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FONCTIONS SYMBOLIQUES DU DICTIONNAIRE

LANGUES NATIONALES ET DÉVELOPPEMENT

LES STRUCTURES LEXICOGRAPHIQUES DANS LES DICTIONNAIRES FRANCOPHONES, UNE RENCONTRE SYMBOLIQUE DES MOTS ET DES

1. FONCTIONS SYMBOLIQUES DU DICTIONNAIRE

1.1. Le dictionnaire, instrument identitaire ou assimilateur

Les inventaires de particularismes

L’un des rôles de ces ouvrages est de compléter les dictionnaires, qui ne présentent pas les formes endogènes, et de commencer la description là où les dictionnaires généraux arrêtent la leur. En raison de leurs objectifs mêmes, les inventaires ne peuvent être a priori que des instruments identitaires, et l’approche différentielle sur laquelle ils se fondent met en place une description dichotomique, qui oppose : l’IFA1, et les ouvrages qui l’ont suivi, sont obtenus par soustraction, à partir d’un corpus d’exclusion.

Ne peut donc se reconnaître à travers un inventaire que celui qui vit dans cet univers différent lié aux particularismes. Celui qui vit dans l’« univers de référence » occidental est spectateur, considérant au pire avec curiosité péjorative l’Autre et sa variété de langue, reléguée parfois au niveau du folklore ou de l’erreur, la considérant au mieux avec intérêt, lui accordant le droit à la différence et à l’exception culturelle. Mais comme spectateur, il reste extérieur et, sauf à vivre dans le pays et à utiliser, au moins partiellement, le même lexique112, il ne peut se reconnaître dans ce lecte particulier. En mettant en avant les différences, en masquant les ressemblances, l’inventaire différentiel discrimine et isole : il isole une variété de langue, il isole une culture.

Ce qui va bien pour un dictionnaire des régionalismes de France, s’adressant à un public qui a priori n’a aucun souci d’intégration à la communauté élargie, pour qui la langue maternelle est aussi une langue nationale et internationale, ne va peut-être pas de soi pour un public dont la langue maternelle n’est pas le français, alors même que ce français, en tant que langue seconde, à l’articulation entre deux cultures, est pour celui qui le maîtrise un puissant moyen d’intégration dans certains milieux professionnels et dans la communauté internationale.

C’est peut-être ce qui explique les réactions de certains francophones qui refusent de se reconnaître dans une variété endogène, et se revendiquent une compétence et une performance assimilatrice dans la variété standard113. Il s’agit alors de s’identifier à une élite intellectuelle, possédant un français académique, les langues locales étant alors seules vectrices de l’identité africaine.

D’autres au contraire revendiquent les variétés endogènes comme des marques d’appropriation, d’appartenance et d’identité, tels Tchicaya U’Tamsi, avec cette fameuse phrase : « Le français m’a colonisé, et maintenant, c’est moi qui le colonise. »

Sony Labou Tansi :

Nous sommes les locataires de la langue française. Nous payons régulièrement notre loyer. Mieux même : nous contribuons aux travaux d’aménagement de la

112 Ce que font à divers degrés les expatriés ou les résidents étrangers en Afrique francophone.

113 Dumont et Maurer (1995, p. 174), évoquent la "stigmatisation qui frappait et qui frappe encore les langues africaines et le français parlé par le Africains".

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baraque. (« Locataires de la même maison », Entretien recueilli par M. Zalessky, Diagonales n° 9, 1987, p. 7).

ou Ahmadou Kourouma :

J’assigne deux finalités à la langue : elle est un moyen de communiquer, de transmettre des messages, elle est aussi un moyen de se retrouver soi-même. (« La langue : un habit cousu pour qu’il moule bien », Entretien recueilli par Michèle Zalessky, Diagonales n° 7, 1988, p. 5).

Les dictionnaires

Le contenu lexical et la conception même des dictionnaires reflètent des valeurs sociolinguistiques et symboliques, qui permettent aux usagers de s’identifier à la langue décrite, ou au contraire de s’en distancier.

Nous prendrons l’exemple du Petit Robert qui, comme l’ensemble des dictionnaires réalisés en France, est fortement identitaire pour un Français, et revendiqué comme tel (cf. l’introduction du Petit Robert 1993, p. IX) :

Le Petit Robert, publié en 1967, suscita un vif intérêt chez les lecteurs qui, à côté du bon usage garanti par les grands auteurs, retrouvaient leur emploi quotidien du français dans ce qu’il avait de plus actuel et même de plus familier. Il n’est pas indifférent que ce dictionnaire soit sorti à la veille de 1968. Les lecteurs se sont reconnus dans le Petit Robert et ont reconnu leur époque114 : le dictionnaire devenait pour lors un ouvrage vivant, le trésor lexical de chacun, en même temps qu’il décrivait avec un soin scientifique ce que tout francophone souhaitait savoir sur les mots.

Moins peut-être par les grands auteurs que par l’emploi quotidien ou l’évocation a posteriori de mai 68, dont les ressorts contestataires étaient tendus depuis quelques années dans la société française, le Petit Robert de 1967 évoque une culture plus française que francophone. Nul doute alors que, dans sa conception originale, par les mots qu’il présente et les rapports qu’il établit entre eux, il soit une référence identitaire pour un Français : le Petit Robert, malgré des ouvertures panfrancophones, acceptant

« des régionalismes de France et d’ailleurs » (Introduction à l’édition de 1993, p. XIII), est tout de même destiné d’abord à un public français, plutôt perméable aux mots venus d’ailleurs, avec cet objectif : « la description d’un français général, d’un français commun à l’ensemble de la francophonie, coloré par des usages particuliers, et seulement lorsque ces usages présentent un intérêt pour tout le monde » (Introduction à l’édition de 1993, p. XIII). Souvent considéré comme le principal ouvrage de référence de la lexicographie différentielle en Afrique, il reste finalement un ouvrage exogène, symboliquement assimilateur pour un francophone non français, africain en l’occurrence. Le propos ne concerne pas un public approchant le français en tant que langue étrangère (FLE) : il concerne celui pour qui le français est langue seconde (FLS), et c’est le cas, dans des conditions variables selon les pays, pour toute l’Afrique francophone. La plupart des dictionnaires de France effectuent des choix

114 Nous soulignons.

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essentiellement inscrits dans les usages hexagonaux, auxquels adhèrent, consciemment ou non, les usagers de FLE. Dictionnaires ouverts aux variétés diastratiques ou diaphasiques, c’est cependant la variété diatopique hexagonale qui domine, véhiculant une culture française ou plus généralement occidentale. Pour ces usagers du FLE, l’axe identité-assimilation est neutralisé. Il en va différemment pour un usager d’un FLS adapté à un environnement particulier auquel renvoie le contenu lexical de la variété endogène. Nous présentons ici quelques illustrations qui, à défaut d’être originales, pour avoir été déjà présentées dans des travaux précédents, nous paraissent suffisamment évocatrices.

- En raison d’une description lexicographique qui ignore leur univers, la colline, définie en tant que simple « relief de terrain », ne peut satisfaire un Burundais ou un Rwandais, qui ne trouveront pas la valeur sociale et administrative que véhicule ce mot dans leur culture. Ils ne trouveront pas non plus, dans l’ensemble de la rubrique vache, définitions et illustrations comprises, ce qui fait leur perception particulière de cet animal.

- Les définitions occidentales de masque ne permettent pas à un Africain de s’identifier, en l’absence de la dimension religieuse et mystique du masque africain. Et la simple mention, non commentée, dans le Petit Robert, de Masques africains, polynésiens, à la suite des très différents Masques vénitiens, ne peut suffire.

- Le comparant « pêche », dans la définition de mangue par exemple (« Fruit du manguier, de la taille d’une grosse pêche […] »), indique clairement que l’univers de référence est occidental.

- L’absence pure et simple d’un mot ou d’un sens aboutit à la même conclusion : canari n’est décrit qu’en tant qu’oiseau, sens le plus connu en France, et n’apparaît pas le sens plus immédiat pour un francophone d’Afrique de l’ouest ou d’Afrique sahélienne, « vase en terre cuite ». Le mvet n’apparaît pas, mais la kora, absente de la version papier du Petit Robert de 1993, est présente dans la version informatique, signe d’ailleurs d’une évolution permanente et d’une réceptivité à la culture francophone africaine.

Selon les paramètres de comptage, on dénombre entre 230 et 300 mentions de l’Afrique parmi les quelque 60.000 entrées que présente le Petit Robert informatique.

Et, lorsque les dictionnaires ne présentent pas, ou peu, les particularismes en usage dans les variétés africaines du français, liées aux usages culturels correspondants, ils laissent le choix entre deux voies : l’assimilation à l’usage et donc à la culture exogènes, ou la perception du français comme une langue étrangère et non comme une langue seconde, en raison de la marginalisation des usages et des cultures particulières, non attestés, non reconnus, a fortiori non légitimés.

En présentant le lecte hexagonal, ces dictionnaires sont objectivement des ouvrages de référence, mais ils entravent la reconnaissance identitaire subjective pour tout locuteur de français langue seconde.

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1.2. Le dictionnaire francophone, instrument médiateur

Il devient alors nécessaire de manifester dans les dictionnaires et dans les limites des prérogatives de la lexicographie, ce qui se manifeste dans la littérature, la combinaison entre identité particulière et intégration. C’est le rôle d’un dictionnaire qui affirmerait sa vocation francophone en tenant compte des appartenances multiples. Le Dictionnaire universel (AUPELF 1995) revendique cette vocation.

Il n’est cependant pas inutile de rappeler que l’immense majorité des termes contenus dans un dictionnaire sont communs à l’ensemble de l’espace francophone. Le Petit Robert ne présente pas un lexique dont l’usage est majoritairement celui de l’Hexagone, mais un ensemble de termes qui pour la plupart sont communs au monde francophone, y compris dans l’Hexagone : on ne peut nier ici l’unité du français, le partage d’une même langue, et l’intercompréhension entre les locuteurs. A titre d’exemple, en nous basant sur le nombre de rubriques des dictionnaires ou inventaires, nous avions évalué à environ 95 % l’identité entre le français en usage en France et celui en usage au Burundi115 : ensuite, même s’il peut échapper quelques subtilités, la littérature africaine est accessible à tout francophone. Avec ou sans les clins d’œil amusés vers l’IFA, Allah n’est pas obligé116 reste compréhensible.

Il n’en existe pas moins des spécificités endogènes, plus ou moins bien circonscrites dans l’espace117,

- suffisamment implantées dans les cultures locales ou régionales pour ne pas disparaître (par exemple le retournement des morts à Madagascar, ou la vache, symbole encore bien présent dans les pays des Grands Lacs),

- ou au contraire des spécificités nées des contacts culturels, comme les termes renvoyant au système administratif hérité de la colonisation puis aménagé, ou apportés par les organismes internationaux (ainsi les collines de recensement au Burundi ou les soins de santé primaire dans l'ensemble de l'Afrique) :

- s’ajoutent des formes lexicales indépendantes de toute motivation culturelle, mais répandues dans toute l’Afrique francophone (et parfois dans de nombreuses régions de France, cf. Frey 2004b) : rester « demeurer », intérieur « par opposition à capitale »…

Ces particularités représentent un pourcentage, minoritaire par rapport à la totalité lexicale, mais non pas mineur car symboliquement important, de créations de niveau acrolectal réalisées en dehors de l’Hexagone, destinées à nommer un référent précis, à traduire un terme de la langue locale, ou emprunté pour désigner une particularité endogène. Elles attestent une culture plurielle, et les mots se côtoient, affichant lexicalement cette double appartenance communautaire.

Un dictionnaire à vocation francophone, plus encore qu’un dictionnaire « national », se doit de rendre compte de cette variété, dans un

115 Mais il est vrai que dans ce pays les formes acrolectales sont les plus nombreuses.

116 Ahmadou Kourouma, Allah n'est pas obligé, Paris, Seuil, 2000. L'auteur y fait de nombreux renvois, explicites et amusés, aux particularités recensées dans l'IFA de 1983.

117 cf. Frey 2004 a.

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souci d’exhaustivité lexicale [qui] voudrait d’une part confirmer le savoir du lecteur qui serait déçu de ne pas retrouver ses mots à lui et, d’autre part, informer ce même lecteur sur les termes d’un lexique qui lui serait étranger.118

Il existe donc, au-delà du contenu lexical et de l’objectif didactique, une visée symbolique qui invite, à travers le dictionnaire, à rassembler une communauté francophone dans laquelle tous sont représentés, et dans laquelle chaque usager se reconnaîtrait doublement en s’identifiant :

- à la communauté élargie, ayant accès aux mêmes mots que tout le monde, vecteurs d’une culture internationale

- et à la communauté restreinte, conservant son identité (même si ce rôle est joué essentiellement par les langues locales119), avec les mots exprimant et véhiculant les cultures locales :

Ainsi, l’unité et la variation ne seraient peut-être pas contradictoires. Le dictionnaire serait en quelque sorte l’outillage qui assemblerait ces deux réels à la manière d’une bande de Moebius. Peut-être même le dictionnaire monolingue a-t-il pour fonction historique et éthique de donner aux individus qui cohabitent le sentiment d’appartenance à une communauté linguistique unifiée sous le nom d’une langue. (Collinot et Mazière 1997, p. 2).

Comment manifester dans un dictionnaire cet assemblage de deux réels, comment donner aux usagers ce sentiment de double appartenance communautaire ?

2. STRUCTURES LEXICOGRAPHIQUES ET RENCONTRES