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I OBSERVATION DES RÉALISATIONS PHONÉTIQUES DES LOCUTEURS BURKINABÈ

LANGUES NATIONALES ET DÉVELOPPEMENT

I OBSERVATION DES RÉALISATIONS PHONÉTIQUES DES LOCUTEURS BURKINABÈ

Je me contenterai donc d’évoquer les observations convergentes, sur des corpus réduits. Une étude complète reste à faire. Travaillant sur des données séparées, je présenterai d’abord les traits phonétiques du locuteur basilectal, par opposition à la prononciation du locuteur mésolectal.

A Traits phonétiques du locuteur basilectal : a) consonnes

Le son [ʃ] palatalisé n’est pas réalisé chuintant, mais sifflant : /le cours mondial des [aRasid] sont tombés / [L1Fas]TPR24.31,4/

Il en est de même pour le [ʒ] d’encourager prononcé [z] :

/le ministre /du, de/ commerce + à cette époque achetait les arachides avec les [kilitivatR] à 85 F le kilo -- pour les [ãkuraze] / [L1Fas] TPR24.31,4/ ;

de même on aura [z] et [s] :

/je [zə] dis bon d’accord + j’ai essayé d’envoyer un telex à gauche [agos] à droite [L1Fas] TPR24.31,11./

Une des difficultés résiduelles de l’apprentissage du français par des locuteurs non précoces est celle qui consiste à restituer le groupe consonantique en deux syllabes : ainsi le [lt] de cultivateurs

/le ministre /du, de/ commerce + à cette époque achetait les arachides avec les [kilitivatR] à 85 F le kilo -- pour les [ãkuraze] / [L1Fas] TPR24.31,4/

et le [pR] dans il propose [el poropoz] et présente [pirizat] :

/compte tenu la conjoncture en 1975 + le Sénégal [el poropoz] parce que c’est le : le seul pays qui ne cultiv/e, ait/ pas des arachides c’était le Togo -- donc le Sénégal il propose les arachides dans le l’huile brute au gouvernement togolais et le Niger à côté il [pirizat] les arachides /[L1Fas]TPR24.31,15/

Napon (1998 : 328) constate que l’introduction de voyelles épenthétiques entraîne une modification de la structure syllabique des mots (il cite palace, peremier, péréssé, filim, pérésident, respectivement pour place, premier, pressé, film, président) :

Ce palace c’est déservé = cette place est réservée

On remarquera en outre dans cet exemple l’alternance (variante libre) de d/r à l’initiale, marque de l’influence du système phonologique mooré.

b) voyelles

Des phénomènes d’assimilation se produisent : celle du [ə] à [a] devant [ã] : /c’était à ce moment-là + que Zo Emmanuel m’a damandé + Fa / [L1Fas]TPR24.31,8/ /j’ai damandé de.aider la Haute-Volta enfin qu’il puisse s’en sortir/ [L1Fas] TPR24.32,4/

Du reste ce même phonème [ə] est souvent prononcé [e] ; les « le »sont prononcés [le] :

ex. je [ze] /je suis parti voir le président directement / [L1Fas] TPR24.32,2./

Le passage de [a] à [ã], très fréquent se retrouve dans une attestation écrite, celle de l’emprunt au baoulé cacaba, qui a pénétré au B. F. sous la forme cancaba) :

Le jour où vous verrez Boureima faire crédit à un cancaba sans le « gnon, le flous » ou les « ors » comme on dit, c’est ce jour là, il aura plu. [Chron., p. 61]

Il y a également nansara à côté de l’arabe nasara (variante orthographique nassara)67 :

nansara : Il viendrait du mot arabe devenu obsolète NASSARA. C’était par ce mot que les arabes appelaient les chrétiens, par extension les européens et (...) les blancs [Sisso, 63]

Pour le corpus oral, citons :

/rendu dans les locaux mangasins de Lomé il propose à 75 F le kilo et + Nigeria il propose à 70 f de kilo + le Mali il propose à 80 f de kilo [L1Fas] TPR24.31,18/

Voici l’explication que fournit B. Coulibaly (1994 : 66) à propos de déjà, qui

« devient curieusement [dezã] ».

Cela se remarque aussi bien chez des locuteurs mooréphones que julaphones. Dans le contexte du jula nous expliquons l’apparition de la nasale en faisant appel à la notion d’« harmonie syllabique ».

Le déséquilibre entre les deux syllabes produit par le passage de la chuintante sonore à la sifflante doit être compensé par la nasalisation « qui donne plus de force à la

67 Pour les chrétiens, le mot nassara (plus courant à Ouagadougou que toubab, d'origine tout aussi arabe, selon Sisso, via le mandé), pour désigner le blanc, viendrait de « nazaréen », celui qui se réclame de Jésus de Nazareth – le misssionnaire ayant représenté le premier contact avec le Blanc, bien souvent.

voyelle ». Ce qui est surprenant, c’est que B. Coulibaly cite ce phénomène comme relevant du niveau mésolectal. Le fait est que l’on constate ce passage de [a] à [ã], notamment à l’écrit, de la préposition à à la préposition en, mais l’explication n’est peut-être pas que de nature phonologique. Les réalisations [ã] de [a], lorsqu’elles perdurent dans l’écrit, peuvent être considérées comme des traits d’une appropriation du français ; il ne s’agit plus de traces du basilecte qui subsisteraient au niveau mésolectal.

La réalisation du glide [ų] est soit ramenée à [w], soit ignorée : [pis] pour

« puisse » :

/j’ai envoyé un telex en damandant j’ai besoin + quelqu’un enfin que (puisse) [pis]

voir le matériel et acheter [L1Fas] TPR24.34,9./

On ne trouve pas appliquée automatiquement la règle d’élision à la frontière des morphèmes ; il y a hiatus ou pause :

/faudrait me.aider pour qu’on puisse vendre ces arachides parce que + y avait le ministre des finances Garango qui refuse + de ne pas me donner l’argent dans mon département + qui faudrait que je vends ces arachides là [L1Fas] TPR24.31,9/

/j’ai damandé de.aider la Haute-Volta enfin /qui, qu’il/ puisse s’en sortir/ [L1Fas]

TPR24.32,4/

/c’est la première fois que.entre vous et le la Haute-Volta vous allez faire un échange commercial [L1Fas] TPR24.32,20./

c) la segmentation du mot, inversement, alors qu’elle est préservée par l’absence d’élision, est perturbée par l’enchaînement :

/tout a été choisi le même l’endroit [L1Fas] TPR24.34,17./

/il m’avait dit voilà Fa j’ai donné ma parole -- au l’armée pour partir [L1Fas]

TPR24.33,13./

Très caractéristique de la prononciation des locuteurs du basilecte, on trouve l’aphérèse de la première syllabe, souvent réduite à une voyelle.

/vous savez je vais vous dire ceci -- y a des hommes et des hommes -- y a des hommes qui sont tirés + malgré que quand même je suis commerçant y a des hommes qui sont tirés à l’argent + y a des hommes qui réfléchir demain [L1Fas]

TPR24.35,2./.

Il s’agit bien sûr, avec tirés à, d’attirés (par). La confusion de construction induite par le phénomène, et la délimitation du lexème ainsi identifié entraînent une interprétation sémantique supplémentaire. L’argent, dans le contexte africain, a quelque peu partie liée avec la magie : « être tiré à l’argent » en dit plus qu’une simple attirance, croyons-nous. La force magnétique de l’attrait est d’un ordre plus métaphysique que psychologique.

Ce fait d’aphérèse est à rapprocher des Corpus africains (1991) :

(12.3) mais la langue on peut prendre ça (13.9-10) faut prendre un métier comme ça (tailleur burkinabè qui n’a pas « fait l’école »),

commentés par G. Manessy (1991 : 56), qui y voit une confusion lexicale entre prendre et apprendre ; il est probable que pour le locuteur basilectal ce sont deux homonymes. Pour les incidences sémantiques de la réduction à deux homonymes de termes par ailleurs parfaitement univoques prendre / apprendre ou tirer / attirer, il suffit de penser à l’étymologie : si l’on fait une étude sémantique on trouvera davantage de sèmes communs favorisant la confusion des deux unités de chaque couple, que de sèmes spécifiques. Napon (1998 : 327) confirme cette tendance par des exemples de réductions :

- aphérèse : « On a fermé lui au commissariat »; « Eh c’est toi on peler de venir », - ou apocope : bago pour bagages.

On trouve un écho de cette habitude (involontaire, mais dont jouent les pasticheurs ou, comme ici, les romanciers) dans l’écrit [Bill p. 120]. C’est un artisan qui est censé parler :

Là, vraiment, vous me trahissez ! Toute l’année, je me suis carcassé pour chercher les clients et vous allez encourager quelqu’un pour travailler contre moi.

Mais à l’origine, il est probable, comme le pense S. Lafage (1990 notamment), qu’il y a une influence des habitudes articulatoires des langues de substrat, qui ne connaissent que peu ou pas les initiales vocaliques dans les radicaux verbaux (1990 notamment).

Pour Y. Ouédraogo (2000) la compétence des locuteurs basilectaux consiste à adapter les éléments du français à leurs habitudes articulatoires ; il baptise « créations nouvelles », des « substitutions, ajouts et suppressions » phonétiques. Mais il est vrai qu’il travaille à partir d’un corpus écrit. Il relève [e] employé à la place de [ə] ou de [œ] ; [z] à la place de [ʃ] ou de [ʒ] ; les amalgames dans la segmentation des mots : nopital (avec liaison), zarbre, la disyllabation de groupes : boloqué pour bloqué ; ou encore les apocopes : coutez pour écoutez… B. Coulibaly (1994) interprète ses créations comme des métaplasmes qui s’expliquent par la nécessité de conformer le mot français à la langue source, donc un phénomène d’interférences (cf. mes propres constats dans Bazié, Chroniques : Prignitz, 2001c).

B Prononciation : un signum de classe ?

L’orthoépie est un aspect de l’usage linguistique qui peut constituer un indice quand il s’agit de déterminer la position du locuteur par rapport à une stratification socio-linguistique. Ainsi une prononciation appuyée (il n’est que de penser à la prononciation

« contrariée » dans les haricots, signum revendiqué par les gens qui se piquent de correction) peut-elle être une marque d’hypercorrection..

Nous avons pu constater ce genre de phénomène avec le h dit « aspiré » dans hache : /à la ’hache/ ; le h initial de haine est accompagné d’un coup de glotte :

/à l’époque le CMRPN était l’ennemi du peuple voltaïque parce que la’haine avec laquelle il s’acharnait contre les libertés individuelles et collectives avait fait de lui un ennemi du peuple [L2 juge] TPR 5/

/les gardes l’ont vu ils ont vu à la ’hâte tous les documents [L3PM]

/TPR30.I,90.1./ /la république de la Haute-Volta a été proclamée 11 décembre 1958 le 11 décembre 1958 la république de ’Haute-Volta a été proclamée [L2 GéKaO] TPR CFI.A./

Pour des raisons probablement différentes de ce souci de « bonne prononciation », la fermeture en [ø] de la syllabe ouverte (en eu) se retrouve dans peuple, preuve, feuille, œil, veuille et même jeune

/ah mon impres. ma une : impression personnelle : je pense que personnellement j’ai voulu aider le : CMRPN pour que : on acquière au peuple68 voltaïque : une certaine : liberté euh de vivre /[L5 Ka] /TPR3.52,1./ /c’est quand même curieux que le MDV /veut69, veuille/ s’aligner sur le RDA qu’ils aient les mêmes idéaux [L3 juge] TPR CFI.A./

La prononciation avec s final dans moins, gens, en revanche, n’indique rien sur l’origine socio-culturelle ; il s’agit d’une variante individuelle, semble-t-il, tout au plus d’une hypercorrection pour certains locuteurs, qui pensent qu’il faut faire sonner la consonne finale (un peu comme certains semi-lettrés qui prononcent les doubles lettres70 de l’écrit comme des géminées dans les mots collège, collègue, solliciter, etc.)71. Une autre interprétation serait la trace d’une habitude régionale contractée auprès de Français d’origine méridionale, supposant une fréquentation – à l’époque coloniale (?) – de locuteurs méridionaux. L’hypothèse du contact – qu’il se soit fait par des instituteurs venus de France ou par des étudiants africains ayant séjourné dans certaines régions françaises (voire extérieures à la France : Belgique, Québec, Suisse, autres pays africains)72 – n’est pas exclue, et l’on voit des traits régionaux se répandre par l’intermédiaire des médias, même actuellement. Il n’est que de comparer des enregistrements à la radio française d’il y a trente ans à ceux d’aujourd’hui pour voir la progression des traits méridionaux dans la prononciation et l’évolution de l’accent.73

/il s’agit d’un travail d’une amorce de travail qui devait être fait entre ces gens-là ces personnes-là et euh et les organisations de masse + ce qui n’a jamais été fait./

[L12 KanWA] /TPR5/

68 [pøpl]

69 [vø :]

70 voir GENOUVRIER, Emile, GUEUNIER, Nicole, KHOMSI, Abdelhamid, 1978.

71 C’est peut-être une manifestation d'insécurité autre que linguistique (les discours de De Gaulle en 68 vitupèrent la rebellion et réprouvent les menées insurrectionnelles).

72 Comme les premiers instituteurs formés à William Ponty, au Sénégal.

73 De même l'acquisition de la prononciation et de l'intonation qu’on pourrait qualifier de "beur" par des enfants d'origine très différente dans les banlieues des grandes villes (communication personnelle d'Y. Deverin-Kouanda, à Cugnaux, près de Toulouse). J'avais fait la même remarque pour les jeunes volontaires étrangers – Américains, Hollandais, apprenant le français – avec des traits "populaires", du moins vernacularisés au contact de formateurs burkinabè. (Prignitz, 1983)

/je les ai vus vivre et à mon âme et confian euh conscience à moins qu’ils me cachent ça très bien ils n’avaient aucun avantage de plus ou de moins que n’importe quels autres membres euh : du CMRPN /[L12 KanWA] /TPR5/

Les voyelles fermées [i] et [y] sont très souvent confondues et en cas de succession, fréquemment inversées (munition réalisé /minution/, /dimunition/ pour diminution). Ici il y a assimilation :

/il n’est pas sûr que beaucoup de Voltaïques dans leur service géné : géné : généreux du moins pourront peut-être --- pourront faire preuve de cette minitie là [L2 juge] TPR.Lam./

La conséquence est le caractère non distinctif qu’elles prennent entraînant des confusions de lexèmes ([ri] et [ry] sont confondus au niveau basilectal seulement, au niveau mésolectal considéré, ce n’est que dans une suite phonique avec répétition que pourra s’installer l’assimilation). Autre confusion due à la succession de voyelles d’aperture proche, la métathèse : rémunérer est réalisé /rénumérer/. Il est vrai que la paronomase peut avoir entraîné une attraction de sens, le numéraire ayant d’ailleurs un rapport évident avec l’argent qu’on reçoit en salaire.

Ce trait n’est pas propre à la catégorie des lettrés, mais il subsiste chez ces locuteurs.

Il n’est pas absent chez les locuteurs français non plus (même chose avec les séquences

« difficiles » comme arct- (arctique, infarctus, infraction), ou encore aér- (aéroport, aréopage).

Pour Suzanne Lafage (1990 : 775), citée par A. Queffélec (2000 : 823), il existe des traits phonétiques répandus assez largement en Afrique :

réalisation des voyelles antérieures arrondies, en général absentes des langues maternelles, disparition fréquente du [ə], [r] apical roulé, confusions entre voyelles orales et nasales, principalement à l’initiale (attendre confondu avec entendre, apporter avec emporter), hypercorrections *[nəsesɛr] pour [nesesεr], hésitations sur [ʃ, s, ʒ, z] (…) Les langues maternelles étant pour la plupart des langues à tons, les locuteurs ont tendance à remplacer les accents du français liés à l’existence de groupes rythmiques, par des variations de la voix d’une syllabe à une autre. Notons enfin des prosodèmes expressifs très fréquents un peu partout : [il à parti/dépui : :]

« il y a longtemps qu’il est parti », [il a travàjé/zyskä : :] « il a travaillé très longtemps ».74

La « manière africaine » de prononcer le français pourrait tenir à des influences réciproques des phonologies des langues considérées, appartenant à des aires apparentées ou du moins en contact (aire des langues mandé, gur, etc.). C’est l’hypothèse de Manessy qui parle de cryptotypes (bien qu’il l’applique plutôt à la syntaxe qu’à la phonologie) « affleurant » dans les structures de la langue d’emprunt.

74 Note sur la transcription : ¨note un ton suprahaut et : : le durème qui frappe la syllabe finale.