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EN GUISE DE CONCLUSION : ETAT DES LIEUX ET PERSPECTIVES

LANGUES NATIONALES ET DÉVELOPPEMENT

LA CODIFICATION GRAPHIQUE DU CRÉOLE RÉUNIONNAIS 126 : RÉALISATIONS, OBSTACLES, PERSPECTIVES

4. EN GUISE DE CONCLUSION : ETAT DES LIEUX ET PERSPECTIVES

4.1. État des lieux : quelles avancées ?

Il y a 25 ans, un consensus s’est créé autour des graphies phonético-phonologiques.

Celles-ci ont, depuis, montré leurs limites : impasses techniques, production de graphies jugées provocantes, mais aussi insuffisante prise en compte des dimensions morphologique, syntaxique et même identitaire de toute graphie. Tous ces aspects sont mieux perçus aujourd’hui et une évolution est ressentie comme nécessaire par les aménageurs, à l’exception des plus extrémistes qui campent sur leurs positions en faisant la sourde oreille aux protestations des usagers. Sur quels points peut-on constater des progrès ?

Il est moins question aujourd’hui de « noter » le créole (l’API ou tout autre police de caractères phonétiques y suffirait) que de lui donner une représentation graphique ou, mieux encore, de construire un écrit créole acceptable aux yeux de ses utilisateurs. On sait maintenant que pour doter le créole d’un code écrit, il faut accepter d’en payer le prix : que le passage à l’écrit s’accompagne d’un sentiment de perte normal, dans le sens où il a été constaté dans de multiples situations, ce qui devrait inciter les aménageurs à relativiser l’importance de certaines récriminations du public.

L’idée que la graphie doit s’émanciper de l’oral progresse. On s’oriente vers une graphie plus abstraite, plus dégagée des variations phonétiques. Et du coup, on voit mieux le rôle que peuvent jouer les linguistes, qu’il s’agisse d’informer sur le caractère abstrait des orthographes existantes, de consolider la distinction entre transcription, graphie et orthographe, ou d’analyser les représentations attachées à la langue écrite.

On découvre ou on redécouvre que le mot est une réalité qui appartient strictement à l’écrit, qu’il est construit dans un contexte socio-politique, élaboré dans le temps et à l’épreuve du temps, et non le résultat d’un travail « rationnel », ce que dit très bien l’opinion quand elle s’élève contre le créole des intellectuels. Inscrit dans l’histoire, le mot écrit, avec sa physionomie et ses frontières, est le résultat d’une concertation ou au moins d’une interaction entre ceux qui proposent une forme et ceux qui s’y reconnaissent (jamais complètement car aucune graphie ne peut représenter la langue d’un locuteur).

Il reste à se demander si l’écriture spontanée connaît, elle aussi, une évolution et si on peut envisager, sinon une fusion, du moins un rapprochement des graphies existantes. Posée ainsi, la question a peu de sens. Mais s’il s’avérait que l’écriture spontanée se stabilise, se régularise, s’organise autour de grandes tendances, les formes stabilisées par autorégulation pourraient être retenues comme autant de solutions aux problèmes qui se posent aux aménageurs de graphies systématiques. Tantôt elles permettraient de régler un problème d’homographie, donc de décodage, tantôt elles seraient retenues en remplacement de formes jugées monstrueuses par les usagers.

Enfin, on peut considérer comme une avancée le fait qu’on sache mieux répondre à la question : pourquoi écrire le créole ? On trouve une raison d’ordre général, qui vient renforcer les raisons identitaires, dans la nécessité de défendre la diversité linguistique, de lutter contre la disparition des « petites langues », sachant qu’une langue dotée d’une forme écrite a plus de chances de survivre. Il n’y a pas à défendre le créole contre le

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français, mais le créole comme le français et comme toute langue menacée, contre toute hégémonie linguistique à l’échelle de la planète.

4.2. Perspectives : quelques pistes

Sur le plan pratique, il reste certainement à développer la dimension sociolinguistique de la réflexion, pour une meilleure prise en compte des représentations et des attitudes du public et de ses attentes. Que les aménageurs se soucient de la perception du public et de son opinion en matière d’écrit, et s’y intéressent dans un esprit d’ouverture, c’est une requête qui peut être aujourd’hui entendue par la plupart d’entre eux. On pourrait aller plus loin et encourager chez les aménageurs eux-mêmes une prise de conscience du contenu symbolique de leurs propres propositions graphiques. L’exemple de la déviance maximale est le plus significatif : quand ses promoteurs posent le français et le créole dans un rapport de rivalité, on peut se demander quelles représentations ils ont du français, du créole et de leur coexistence et si ces représentations ne sont pas dépassées dans le contexte sociolinguistique d’aujourd’hui.

Du sociolinguistique aussi dépendent la question du rapport des locuteurs réunionnais aux normes linguistiques (scolaire, standard, d’usage, etc.) et celle de l’explicitation des normes endogènes, qui ne sont pas encore clairement posées par le corps social. Une confusion subsiste en particulier entre la norme du créole, destinée à être normalisée au moins pour les besoins de l’enseignement et la norme du français régional, plus occultée aujourd’hui que du temps des premiers travaux de M. Carayol sur les particularités phonétiques et lexicales du français de la Réunion (années 70) et des travaux de D. Baggioni et M. Beniamino (années 90). A ce propos, il est étonnant que des écrivains produisent une littérature créole (ou réunionnaise) en français sans juger nécessaire de problématiser leur rapport à la langue française, continuant, dans certains cas, d’appeler le créole « le réunionnais », comportement qui renvoie le français à un statut de langue exogène. Cette bizarrerie est révélatrice du fait que, du côté du public mais aussi des auteurs et des aménageurs, le paysage linguistique est encore trop souvent caricaturé sous les traits d’un face-à-face entre le français, perçu comme une entité homogène et exogène et le créole considéré comme la langue (quasiment unique) des Réunionnais. Il faut se demander si le temps n’est pas venu de s’intéresser aux langues (le pluriel est important) des Réunionnais et à l’usage diversifié qu’ils en font.

Dans le domaine très précis de la codification graphique du créole, on aurait intérêt à réfléchir à une dichotomie qui, pour une fois, n’opposerait pas un « pour » et un

« « contre », mais un « en-bas » et un « en-haut ». Cette grille de lecture était déjà celle de L.-F. Prudent dans son article de 1989 consacré au créole martiniquais (voir indications bibliographiques). Appliquée à la Réunion, elle permet de voir que les actions qui viennent de la base, les actions spontanées, s’inscrivent dans une logique et répondent à des besoins spécifiques, qui en tout cas ne sont pas ceux de l’école. Quant aux actions décidées « en-haut », elles ont pour meilleure justification le souci pédagogique (en particulier quand elles visent à mettre en place des graphies reproductibles).

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Dans la première logique, on se trouve dans la perspective de l’écologie linguistique et on peut être tenté de laisser les choses suivre leur cours et chaque graphie trouver son lectorat et réciproquement. On peut laisser se construire peu à peu une norme d’usage, compter sur une forme d’autorégulation et opter pour un enseignement oral du créole ou pour une pluri-orthographe. Dans la deuxième logique, l’urgence serait, sinon d’unifier la graphie du créole, du moins d’instaurer une instance qui ait la légitimité nécessaire pour émettre un certain nombre d’avis et de recommandations visant à éliminer les formes jugées inacceptables pour des raisons symboliques ou techniques.

Une légitimation émanant d’un conseil de la langue créole ou de tout autre entité hâterait considérablement le processus, qui, sinon, risquerait de s’essouffler. Ces deux logiques sont tout aussi respectables l’une que l’autre, la question étant de savoir s’il y a urgence à choisir l’une ou l’autre.

4.3. Pour finir, quelques inconnues

Les enseignants soulèvent avec raison la question de savoir ce que seraient les effets d’un apprentissage précoce d’un code graphique créole sur l’orthographe française.

Personne ne semble avoir la réponse à cette question pour l’instant, mais plusieurs paramètres devraient logiquement être pris en compte, parmi lesquels le type de graphie créole, respectueux ou non de la forme des étymons français et le moment de l’apprentissage dans le cursus scolaire. Si celui-ci se fait comme aujourd’hui au collège ou au lycée, on devra tenir compte non seulement des habitudes de lecture et d’écriture mais aussi des représentations des mots acquises en français. Si on envisage un apprentissage précoce, ce qui ne semble pas être le cas aujourd’hui, le choix d’une approche purement orale est toujours possible : si on envisage un apprentissage précoce de la langue écrite, plusieurs options sont possibles, mais on aurait intérêt à passer par des stades expérimentaux, afin de limiter les risques d’échec. L’idée d’un enseignement du créole langue de culture, dans un système français qui se donne pour objectif la maîtrise de la langue de l’école et qui, pour faciliter cette maîtrise, prend en compte le vernaculaire de l’enfant, reste sans doute l’option la plus raisonnable.

Autre inconnue : on ne sait pas si les attitudes des acteurs réunionnais face au français vont connaître une évolution ou si le français va rester « la langue qu’il faut apprendre » et sur laquelle on ne s’exprime pas, une langue parlée mais non dite. En tout état de cause, les sentiments et les représentations que génère le français gagneraient à être explicités, car dans la situation de mutisme qui prévaut, il est clair qu’il est souvent pris en modèle implicite dans les actions d’équipement linguistique.

Les enseignants de LCR qui appellent de leurs vœux l’adoption d’un système graphique créole unifié doivent être conscients du danger qu’il y aurait à vouloir aménager le créole sur le strict modèle français. On pense à la dérive que constitue la création de dictées à la Pivot en créole ou autres comportements inspirés par une vision monoglossique. Il ne s’agit pas de créer un pendant de l’idéologie francophoniste dans ce qu’elle a pu avoir d’excessif.

En envisageant la coexistence de plusieurs graphies, fonctionnelle chacune aux yeux d’un lectorat, on s’écarterait évidemment du modèle français, on pourrait envisager pour le créole une polygraphie à l’instar de ce qui existe pour le provençal (Voir P.

Blanchet). C’est l’option qui a été retenue dans l’ouvrage de littérature destiné aux

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classes LCF des collèges, mais il semble que cette option soit critiquée par les enseignants eux-mêmes. Cela serait à confirmer. On le voit, il faudra encore beaucoup d’imagination et d’intelligence pour avancer dans le processus d’aménagement d’un écrit créole. Cependant deux choses sont sûres : le processus est en marche et on sait maintenant que les solutions ne peuvent être uniquement techniques130.

130 « La graphie (usuelle) n’est pas un outil technique, c’est un produit culturel. Il n’y a donc pas lieu de confondre codification graphique et description phonétique ou phonologique. » (D. Caubet, Dominique, Chaker, Salem et Sibille, Jean, 2002 : 10)

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