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Entre post-industrialisme et néo-industrialisme : l’émergence d’une société de services

Distinguer les services des biens : l’interactivité à la source de l’innovation de service

I. L’affirmation des services face à l’industrie

I.2. Entre post-industrialisme et néo-industrialisme : l’émergence d’une société de services

Avant de poursuivre l’exercice de définition, il n’est pas incongru de s’arrêter brièvement sur les controverses théoriques opposant les thèses post-industrielles et néo-industrielles sur l’explication

et l’appréciation du taux de croissance du secteur tertiaire. La majorité de ces thèses ont une représentation du service qui se cantonne à une opposition au bien matériel. Trois économistes ont profondément marqué l’évolution de l’étude des services au cours des années 1970, à travers des courants post et néo-industriels.

Le premier est Daniel Bell (1973) qui, dans la lignée d’Allan Fisher, de Colin Clark, d’Alain Touraine ou de Jean Fourastié, estime que la demande se tertiarise et que la société a recours à de plus en plus de services ; la main d’œuvre tertiaire prend largement le pas sur une main d’œuvre industrielle qui n’ira qu’en s’amenuisant avec les développements technologiques. Après l’âge de la vapeur et l’âge de l’acier, ce serait l’âge de l’électronique. Pour Daniel Bell, la gestion des entreprises passerait d’un mode « économiste » (rationnel, quantitatif) à un mode « sociologique » (travail plus autonome, largement fondé sur le savoir). Il voit dans ces évolutions l’émergence d’un nouveau secteur économique et parle de société post-industrielle. Pour appuyer sa théorie, Daniel Bell (1973) avance deux types d’arguments : économiques et sociaux. Les uns sont principalement le résultat de la loi d’Engel (la demande de services est à élasticité revenu élevée) : l’on passe d’un secteur tertiaire avec des services de base à un secteur tertiaire supérieur à caractère collectif grâce à l’augmentation des revenus. Les autres tiennent au changement de nature et de contenu des activités professionnelles qui exigent des qualifications plus élevées et des savoir-faire plus compliqués.

Jean Gadrey (1991) critique largement la position de Daniel Bell : selon lui, il sous-estime, les potentialités d’industrialisation de certains services ; ils n’apprécie pas à sa juste mesure le concept de productivité appliqué aux services ; et il a une vision relativement bipolaire de la structure économique faisant peu de cas des complémentarités et de l’imbrication croissante des secteurs. Il est vrai que la frontière entre les services et l’industrie est aujourd’hui difficile à tracer si l’on s’en tient à une définition du concept de service à partir de l’activité.

Le deuxième économiste qui a marqué l’économie des services est Jonathan Gershuny (1978). Il s’inscrit dans le courant néo-industriel qui estime que le développement du secteur tertiaire est pour l’essentiel induit par l’évolution de l’industrie. Toutefois, il n’adhère pas aux thèses radicales de ce courant. Celles-ci considèrent le secteur tertiaire comme un secteur refuge qui, en situation de crise, évite un trop fort gonflement du chômage en préservant des emplois peu productifs, souvent peu qualifiés et peu rémunérés. Jonathan Gershuny définit la consommation comme une activité productrice de satisfaction : le consommateur n’achète pas des biens pour eux-mêmes mais pour les services qu’ils produisent lors de leur utilisation. Ainsi, de plus en plus, les ménages, disposant de biens d’équipement ménagers, produiront-ils eux-mêmes les services qui leur sont utiles à partir du temps de travail domestique.

La thèse que développe Jonathan Gershuny en fait un précurseur de la co-production dans les services. Toutefois, cette thèse soulève plusieurs objections, notamment une sur la substituabilité entre les biens et les services dans la mesure où une telle substitution ne peut pas s’appliquer à tous les services. Les relations seraient peut-être davantage complémentaires entre les deux secteurs. C’est justement à la suite de ces deux courants, post-industriel et néo-industriel, que se sont développées des thèses qui défendent la complémentarité entre les deux secteurs, notamment en matière de gestion de la complexité et de gestion de l’incertitude.

Troisième économiste marquant en la matière, Theodore Levitt (1972) voit dans l’industrialisation des services un moyen de réaliser la complémentarité entre l’industrie et les services. En effet, il prône l’industrialisme et le productivisme comme condition de développement des services, et estime que la différence entre le secteur des services et celui des biens industriels provient du retard pris par les services pour mettre en œuvre les méthodes de rationalisation utilisées dans l’industrie. Le secteur des services serait comme un secteur « éponge », freinant la croissance économique et auquel il n’y aurait rien de plus urgent que d’appliquer des recettes et des techniques industrielles.

Pour améliorer l’efficience et l’efficacité des services, Theodore Levitt propose une approche systématique, normalisée, « industrielle » qui s’applique à la conception du service et à son exploitation et qu’il qualifie d’approche en ligne de produit : action discrétionnaire limitée du personnel, division du travail, substitution du personnel par la technologie, standardisation du service. La notion d’industrie utilisée par Theodore Levitt correspond d’avantage à son sens originel – haute précision et organisation des tâches – qu’au sens que lui donnera l’histoire du travail, à savoir la production en grande quantité. Pour lui, c’est en pensant les activités de service comme les activités industrielles et en y appliquant des méthodes scientifiques avec la définition de standards, la planification, le contrôle, l’automatisation, que la qualité du service pourra augmenter et que la satisfaction du client sera améliorée. L’activité franchisée de fast-food parait être le modèle idéal typique. Le service apparaît ainsi comme un produit à délivrer et à vendre en série en réalisant des économies d’échelle.

L’approche de Theodore Levitt vise à remplacer la variabilité humaine et la disponibilité envers les clients par des technologies rigides, flexibles et hybrides. Pour cet auteur, il est évident que les approches utilisées dans la gestion des services ne doivent pas se limiter à la formation de la main d’œuvre ou à l’acquisition d’équipement. Si cette approche peut paraître radicale, d’autres théoriciens s’inscriront dans son prolongement en parlant de technicisation de tous les secteurs. Certains auteurs continuent de penser, dans la lignée de Theodore Levitt, que les méthodes issues de l’industrie peuvent être appliquées dans les services. Ce sont d’ailleurs David Bowen et William Youngdahl (1998) qui, constatant le remplacement de la production en ligne dans l’industrie par la « lean production », proposent d’adopter le « lean service » qui combine des approches efficientes de production de masse avec des activités de personnalisation orientées client.

Les débats sur les activités de service sont aujourd’hui d’autant plus animés que les services représentent désormais, selon les statistiques gouvernementales (et donc selon une classification sectorielle de l’économie), entre deux tiers et trois quarts du PNB des pays développés. Avec le développement de la bulle de la nouvelle économie sur les marchés au début du troisième millénaire, l’industrie était d’ailleurs présentée comme un poids mort : « Tous les gourous de la bourse ne le disaient-ils pas depuis longtemps : l’avenir était aux services et aux nouvelles technologies de l’information, l’industrie était un poids mort, l’ancienne économie empêchait la nouvelle de se développer. »7Cette position semble un peu exagérée tant l’industrie a façonné la

conception de l’économie.

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