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LANGUES NATIONALES ET DÉVELOPPEMENT

LA CODIFICATION GRAPHIQUE DU CRÉOLE RÉUNIONNAIS 126 : RÉALISATIONS, OBSTACLES, PERSPECTIVES

2. LES ACTEURS

Il est difficile de distinguer dans ce paragraphe le thème de l’aménagement du créole au sens large de celui de la codification graphique, les personnes et entités intervenant dans ces domaines étant généralement concernées par l’un et l’autre. Parmi les entités, on s’intéressera aux acteurs institutionnels qui agissent dans le cadre d’une politique linguistique décidée au plus haut niveau de l’État et aux associations et autres collectifs dont les motivations relèvent du militantisme ou d’engagements politico-idéologiques ; parmi les individus plus ou moins confrontés à la question, on prêtera

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attention aux enseignants, particulièrement ceux qui ont la charge de classes LCR, aux artistes, aux journalistes, aux publicitaires, aux chercheurs, en sachant que cette liste n’a pas de caractère exhaustif et que tout Réunionnais, dans ses pratiques langagières et dans les discours qu’il tient sur les langues, accomplit des actions qui revêtent, qu’il en soit conscient ou non, une dimension glottopolitique.

2.1. Les acteurs institutionnels

La décision de travailler à l’aménagement du créole, de l’écrire et de l’enseigner ne serait-ce qu’à titre facultatif ne relève pas d’un aménagement décidé sur le terrain. La décision est bien venue « d’en-haut » et les observateurs se souviennent encore de la surprise qu’a provoquée à la Réunion l’annonce de la création d’un CAPES de créole, logique dans le contexte de reconnaissance par la France des « langues de France » trop longtemps ignorées.

C’est bien l’État français qui signe en mai 1999 la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires, bien qu’il en suspende la ratification pour des raisons d’ordre juridiques et politiques. C’est bien le ministère de l’Éducation Nationale qui décide en 2000 de la création d’un « CAPES de créole » (la dénomination est controversée) et de la création de postes d’enseignants de LCR mis au concours.

Localement, en application des décisions prises au plus haut niveau, le Rectorat de la Réunion met en place le Conseil Académique de la Langue et de la Culture Réunionnaises, crée une dizaine de classes LCR dans les collèges et les lycées et nomme les nouveaux capésiens dans ces classes ; il participe à l’élaboration et à la publication d’ouvrages, il publie notamment, avec l’aide du CRDP, une Littérature réunionnaise au collège qui offre un choix de textes présentés chacun dans sa graphie originelle. Il collabore à la publication d’ouvrages de vulgarisation scientifique destinés à la formation des futurs enseignants.

L’IUFM dispense, depuis 2001, une formation au CAPES de créole et, depuis 2002, une formation au « CRPE spécial LCR » (Concours de Professeurs des Écoles spécial LCR) ; il a mis en place une option LCR qui se trouve en concurrence avec d’autres options jugées plus « rentables ». L’université crée en 2001 une licence LCR, mais la préparation des maquettes LMD empêche la mise en place d’une maîtrise LCR dans la continuité de la licence existante.

Le LCF-UMR 8143 du CNRS, qui compte à son actif 30 ans de recherche en linguistique et créolistique, collabore avec des partenaires tels que le Rectorat, l’IUFM, l’association Tangol et publie des ouvrages de vulgarisation de ses propres travaux dans lesquels est posée, entre autres, la question de la graphie. Les travaux du LCF se diffusent dans des ouvrages tels que État des savoirs, tomes 1 et 2, dans la collection Univers créoles aux éditions Anthropos, dans la revue Etudes créoles chez l’Harmattan, mais aussi dans des colloques, des ateliers de travail et autres types de rencontres avec des chercheurs et des aménageurs.

Après l’effervescence des années 2000-2002, liée à l’annonce de la création du CAPES de créole, l’effort se maintient dans la recherche et l’édition, mais un essoufflement se fait peut-être sentir, qu’on peut imputer au moins partiellement à l’absence d’une instance se déclarant compétente pour imposer un « système »

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graphique, ou une orthographe ou pour émettre des avis et des recommandations dans le domaine graphique. Les candidats à ce rôle existent-ils ? Ce pourrait être, par exemple, le CCEE (Conseil de la Culture, de l’Éducation et de l’Environnement) qui est un conseil consultatif du Conseil Régional et qui vocation dans ce domaine.

2.2. Les associations, mouvements et collectifs

On distinguera grossièrement ceux qui sont favorables à un équipement du créole et ceux qui s’y opposent. Ils campent aux deux extrémités de l’échiquier, le centre étant occupé par une opinion silencieuse numériquement importante, dont on ne sait pas grand-chose. Dans ce contexte, les positions des associations et autres collectifs se trouvent donc sur-représentées dans le discours public.

Parmi les associations, mouvements et collectifs favorables à l’aménagement du créole, l’un des plus ancien, le MRICR, Mouvement pour le Respect de l’Identité Culturelle Réunionnaise, créé en 1997, a eu pour objectif de faire reconnaître le créole réunionnais comme une langue régionale et d’en promouvoir l’enseignement. Son président, Michaël Crochet, CPE (Conseiller principal d’éducation) dans un collège du Sud de l’île, continue de défendre la graphie 83, fondée sur la déviance maximale, dans des affrontements largement médiatisés comme ce face-à-face qui l’oppose sur deux pages avec photos dans le Journal de l’Île du 12 novembre 2003 au président du CRPDEEIC (voir plus loin).

L’association Tangol127 a été créée en 2001 par Axel Gauvin, enseignant, écrivain, auteur de romans en français et en créole, ancien membre du Group 77 (voir plus loin), regroupant des artistes, des acteurs culturels, des enseignants, des chercheurs. Tangol

« a pour objet d’œuvrer, par tous les moyens adéquats, à la poursuite de l’aménagement et de l’équipement de la langue réunionnaise ». Des actions communes sont réalisées avec la revue Nout Lang qui a publié huit numéros thématiques dans un esprit de

« défense et illustration » du créole réunionnais et avec les chercheurs du LCF. Tangol et Nout Lang sont co-éditeurs du N° 1 de Kayé Tangol / Cahier Tangol qui présente

« Graphie 2001 : propositions Tangol pour l’écriture du créole réunionnais », en août 2002. Tangol a créé un site sur lequel il est possible de télécharger les caractères spéciaux de sa graphie, notamment le « Z carron » introuvable sur un clavier ordinaire.

Tikouti128 est une association très proche de la précédente, créée en 2003, qui s’est donné pour but la défense (et l’illustration) de l’enseignement de la LCR. Quant à l’ADELCR (Association Des Enseignants En Langue et Culture Réunionnaises), elle œuvre pour l’enseignement de la langue créole dans le cadre des filières existantes. Son président, G. Imboula, est lui-même enseignant de LCR.

Face à cette activité associative, deux collectifs se sont mis en place pour exprimer leur hostilité à la codification et à l’enseignement du créole. C’est le CDLF (Collectif pour la Défense de la Langue Française), dont le président est un instituteur du Sud de l’île, M. Philippe et le CRPDEEIC (Collectif Réunionnais des Parents pour la Défense de l’Éducation des Enfants et de l’Instruction Civique) dont le président est l’éditeur C.

127 Mot créole d’origine tamoule signifiant « petit tuyau pour souffler sur le feu et attiser les braises ».

128 Mot créole : « petite baguette avec laquelle on fait vibrer la corde du « bobre », instrument de musique utilisé dans le maloya ».

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Vittori. Ces deux collectifs ont fondé une alliance à l’occasion de la campagne des élections régionales de mars 2004 et ont fait circuler une pétition contre la graphie Tangol. Ils se sont acquis l’appui d’un ancien sénateur défenseur déclaré de la langue française, d’une conseillère générale, d’une chanteuse populaire et disent avoir recueilli 2000 signatures sur leur pétition. Ils expriment leur hostilité aux graphies phonético-phonologiques qu’ils jugent idéologiquement orientées et, au-delà de ces graphies, à l’aménagement du créole : « Non au KWZ dans notre école, oui à la culture réunionnaise dans la langue française » (Voir par ex. Le Journal de l’Île de la Réunion du 8 février 2004). Ils souhaitent que le manuel de Littérature réunionnaise au collège publié par le Rectorat et le CRDP ne soit pas étudié et que le CAPES de créole soit supprimé.

Les médias

Faut-il considérer que les énoncés médiatisés émanent d’entités (tel journal, par exemple) ou d’individus ? La place de ce paragraphe en indique le statut intermédiaire.

Dans un article consacré à la question du créole dans les médias francophones réunionnais, Bernard Idelson (voir indications bibliographiques) remarque à juste titre que « la présentation médiatique du débat occulte les avancées techniques, notamment en matière de graphie » et que le discours savant trouve peu d’écho dans la presse, obnubilée par les joutes à caractère idéologique. De façon indirecte, les médias jouent un rôle important de diffuseurs de discours épilinguistiques sur le créole en général, sur les graphies créoles en particulier. Les rubriques concernées sont les pages consacrées au courrier des lecteurs et les interviews de personnalités lors d’événements tels que la rentrée scolaire ou la publication d’un manuel scolaire. Leur attitude n’est pas vraiment neutre, compte tenu de leur goût pour le sensationnel.

Les journalistes sont eux-mêmes des acteurs importants comme usagers du créole écrit ; la presse écrite fait un usage du créole, seul ou en alternance, dans ses titres, parfois dans des articles où sont rapportés les propos de créolophones (voir annexe 1), plus rarement comme langue de rédaction ; la télévision affiche des titres en créole dans ses journaux télévisés. Peu importantes en volume, ces productions recourent majoritairement à des graphies francisantes ou mixtes.

2.3. Les acteurs individuels

Parmi les individus, les enseignants des classes LCR sont le plus directement concernés. C’est eux qui actuellement expérimentent les propositions graphiques et recueillent les réactions des élèves. C’est eux qui donneront un avis sur la pertinence et la faisabilité d’un enseignement oral du créole, ou d’un enseignement à travers plusieurs graphies. Plusieurs d’entre eux se sont d’ores et déjà exprimés dans la presse, ou dans le cadre d’un colloque ou d’une publication savante ; Roger Théodora en 2002 a publié un article dont on trouvera les références à la fin de cet article, Nicole Bigot a présenté en février 2004 une communication à la 7ème table ronde du Moufia, à paraître, Sophie Hoarau s’est exprimée dans Le Journal de l’île, du 4 mars 2004, à la rubrique

« Courrier». Et cette liste n’est pas exhaustive.

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Les auteurs, qu’ils soient écrivains, lexicographes, poètes, chanteurs ou autres, ont une action glottopolitique à travers leurs écrits et, le cas échéant, leurs prises de position. Des auteurs comme B. Gamaleya, J.-C. C. Marimoutou, A. Gauvin, D. Honoré, J.-F. SamLong, le chanteur D. Waro, ont participé à l’élaboration d’une ou de plusieurs propositions graphiques. Leurs textes apparaissent comme des applications de principes graphiques et, bien plus, comme des modèles. Confrontés au travail d’élaboration de l’écrit, ils prennent des décisions qui vont au-delà de la simple notation de l’oral. Ils construisent une langue écrite et donnent aux mots une physionomie qui peu à peu s’installe dans l’usage. Sur ce point, des divergences apparaissent, certains restant fidèles à Lékritir 77, d’autres se faisant les illustrateurs de la graphie Tangol : c’est le cas de D. Honoré dans son Dictionnaire d’expressions créoles- Semi-lo-mo publié en 2002 et de J.-F. SamLong qui publie une fois par semaine dans le Quotidien un texte en graphie Tangol accompagné de sa traduction en français.

L’action des lexicographes dans le domaine de la vulgarisation de l’écrit créole est également importante. Certains commentent leur choix dans l’avant-propos : A.

Armand, dans son Dictionnaire kréol rénioné / français (1987), dit s’inspirer de Lékritir 77 tout en proposant, en entrée secondaire de l’article, une forme graphique proche de la prononciation acrolectale, l’entrée elle-même proposant une graphie proche de la prononciation basilectale, ce qui donne en entrée d’article : BASKIL (BASKUL) (« bascule »). Il développe une réflexion sur le découpage des mots dont on trouvera les résultats dans la prochaine réédition de son dictionnaire et introduit des graphèmes à valeur morphologique, comme le B « muet » du verbe TONB (« tomber ») dans sa forme courte.

Les choix graphiques des auteurs de grammaires sont une autre référence pour le public : ceux de P. Cellier (très proche de Lékritir 77) sont explicités aux pages 6-8 de sa Comparaison syntaxique du créole réunionnais et du français. Plus récemment, G.

Staudacher-Valliamée (voir indications bibliographiques) présente un certain nombre de propositions, dont certaines se caractérisent par leur originalité : c’est le cas de l’usage des géminées graphiques dans des mots tels que « PI E-MANGG » (« manguier ») ou « ROMANSS » (« romance »).

Les publicitaires ont une pratique scripturale derrière laquelle il serait vain de chercher des principes théorisés. Mais si leur pratique de l’écrit créole est spontanée, elle n’en est pas moins importante par son impact sur le public et par les tendances qu’elle révèle. Si on en croit le journaliste B. Testa « la publicité s’en fout comme de l’an 40 des débats sur la graphie » (Le Journal de l’Île de la Réunion, 12 novembre 2003, p. 15). Le résultat de ce pragmatisme est que toutes les graphies, et leur mélange, se rencontrent sur les panneaux publicitaires. B. Testa regarde autour de lui et reconnaît fort justement un spécimen de Lékritir 77 dans le slogan « La Dodo lé là ! » (bien que la présence de « là » écrit avec une orthographe étymologisante introduise un élément de mixité), un spécimen de la graphie 83 dans le « mwa » d’un panneau de l’opérateur téléphonique Orange. De fait, les graphies mixtes dominent, tournant le dos à tout principe de systématicité. Mais si le public réserve un bon accueil aux graphies spontanées qui se fondent dans le paysage réunionnais, il faut reconnaître que jusqu’à présent, les aménageurs ont refusé de s’y intéresser, si ce n’est pour les condamner.

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Parmi les acteurs de la vie politique et syndicale, on mentionnera les manifestants auteurs de banderoles. Si le slogan : « sharon aret tye domoun » utilise la graphie 83,

« Allons bouger po nout retraite », « Touche pas nout retraite » ont recours à une graphie mixte à dominante étymologisante. On retrouve ici les tendances de l’écriture spontanée et son principe de fonctionnalité : l’important est de se faire comprendre en tenant compte des habitudes d’écriture et de lecture du public. S’exprimant dans le courrier des journaux, les lecteurs produisent de l’écrit en-dehors de tout souci normatif, usant généralement de graphies mixtes. Ils contribuent ainsi à l’émergence d’un créole écrit, avec des mots dont la physionomie se stabilise (ZAMAL, KAZ, GRAMOUNE, MOIN) et des graphèmes qui s’imposent avec le temps (ROI préféré à RWA, MOIN à MWEN, W moins bien accepté que K et Z).

Ces tendances seraient à étudier plus finement dans toutes sortes de corpus, dont ceux produits par des internautes créolophones. Il serait intéressant de voir si, dans des forums de discussion où la production subit la contrainte du temps qui logiquement favorise les formes raccourcies (C pour : C’EST) et élimine les graphèmes non fonctionnels, les mots créoles sont graphiés dans leur forme la plus phonétique, ou si dans certains cas une graphie française ou étymologisante du mot résiste. Une rapide observation d’un corpus recueilli par Véronique Mattio129 permet d’avancer un premier bilan : sur cinq jours d’observation d’un forum TOM-DOM de Caramail, on relève chez les internautes réunionnais la graphie « la Réunion » (deux fois), « la reunyon » (une fois), « la Rénion » (une fois) ; la graphie « comment » (deux fois), « comen » (une fois), « komen » (une fois). On peut en conclure l’existence d’un écrit en émergence, qui tente de concilier des contraintes techniques et symboliques, sans privilégier toujours la notation phonétique pourtant pertinente dans ce contexte. On peut penser, par exemple, que la graphie « la reunyon », coûteuse en termes d’espace et de temps, répond à un souci d’intégrer de l’identitaire à travers l’emploi du graphème Y.