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Les héritiers et les hustlers

2. TISSER LES RÉSEAUX : LES HÉRITIERS ET LES « HUSTLERS »

2.1. Les héritiers et les hustlers

2.1. Les héritiers et les hustlers

« The young researchers have to be kind of hustlers today », affirme Indira, mon interlocutrice, lorsque j’aborde avec elle la question des stratégies estimées nécessaires pour faire une carrière académique aujourd’hui. Pour cette universitaire établie, l’idée d’inscription dans une école de pensée et dans une lignée intellectuelle, un aspect cher du métier académique, est devenue un rêve puriste (Peirano, 1990). Nous sommes dans son bureau, un bel espace situé dans un ancien bâtiment appartenant à une université canadienne réputée. En regardant sur ma gauche, je repère de grandes étagères presque vides. Ce ne sera pas la seule fois que je visiterai un bureau qu’on dirait presque inoccupé, et toujours pour la même raison : ces chercheurs y demeurent très peu. Indira est certes rattachée à une institution canadienne, mais elle passe la plupart de son temps à New York, où elle a réalisé ses études doctorales vers la fin des années 1980 et entretient ses réseaux académiques plus importants. Elle fait des allers-retours presque hebdomadaires, me raconte mon interlocutrice alors qu’elle fait étalage des réseaux de chercheurs extrêmement prestigieux auxquels elle participe dans la ville étatsunienne et avec qui elle cultive des rapports d’amitié. Elle insiste sur les diners fréquents avec certains chercheurs très reconnus internationalement, et notoirement appartenant à une « élite » non seulement académique mais aussi économique et sociale : ici, réseaux académiques et de classe et caste se chevauchent. Dans un contexte où les réseaux s’étendent très loin, s’imposent comme le modus operandi d’organisation de la recherche et se superposent de manière à créer de véritables réseaux de réseaux (Hannerz, 1992), se nouent des mailles considérablement complexes de circulation à plusieurs niveaux.

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En portugais : « A Decadência é a perda total da inconsciência ; porque a inconsciência é o fundamento da vida. O coração, se pudesse pensar, pararia. » (Pessoa, 2014 [1913], p. 31).

« You should read more about modern Indian History to get to know more about my family », affirme avec fierté Indira une fois que je lui avoue ne jamais avoir entendu parler du nom de famille qu’elle porte. Née au sein d’une famille extrêmement aisée et connue pour la place proéminente que celle-ci occupe dans l’histoire politique et économique indienne, Indira est partie aux États-Unis dans les années 1980 pour sa licence en Histoire dans une université de l’Ivy League et ensuite Cambridge, Angleterre, afin de passer son diplôme de master. À l’instar de plusieurs de mes interlocuteurs, sa trajectoire comprend un moment de doute par rapport à la carrière académique suivant son master. Celui-ci a été comblé par une expérience de travail en dehors de l’université, mais toujours à l’intérieur de ses réseaux familiaux : elle occupera pendant quelques mois un poste dans un projet de développement mené par une organisation internationale renommée. L’une des motivations soulevées par Indira pour reprendre ses études et retourner à l’université dans laquelle elle avait réalisé sa licence est une conversation avec l’un des hauts administrateurs de l’institution qui lui conseillera vivement de retourner. Elle met l’accent sur le fait qu’il était très attentionné avec elle et qu’il lui donnait de nombreuses marques d’affection.

Les parcours comme le sien, d’hésitation et de retrait temporaire de la vie universitaire entre le master et le doctorat, ne sont pas rares parmi mes interlocuteurs venus de familles aisées. Ils sont d’autant plus communs que ces réseaux académiques vont de pair avec des réseaux sociaux et familiaux bénéficiant d’un grand capital social. Ces réseaux de connaissances garantissent non seulement la possibilité de reprendre une trajectoire professionnelle à tout moment, mais aussi les conditions pécuniaires et émotionnelles pour le libre exercice du doute. À cet égard, je voudrais juste souligner deux aspects de la déclaration de mon interlocutrice : premièrement, aussi controversée qu’elle puisse paraître, l’idée que les jeunes chercheurs sont comme des chasseurs à faire feu de tout bois est loin d’être à contre-courant du discours dominant ; deuxièmement, cette représentation apparaît comme une image en miroir de la trajectoire qui est la sienne. Ce qui m’intéresse ici est précisément le fait qu’Indira exprime une idée très répandue sur la construction de réseaux aujourd’hui – à savoir : une affaire de « débrouillards » [hustlers] –, à travers un prisme qui n’est pas le même que celui qu’elle emploie pour traiter de sa propre trajectoire, interprétée plutôt par à travers le prisme de la recherche de la satisfaction et d’une certaine aisance sustentée par la certitude qu’un certain nombre de choix lui seront toujours ouverts.

Certes, le cas d’Indira, qui appartient à une famille particulièrement influente et fortunée, peut paraître exceptionnel, surtout en ce qui concerne la manière dont sa biographie

est marquée par un accès extrêmement facilité à des réseaux prestigieux qui lui assuraient les conditions matérielles et symboliques nécessaires à la réalisation de ses projets. Cependant, comme je le montrerai plus loin dans ce chapitre, l’aisance et la certitude de la réussite sont des sentiments partagés parmi un grand nombre de mes interlocuteurs, très souvent intégrés dans des réseaux sociaux plus ou moins étendus grâce aux liens familiaux résultant d’une diversité d’activités professionnelles existantes à l’intérieur d’une même famille (bureaucratie, armée, secteur privé, finances, recherche etc.). Ce sont d’ailleurs ces connexions qui permettent aussi que ces périodes de congé entre master et doctorat soient occupées par un travail dans des institutions ou des métiers différents mais toujours bien placés. C’est le cas pour Indira, mais aussi pour nombre de mes interlocuteurs qui ont travaillé chez des maisons d’éditions ou des institutions internationales sur des projets de développement, par exemple. Cela dit, si la trajectoire d’Indira fait émerger des éléments qui nous parlent de manière plus directe de ses privilèges de classe, son affirmation fait ressortir aussi des transformations d’ordre historique mobilisant plusieurs dimensions de la vie sociale, dans une époque où non seulement les stratégies de construction et mobilisation de réseaux changent, mais aussi où les ficelles du métier académique se transforment plus largement. Ces transformations ont elles aussi trait aux questions de classe, comme je le montre dans ce chapitre. En ce sens, Indira est un cas représentatif de la trajectoire de la majorité de mes interlocuteurs qui possèdent les capitaux sociaux et culturels jouant un rôle majeur dans la construction d’une carrière académique.

Partant du récit d’Indira sur les transformations en cours dans la vie académique contemporaine, et notamment sur la place des réseaux dans la construction de carrières universitaires, je propose dans ce chapitre d’étudier la constitution sociale de ces réseaux, les différentes trajectoires qui les incarnent ainsi que les représentations – souvent en conflit – qui y sont associées. La restitution d’un ensemble de témoignages débouchera sur une interrogation plus approfondie sur les transformations contemporaines d’un ordre social et institutionnel qui, à son tour, fournira un cadre plus ample pour l’analyse de ces trajectoires et paroles diverses. Si le chapitre précédent restitue, par le biais de la sociabilité, des situations ethnographiques « publiques » (telles que les colloques) en tant que moments privilégiés d’observation de pratiques et discours partagés, ce chapitre explore davantage des conversations individuelles que j’ai pu établir. Elles s’avèrent être une dimension prégnante de cette enquête, puisqu’à l’abri des regards et des oreilles des autres, elles permettent l’accès au privé, aux secrets, aux non-dits, ou à tout ce qui est, comme je l’ai entendu plusieurs fois lors de mes entretiens, « off the record ». Cela devient d’autant plus important que la position institutionnelle occupée par mes

interlocuteurs souvent les dissuadaient de se prononcer publiquement sur un certain nombre de questions : soit parce qu’ils sont en situation de précarité (ou de dépendance structurelle à l’égard de personnes et institutions qu’ils peuvent éventuellement mentionner, comme je le montre dans le chapitre 8), soit, au contraire, « because of the position ».

Comme je l’ai évoqué dans le chapitre 1, les chercheurs venus de basses castes et classes populaires occupent de plus en plus une place au sein de ces circulations. Et, quoique des idées reçues nous conduisent à y voir une ouverture manifeste de la recherche à des sujets historiquement absents, il serait imprudent de prendre pour argent comptant les processus institutionnels et subjectifs associés à ces transformations. Il faut non seulement déconstruire l’évidence de cette affirmation, mais aussi de la raison pour laquelle nous n’arrivons pas à voir la complexité de ces processus constitutifs d’un milieu dans lequel nous sommes nous-mêmes immergés.

Parmi mes interlocuteurs, les trajectoires d’ascension sociale sont plus communes chez les plus jeunes (doctorants et post-doctorants), même si j’ai pu rencontrer certaines personnes de basse caste et classe occupant des postes permanents dans des institutions reconnues. Certes, il serait simplificateur de brosser un tableau en noir et blanc composé de pauvres et riches alors que les degrés d’accès au capital symbolique et financier sont divers, le croisement de différents marqueurs (classe, caste, genre, origine) sont complexes et la manière dont ces personnes en parlent est souvent très nuancée. Cela dit, malgré une certaine complexité intersectionnelle que j’essaie de restituer en amont, au long de ce chapitre, force est de reconnaître que sur mon terrain les hiérarchies de classe et caste vont de pair la plupart du temps. À partir des récits analysés en détail dans ce chapitre, les disparités sociales peuvent être pensées par le biais de trois groupes socio-économiques : les basses castes et classes ; les familles de classe moyenne36

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Dans ses travaux sur les classes moyennes indiennes, Leela Fernandes définit celles-ci par une articulation entre quatre « traditional approaches to the study of Indian middle classes, which tend to rest on four central definitions of the middle classes as: (1) an income-based group (Sridharan 1999, 2004), (2) a structurally defined group (Bardhan 1993, 1998; Rudra 1989), (3) an aspirational-cultural class (Mankenar 1999; Rajagopal 2001b), and (4) a product of discourse and the social imagination (Appadurai 1996). […] In my analysis, I therefore draw on elements of all four of these approaches without resorting to a fixed sociological or anthropological definition of description of middle class identity in order to provide a more dynamic understanding of the making of the new Indian middle class » (Fernandes, 2006, p. XXXIV). La définition de Fernandes permet ainsi d’appréhender les classes moyennes dans leurs aspects multidimensionnels, ce qui s’avère essentiel à cette thèse. Comme deviendra évident au cours de ce chapitre, l’appréhension des dynamiques de circulation étudiées dans cette thèse nous renvoie non seulement à des pratiques de consommation et à des aspirations professionnelles, mais aussi à des pratiques de classement symbolique, des styles de vie et des logiques de distinction sociale et culturelle (Bourdieu, 1979). Henrike Donner propose une compréhension de la classe moyenne plus circonscrite et également utile

normalement de statut ksatriya ou brahmane, sauf quelques exceptions ; et les groupes aisés, voire fortunés, essentiellement brahmanes. On pourrait argumenter qu’il s’agit d’une division arbitraire ou excessivement schématique, mais je voudrais insister sur le fait qu’elle correspond à des éléments concrets ayant trait aux parcours de vie et stratégies employées pour « réussir ».

À titre d’exemple, alors que les trajectoires des groupes de basse caste et classe sont presque tout le temps caractérisées par ce qu’une interlocutrice appellerait, à plusieurs reprises, des « challenges » et des choix bien plus contraignants façonnant leurs parcours, les classes moyennes et plus fortunées parlent, à leur tour, de leurs choix et trajectoires de manière à mettre en avant leurs désirs et hésitations. En restituant leur projets et doutes par rapport à leurs choix professionnel, ces derniers naturalisaient la fluidité avec laquelle leur formation et carrière prennent forme, alors que pour les premiers ces dimensions sont les résultat d’une lutte contre les « challenges » et le repère d’« opportunités » qui se présentaient. Notons que mon intention ici n’est pas d’adopter un ton moralisateur selon lequel les uns font face à des difficultés, alors que les autres profitent des supposées facilités liées à leur appartenance de classe. Il s’agit ici de constater que ce sont eux-mêmes, par le biais du langage employé, qui appuient sur ces deux registres divers.

Il serait naïf de laisser entendre que ceux appartenant aux classes moyennes et aisés se ressemblent en tout. Concernant les dissimilitudes, les premières ne démontrent pas un sentiment de sécurité dans l’avenir de manière aussi systématique que ceux issus de classes plus fortunées –, ces derniers étant beaucoup plus à l’aise quand il s’agit de leur avenir. Par ailleurs, un trait partagé entre les deux premiers niveaux économiques (c’est-à-dire basses classes et classes moyennes) est le fait que la plupart de mes interlocuteurs ont passé par des écoles missionnaires catholiques, largement reconnues en Inde comme étant des institutions qui assurent une éducation de haute qualité, disciplinée, à des prix plus abordables, voire modiques. Dans un espace social plus ample et si l’on regarde l’étendue de leur capital social, il est clair que, historiquement, les classes moyennes et surtout plus prospères jouissent des

pour cette thèse : « a lifestyle based on male employment in white-collar jobs, oriented towards professional careers

or government service, and a shared value system centred on related notions of property, a fulfilled life, and an opposition between tradition and modernity. Considerable differences in household expenditure and salary exist within this group, but educational achievements are seen by all concerned as a mean to enhance upward mobility and are particularly valued amongst the urban Bengali-speaking community. At the heart of this appreciation of formal education lies a tradition of employment in government service, which has from the turn of the last century onwards provided the basis of middle-class identity and domestic organization for this community » (Donner, 2005, p. 121) J’aborde le rapport entre « classes moyennes » et « caste » plus loin dans ce chapitre en m’appuyant sur les travaux de C.J. Fuller et Haripriya Narasimhan (2014). Voir aussi André Béteille (2003), Henrike Donner (2011), Baviskar et Ray (2011) et Srivastava (2008).

avantages liés à la diversité d’activités professionnelles existant à l’intérieur de leur famille. Les chercheurs issus de cette classe sont fréquemment fils de fonctionnaires, ce qui représente en Inde une position privilégiée auprès des instances de pouvoir et de décision (y compris des comités de sélections des lauréats de bourses de recherche pour les études en Europe, comme le Commonwealth Scholarships comme je le montre plus loin). Ils ont des membres de leur famille nucléaire et étendue employés dans différents domaines, tel que le secteur privé, l’université, les agences internationales, l’armée, la bureaucratie, entre autres, ce qui contribue à la participation à des vastes réseaux sociaux (Fuller & Narasimhan, 2014, p. 78 ; Bayly, 2007, p. 107). Néanmoins, alors que les classes moyennes ont des réseaux familiaux restreints à l’Inde (dans presque tous les cas, leur départ pour faire des études en Europe a été leur premier voyage à l’étranger et ils ne connaissaient personne dans le pays), les chercheurs issus des familles les plus fortunées (et surtout pour celles, nombreuses, insérées dans les carrières diplomatiques) comptent à leur tour sur des connaissances et des solidarités dans plusieurs parties du monde. Car, comme je le suggère dans ce chapitre, ces réseaux sociaux ont leurs équivalents dans les réseaux académiques locaux et globaux.

Afin de donner chair à ces nuances, passons au récit de Mary, l’une de mes interlocutrices en Angleterre, née dans une famille de classe moyenne de basse caste – ce qui nous aidera à complexifier ces articulations entre classe et caste. Autant sa trajectoire que son discours fait écho non seulement à un type récurrent de parcours d’ascension sociale chez mes interlocuteurs de familles modestes, mais aussi de contestation de la constitution sociale de ce milieu académique des « élites », dans lesquels des personnes avec un tel parcours ne se sentent pas toujours à l’aise malgré leur relative intégration. Autour d’une tasse de thé, nous discutons de ses expériences liées à sa condition de migrante lors de son arrivée en Europe. La conversation dérive alors sur les questions de caste dans le milieu des études sur l’Asie du Sud. Permettez-moi de citer un long passage de notre entretien :

Mary – I did not feel different at that point, and I don’t feel that now. Of course there are people who think I shouldn’t be here, but there are people like that in India too. […] There are people like that, but I have never felt in London that I am distinct. I felt that much more in other places, but I haven’t felt it in England at all.

Me – And what do you mean by « people »? Who is this « people »? At the university, for example?

Interlocutrice – At the university, you occasionally run into people like that, occasionally. In another places it was the case, even in cities I didn’t expect to… I mean, once the guy who sat next door to me said to me « you know, immigrants like you we don’t mind, but have you seen those people in the streets of this city? », completely not realizing what he was saying. […]

Me – But how about institutionally, in your work and studies?

Interlocutrice – So, I don’t think that I am at that level where it feels that strong yet. I know they will come in time, where there will be much stronger of it. So, for example, you have very few black or brown37

professors in the UK. So, at that point when it comes to a full promotion, I think it will be when I will feel it more because then I know that there are things that will work against it simply because the number is short – it’s not only the qualification that matters, some other things are coming to play. Me – For example…

Interlocutrice – Oh, race, I mean, is definitely a factor. It’s clear that exists an institutional racism, when students evaluate teaching, for example.

Me – And how about your South Asian colleagues, for example? How about the fact that the huge majority of Indian professors in the UK are from Brahmin families? Do you think there is some kind of… how can I put this? Some kind of bias in terms of caste?

Interlocutrice – Yes, yes. Just like all my English colleagues believe they are not racists, or all my Brahmin colleagues believe they are not casteists; but only they can decide if they are, nobody else can tell them they are. So yes, most of them. There are a few who are not, you know, but yes. For the most part they are.

Me – Even in Social Sciences…

Interlocutrice – Oh, yeah, yeah… even in… I mean, yes! When people moved into their discussions for 20 minutes and they haven’t mentioned the tragedy of being a Brahmin, the discussion hasn’t begun. But the problem is they can do it because they assume that who is around is a Brahmin.38

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L’une des deux catégories ethnico-raciales très communes quand il s’agit de personnes d’origines sud-asiatiques. Alors que brown désigne les migrants sud-asiatiques vivant en Europe et aux États-Unis, le terme dark ou

dark-skinned est utilisée en Inde pour décrire les personnes de peau foncée normalement associées aux plus basses

castes ou aux groupes Dalits. 38

À propos du ton de moquerie sur la tragédie d’être un brahmane, j’ai entendu le même type de discours de mes