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LES POSITIONS EN PRESENCE

LANGUES NATIONALES ET DÉVELOPPEMENT

LA CODIFICATION GRAPHIQUE DU CRÉOLE RÉUNIONNAIS 126 : RÉALISATIONS, OBSTACLES, PERSPECTIVES

3. LES POSITIONS EN PRESENCE

On préfèrera nommer les positions elles-mêmes plutôt que les profils d’acteurs, ce qui permettra d’échapper à la tentation d’opposer des créolophiles à des créolophobes.

Ces dénominations seraient particulièrement malvenues, d’abord parce qu’elles ne feraient qu’introduire de la violence verbale dans un discours qui se veut plus serein que le débat politique et médiatique, ensuite parce qu’il serait injuste de prétendre que les acteurs qui se disent « contre le créole à l’école » et « contre le créole Tangol (ou KWZ) » n’aiment pas le créole, qui dans la plupart des cas est leur première langue ; ils l’aiment comme on aime un parent pauvre ; d’autre part, on hésitera à appeler créolophiles certains militants qui campent sur des positions si extrêmes qu’elles ne peuvent que nuire au créole, tant il est vrai que le mieux est l’ennemi du bien. On distinguera donc, avec une marge d’imprécision, une attitude qui relève de l’hostilité et une attitude favorable à l’équipement du créole et à la normalisation de sa graphie.

129 MATTIO, Véronique, 1999-2000, Converser sur Internet : un « nouveau face à face », mémoire de maîtrise, dir. J.

Simonin, Université de la Réunion.

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3.1. Contre l’équipement du créole et contre la normalisation de sa graphie

Un discours médiatique et politique réducteur, se substituant à une expression inexistante du corps social, agitant le spectre de l’autonomie politique et de l’abandon du département par la France, veut imposer l’idée qu’écrire le créole est dangereux pour la langue et pour la société.

On trouve un exemple de discours hostile sous la plume du président du CDLF (Collectif pour la Défense de la Langue Française) :

[…] Nous ne sommes pas contre « le créole », mais bien contre la caricature que l’on veut faire de notre créole en l’habillant de K de Z et de W, le fameux kréol tangolo phonologique […] Je considère que la langue française, notre langue, ne peut que s’enrichir d’un apport régional tel que notre créole dès lors qu’on ne le massacre pas à coups de KWZ.[…] La France possède une langue parlée et utilisée par plus de 250 millions de francophones de par le monde. Vouloir maintenir le réunionnais dans une pseudo-langue, ce n’est pas vouloir faire son bonheur ni participer à son émancipation. (Le Journal de l’île, du 16 mars 2004, rubrique

« Courrier»).

L’auteur rejoint tous ceux qui, dans le courrier des lecteurs, se sont exprimés contre les graphies phonético-phonologiques, contre le créole écrit et enseigné ; pour, à la rigueur, une graphie étymologisante qui ne « coupe » pas le patois créole de la langue française, pour un créole « vrai », parlé spontanément, inné, naturel. Signalons ici un point sensible du débat : les « hostiles » se déclarent favorables à une graphie étymologisante, mais en même temps ils disent clairement que le créole est une langue orale, qui peut rester orale sans risquer de disparaître (parce qu’elle coule naturellement dans le sang de tout Réunionnais), qui doit rester orale, le passage à l’écrit risquant d’entraîner une perte d’authenticité, voire d’identité. Si on suit cet enchaînement, on comprend vite que le nœud du débat se situe autour de la question du passage à l’écrit et non autour du choix entre plusieurs graphies. D’où cette ambiguïté dans les discours : les « hostiles » disent préférer la graphie étymologique à la graphie phonético-phonologique, mais tout leur comportement signifie qu’ils souhaitent un créole strictement oral.

La question de la mort des langues est présente dans ce type de discours ; si la mort du français y est évoquée comme une conséquence redoutée de l’institution d’un écrit créole par des aménageurs-« fossoyeurs » prêts à « massacrer » des générations d’élèves, celle du créole n’est même pas envisagée ; aucun crédit n’est accordé à l’idée qu’une langue non écrite et non enseignée est menacée dans sa survie. Les opposants à l’aménagement du créole croient ou feignent de croire que le créole n’est aucunement menacé de disparition ; on ne peut que rattacher cette croyance à l’idéologie diglossique, dont elle est, comme l’ont bien montré P. Gardy et R. Lafont (1981), un des thèmes centraux. A la Réunion comme ailleurs, le diglotte n’a pas conscience que son vernaculaire est menacé de disparition et cette absence de conscience lui est fatale car elle ne fait que hâter la mort du vernaculaire.

Le discours qu’on a qualifié d’« hostile », dans lequel on a reconnu une forme de discours diglossique, est habité par des peurs, des illusions et des fantasmes. Certaines peurs sont « normales » dans le sens où on les retrouve dans toutes les situations de

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passage à l’écrit : peur de perdre ce qui fait l’authenticité de la langue orale, peur que les changements apportés à la langue modifient aussi la société, entraînant la disparition d’un cadre de vie auquel on est attaché. Quant à la peur du « lâchage », on ne peut pas dire qu’elle soit fondée au moment où l’État et le gouvernement se prononcent en faveur de la reconnaissance, donc de l’enseignement optionnel et d’une certaine normalisation, à des fins pédagogiques, des langues régionales. Se dire « contre le créole à l’école » et « pour la suppression du CAPES », c’est aller à l’encontre de décisions officielles et non pas se montrer docile face à un pouvoir central qu’on craint d’irriter. Il y a là une contradiction typique du discours conservateur, dont on voit bien qu’il est plus affectif que rationnel.

Il y a dans ce discours la croyance profondément enracinée que le créole n’est pas une langue distincte du français, que c’est fondamentalement la même langue, simplement déformée, ou plus grossière. Si on l’écrit, ce qu’on ne souhaite pas vraiment, ce lien de parenté doit être visible et le mot doit apparaître avec sa « vraie » orthographe qui est, dans l’absolu, l’orthographe française. Cette croyance trouve sa place et sa raison dans un système idéologique, en lien avec cette autre croyance qui pratique l’amalgame entre l’autonomie linguistique et l’autonomie politique. Cette idée se nourrit du constat de l’appartenance politique réelle ou supposée d’un certain nombre de militants-aménageurs, proches d’universitaires sur qui pèsent les mêmes soupçons. Dans ses formes les plus extrêmes, le discours d’hostilité prend pour cible les militants de l’identité créole, ainsi que tous leurs partenaires, que ceux-ci soient des universitaires ou des responsables institutionnels (pourquoi pas, puisqu’il s’intéresse au créole de la Réunion, B. Cerquiglini, Délégué Général de la DGLFLF (Délégation à la Langue Française et aux Langues de France ?). Pour les idéologues, l’ennemi est dans la place.

Pour finir, on relira l’avant-propos du dictionnaire d’A. Armand (1987 : LVIII), où l’auteur souligne la dimension sociale du discours d’hostilité. C’est ainsi qu’il analyse les raisons du rejet des « lettres KWZ » : « […] le rejet (quelle qu’en soit sa forme) de zardin ou de somiz par exemple mais aussi de mon tèt ou de moin té i gèt revient à rejeter « tout ce qui est noir », « tout ce qui fait noir », mais aussi « tout ce qui est pauvre », « tout ce qui fait pauvre» ». Dans cette logique, la graphie étymologisante, seule tolérée par les détracteurs, apparaît comme une graphie « blanche » susceptible de maintenir le lien entre la Réunion et la métropole, à la différence d’une graphie

« noire » qui valoriserait et, peut-être, imposerait le basilecte, c’est-à-dire la variété la plus « pauvre » et la plus « noire » du créole.

3.2. Pour l’équipement du créole et la normalisation de sa graphie

La position favorable à un aménagement du créole réunionnais, à son équipement, à sa codification et éventuellement à la normalisation de sa graphie à des fins pédagogiques se rencontre chez des militants, des artistes, des enseignants, des universitaires, un ensemble d’acteurs d’un aménagement « par le haut », pour reprendre une expression rencontrée chez L.-F. Prudent dès 1989 dans un article consacré à la Martinique (voir indications bibliographiques). Le discours en faveur de l’aménagement du créole est porté par une conviction et va bien au-delà de la volonté de doter une langue orale d’une forme écrite. Pour la majorité des acteurs, ce qui est

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visé est rien moins que la « défense et illustration » de la langue créole, en lien avec la promotion de l’identité créole. Le discours militant trouve une justification dans celui des linguistes qui reconnaissent le statut linguistique du créole. C’est un discours argumenté, intellectualisé.

Comme en Martinique et comme ailleurs (voir Caubet et alii, 2002), le danger auquel ce groupe relativement homogène est exposé est l’isolement et l’élitisme.

Notons cependant qu’il a su résister à la dérive de la production néologique outrancière (bien que des critiques ciblent les textes des chansons de D. Waro) : ses propositions graphiques, si elles ont provoqué des réactions de rejet, n’ont pas produit un « créole dragon » d’allure monstrueuse (on lui reprocherait plutôt d’être désincarné). Le groupe a fait preuve d’une certaine modération et a pris soin de ne pas se couper des usagers, bien que dans ce domaine il reste beaucoup à faire, comme le reconnaît A. Gauvin dans sa communication à la 7ème table ronde du Moufia. On peut lui reprocher une fascination un peu naïve pour la science phonologique et l’illusion qu’on trouve le meilleur système graphique d’une langue dans la meilleure analyse phonético-phonologique qui en est faite. Ce reproche, comme celui d’une attitude d’hostilité ou de rancœur à l’égard du français, concerne la période des années 70 et perd progressivement de sa pertinence.

Historiquement, c’est bien deux grandes périodes qui se distinguent, celle d’oktob 77, avec ses précurseurs et ses héritiers et la période des années 2000. Le collectif d’oktob 77 fixe les principes de Lékritir 77 qui est elle-même l’aboutissement d’une réflexion chez les auteurs qui remonte aux années 60 (Voir par exemple B. Gamaleya).

C’est une écriture qui se veut phonologique (un graphème correspond à un phonème et vice-versa) ; par souci de normalisation, le collectif a choisi, parmi les variantes géographiques de prononciation les plus fréquentes, en fait les plus basilectales.

D. Baggioni (1987 : 10) écrivait : « Cette graphie s’est peu à peu imposée à la plupart des écrivains d’expression créole à l’exception notable du romancier Daniel Honoré ».

D. Baggioni lui-même s’écarte de Lékritir 77 dans la première édition de son dictionnaire où il opte pour la graphie DWA (« doigt ») pour revenir à la forme DOI dans sa réédition de 1990.

La graphie 83, variante de Lékritir 77, est connue sous le nom d’Ecriture ou graphie KWZ. Elle a des détracteurs déterminés. Elle vise la déviance maximale, remplace des graphèmes qui dans Lékritir 77 s’inspiraient de l’orthographe française par des graphèmes plus phonétiques, accentuant l’impression de différence, d’étrangeté.

Le digraphe OI est remplacé par WA, OIN par WIN. Elle est plus phonétique puisqu’elle introduit les graphèmes W et Y pour noter les glides en les distinguant graphiquement des voyelles notées U et I. Ainsi on écrit lavyon et non lavion (« avion »). Si elle s’écarte de l’orthographe française, elle se rapproche d’autres graphies créoles, voire d’une graphie pan-créole. Du point de vue systémique, elle n’est en rupture ni avec Lékritir 77, ni avec l’écriture 2001. Mais elle a suscité dans une partie de la population des réactions d’irritation et de rejet très fortes, si fortes que les aménageurs d’aujourd’hui se trouvent dans l’obligation d’en tenir compte. Ainsi assiste-t-on, dans les propositions actuelles, non pas à une disparition des lettres

« monstrueuses » dans leur ensemble, mais à des ajustements qui se font et devraient continuer de se faire en interaction avec les usagers ; certaines graphies, comme le WA

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de VWAR (« voir »), finiront peut-être par être abandonnées (c’est-à-dire qu’elles ne passeront pas dans l’usage), d’autres comme le Z de ZOIZO (« oiseau » »), le K de KAZ s’imposent simplement parce qu’elles sont perçues comme fonctionnelles.

Quel a été l’impact de la graphie 83 ? Elle a ses défenseurs et ses illustrateurs, parmi lesquels D. Honoré, J-F SamLong et M. Crochet. Mais Lékritir 77, mieux reçue du grand public, très utilisée dans le milieu étudiant, a gardé des adeptes parmi les auteurs eux-mêmes.

La dernière en date, la graphie Tangol est généralement confondue avec la graphie 83 par ses détracteurs. Pourtant elle se veut consensuelle et s’attache en particulier à apporter une solution au problème de la variation phonétique, une variation d’origine diastratique et géographique. Laissons A. Gauvin présenter lui-même les principes de la graphie dont il est un des artisans les plus engagés :

[…] L’association Tangol, dont j’ai été le président pendant trois ans, a proposé une graphie (la graphie 2001).

Cette graphie n’est pas la KWZ. Cette dernière est celle de Mickaël Crochet et de ses amis, qui ne se privent pas de nous critiquer (surtout aux Antilles), et de nous accuser de vouloir franciser le créole et de vouloir le détruire de cette façon. […]

La graphie Tangol est beaucoup plus tolérante que KWZ. Elle admet des variantes.

Elle ne veut pas à tout prix se démarquer du français (d’où les attaques de Mickaël Crochet). Dans la graphie tangol, « roi » s’écrit « roi », « rien », s’écrit « rien »,

« poisson » peut s’écrire « poisson »

C’est pour des raisons pédagogiques, pour éviter la confusion des sens, que nous souhaitons (et je pèse le mot) que « kaz » s’écrive ainsi ; bien que venant du français « case » il n’en a pas, de nos jours, le même sens. […]

La graphie tangol est, je le crois sincèrement, à la fois la meilleure proposée et en même temps très imparfaite. Certaines solutions proposées sont irréalistes, d’autres sont mauvaises. Si nous avions écouté davantage les Réunionnais, nous n’aurions pas commis ces erreurs. Un énorme travail reste à faire sur le découpage des mots, sur l’abondance des homographes […]

Cela dit, il n’a jamais été question pour nous d’imposer quoi que ce soit à qui que ce soit. Nous avons livré au public réunionnais un certain stade de nos réflexions. A lui de donner son avis. A nous d’expliquer, et à nous d’évoluer […] » (Le Journal de l’île, du 5 mars 2004, rubrique « Courrier », lettre signée : Axel Gauvin).

Ce texte annonce des aménagements qui vont dans le sens de l’intégration d’idéogrammes destinés à réduire le nombre d’homographes. Redécouvrant la réalité des processus mis en œuvre par la lecture, tenant compte que dans la plupart des langues, le mot n’est pas déchiffré mais reconnu à sa physionomie par le lecteur, A.

Gauvin fait son autocritique, avance d’un pas et se dit prêt à faire des « concessions » : il propose par exemple des solutions pour distinguer NA (« il y a ») de N’A, contraction de NOU VA ; BIB (« araignée ») de BIBL (« bible ») ; EN (préposition) et AN (« année »).

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