to India and becomes a good friend of Mahatma Gandhi, and Gandhi gives him the title “friend of the poor”. So these two were sort of household names as a young boy growing up. My father almost, you know, worshiped Tagore and Andrews. And this Tagore and Andrews friendship is one of my projects, future projects, this intellectual friendship between a poet and a kind of anti-nationalist/anti-colonial figure and an Anglican clergyman who becomes involved in South Africa, involved in the anti-colonial struggle. So I think a lot of my work is trying to trace… this is something I am now beginning to

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L’acception du terme libéral en Inde évoque l’idée d’une posture progressiste en termes de mœurs, diversité religieuse et droits sociaux. En termes de caste, les positions des familles libérales de hautes castes peuvent être plus controversées, surtout face aux politiques de discrimination positive, les « quotas », destinées aux basses castes, groupes tribaux et minorités religieuse (Scheduled Castes and Scheduled Tribes et Other Backward Classes). 51

think, after many years of reflection at this point, is that it is possible to get this East-West thing wrong in two ways. So I do not know what is right, but there are two wrong ways. One is to over-emphasize the kind of colonial violence, and say that what happened was rather European Other, British Other simply came and colonised Hindu minds, because what happens then is that you are not highlighting some forms of Hindu appropriation, Hindu resistance, Hindu interrogation. It’s not as if Europe suddenly landed one morning like Americans in Afghanistan or British in Iraq and say here we are. We are talking about a very long transaction going over fifty years, eighty years. So, that is the one way to get it wrong, to say that this is simply violence, mindless indiscriminate European colonial subjugation. The other way to get it wrong, of course, not many people do it, but it could be incorrect I think to go to the opposite extreme, and deny the violence and say “there was a grand tea party going on”: Hindus and European and Hindus and British and Muslims getting together to have a nice time. So, to find this middle way, in-between, not to demonise Europe, and not saying Europe means violence, Europe means some kind of Western imperialism and, on the other hand, not to romanticise some continental indigenous traditions. I really think this is part of what people like Tagore were trying to do, to find this very difficult, instable middle way between not demonising Europe and not romanticising India. [...] I think that people like Tagore, Gandhi, at some extent – but I think Tagore more than Gandhi – because they were trying to follow that line. I think these are, you know, ideas that my father said to me in so many works about… he raised me on the poetry, the music of Tagore and this is why I said something about Tagore sometime back. […] This Tagorean notion of being cosmopolitan, where you are rooted in one centre – whether it is Indian, Brazilian or European – and not feel that sort of insecurity, that you are under threat by the other, that the other is trying to take away what is valuable in you. […]

I see Tagore as having laid out so many of these responses in 1914-1920. One very interesting novel that you should read, if have not read, by Tagore. It’s called Gora. So, Gora is this sort of Hindu nationalist left-winger who at the end of the novel – so this is a spoiler alert – and at the end of the novel this figure Gora, he realises he is Irish. So, this is Tagore’s way of saying that even what you may think as Hindu already has some kind of European presence, and vice-versa. That, I think we… I would say there is something called the “Indian intellectual” that we should try to revise and relativize what I call the “voice of sanity”, “the middle part”, which is very difficult precisely because it is the middle, but I think it exists. I think we had people like Tagore and Gandhi, Nehru also in his own way who were trying to show us that middle way between getting crafting and some kind of European imperialism and some kind of native Indian romanticising, and that middle way. I mean, this middle way still exists. I mean, there are many people even in India, and in the West, but I think this is more or

less the kind of academic values, forms, ways of thinking the world, that I consciously absorbed and picked up. And quite a lot of it, I would say, has to do with the figure of Tagore.

Je me permets de transcrire ce long extrait parce qu’il me semble synthétiser de manière dense une combinaison riche, et assez répandue parmi mes interlocuteurs, d’un modèle de formation familiale et académique qui gravite autour des valeurs et représentations qui sont explicitées ci-dessus, à savoir : une idée de cosmopolitisme intellectuel qui rapproche l’idéaltype de « l’intellectuel indien » de personnages masculins comme Tagore, Gandhi et Nehru, dans un dialogue interculturel critique entre « the West and India ». Qui plus est, c’est précisément à partir de cet ensemble d’éléments – qui correspondent tout à fait à la famille et au sujet nehruviens dont nous parle Susan Bayly – que Binoy propose une définition de « something called “the Indian intellectual” » qui renvoie à une position anti-caste, séculariste et républicaine historiquement forgée au sein de groupes de haute caste et classe dans un rapport proche mais critique de la pensée ainsi-dite « occidentale ». Je voudrais insister que le fait que le cas de Binoy ne relève ni de l’anecdote ni du particularisme, étant plutôt représentatif de plusieurs trajectoires, pratiques et discours qu’on peut observer quotidiennement au sein de ces réseaux.

Je serais en mesure de décrire nombre de situations similaires, comme des poèmes de Tagore affichés sur la face extérieure de la porte d’un bureau, les références constantes à ces figures dans leurs récits, pour ne pas mentionner les images de ces hommes (soit des bustes,

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