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Positionnement méthodologique : une recherche qualitative et hypothéticodéductive sur les territoires

Chapitre 2 : Le club Entre fondements théoriques, enjeux socioéconomiques et entrées analytiques

1. Positionnement méthodologique : une recherche qualitative et hypothéticodéductive sur les territoires

1.1. Une méthodologie qualitative

Le choix d’utiliser une méthodologie qualitative est déterminé par la problématique guidant cette recherche. Saisir le fonctionnement des quartiers créatifs nécessite d’approcher au plus près des pratiques et des représentations des acteurs, et en premier lieu des travailleurs créatifs définis comme les individus travaillant dans les activités culturelles et créatives (voir chapitre 1). La compréhension des territoires dans leurs dimensions sensibles exige une forme d’immersion du chercheur que la méthodologie qualitative permet.

L’une des limites des méthodes qualitatives est de ne pas permettre la représentativité statistique. Toutefois, cela n’empêche pas la généralisation des résultats. En effet, le phénomène de saturation peut attester de la validité de l’enquête qualitative et remplacer la représentativité de l’échantillon des recherches quantitatives (Bertaux, 1980). Cette saturation correspond au point à partir duquel les nouveaux entretiens menés ne font que confirmer et répéter des éléments déjà établis. Henri Coing l’a expérimenté lors de son enquête sur les quartiers en cours de rénovation urbaine : « A mesure que notre enquête progressait, les propos des habitants dessinaient sous nos yeux une image du quartier ancien, plus nette et plus cohérente chaque jour, où chaque élément trouvait sa place et sa justification. Et cela jusqu’au jour où les interviews supplémentaires n’apportèrent que des confirmations répétées et convergentes : l’image était « saturée » » (Coing, 1966, p. 23). Décrétée par le chercheur (Guillemette, 2006), la confirmation de l’état de saturation de l’enquête demeure dépendante de vérifications préalables. Il importe de s’assurer que les répétitions ne cachent pas la nécessité de renouveler la grille de lecture ou de diversifier les acteurs interrogés mais qu’elles sont bien le signe d’une saturation. Dans ce sens, la saturation est « plus difficile à

atteindre qu’il n’y paraît à première vue. Mais à l’inverse, lorsqu’elle est atteinte, elle confère une base très solide à la généralisation » (Bertaux, 1980, p. 208).

Au-delà de l’effet de saturation, les méthodes qualitatives gagnent à s’appuyer sur des données quantitatives. Le croisement des sources et des données est propice à la robustesse des recherches. Ainsi, cette thèse s’appuie sur une méthodologie qualitative tout en mobilisant des données quantitatives qui serviront de cadrage46.

1.2. Une démarche hypothéticodéductive hybride

La démarche hypothéticodéductive repose sur la définition initiale d’une question de recherche et d’hypothèses à partir des connaissances théoriques et empiriques existantes (Dépelteau, 1998). Ces hypothèses doivent ensuite être vérifiées ou infirmées empiriquement via la réalisation d’un travail de terrain. Il est possible de les réajuster en cours de recherche en fonction des données empiriques récoltées. La détermination préalable d’un cadre analytique facilite la conduite de ce travail. L’objet et les objectifs principaux de la recherche sont fixés en amont et permettent au chercheur de cibler les informations qui lui seront utiles.

Ce cadre théorique définit a priori risque cependant d’enfermer le chercheur dans une vision restrictive voire faussée de la réalité de son objet de recherche. La démarche hypothéticodéductive correspond à l’application d’un modèle général sur des terrains spécifiques pour en expliquer le fonctionnement. Elle peut s’avérer inopérante si la construction théorique n’a pas été réalisée en prise avec les réalités concrètes des acteurs. Elle peut aussi empêcher la prise en compte de faits explicatifs non intégrés initialement dans la grille de lecture, la recherche étant délimitée par un cadre préalablement établi.

Face à ces limites, la Grounded Theory (GT), méthode empirique et inductive de théorisation, présente des atouts certains. La GT est issue de l’ouvrage fondateur de Barney Glaser et Anselm Strauss (1967) The Discovery of Grounded Theory: Strategies for Qualitative Research. L’objectif des auteurs est de montrer comment générer une théorie ancrée dans les données empiriques. La GT repose sur cinq grands principes :

- L’absence de recours aux savoirs théoriques existants dans les premières phases de la recherche. - La circularité des phases de recueil et d’analyse des données.

- L’émergence de la problématique à partir des premières données recueillies sur le terrain.

46 Pour obtenir des statistiques à l’échelle des quartiers, le découpage Iris (Ilots Regroupés pour l’Information

- L’évaluation et la modification de la problématique tout au long de la recherche au regard des nouvelles données produites.

- L’évolution des grilles d’entretien et d’analyse en fonction des besoins identifiés au cours de la collecte de données.

Les principes de la GT et de la démarche hypothéticodéductive peuvent apparaître contradictoires. L’oubli temporaire des cadres théoriques existants prôné par la première est inconcevable dans la seconde. Dans le cadre de la GT et de l’analyse par théorisation ancrée47, la transformation

progressive de la grille d’analyse théorique est valorisée : « Si des instruments sont utilisés lors de la collecte de données (guide d’entrevue, grille d’observation), ils demeurent toujours provisoires. Contrairement à ce qu’exigerait une recherche à caractère plus positiviste, le fait de ne pas poser les mêmes questions d’une entrevue à l’autre pourra être un signe du progrès de la recherche plutôt qu’un défaut » (Paillé, 1994, p. 153).

Le dépassement de cette apparente contradiction est proposé depuis longtemps déjà par H. Lefebvre à travers la transduction. Celle-ci est définie par l’auteur comme « une opération intellectuelle qui peut se poursuivre méthodiquement et qui diffère de l’induction et de la déduction classique […]. La transduction élabore et construit un objet théorique, un objet possible et cela à partir d’informations portant sur la réalité, ainsi que d’une problématique posée par cette réalité » (Lefebvre, 1970, p. 155). L’intérêt de cette approche réside dans la synthèse des démarches inductive et déductive qu’elle permet et la mise en valeur de la réévaluation mutuelle et perpétuelle des données empiriques et du cadre théorique : « La transduction suppose un feed- back incessant entre le cadre conceptuel utilisé et les observations empiriques » (Ibid., p. 155). Elle incite à la combinaison des raisonnements inductif et déductif au sein d’une même recherche. C’est cette combinaison qui a été mise en place dans le cadre de cette thèse. Cette thèse a été construite sur la base d’une démarche hypothéticodéductive. La question centrale du fonctionnement des quartiers créatifs sur le modèle du club a été définie dès le début de la réflexion et a guidé la construction des quatre entrées analytiques à tester sur les terrains d’enquête. Cependant, suite à sa définition préalable, le cadre théorique s’est affiné et a évolué en fonction des données récoltées sur le terrain. Au fur et à mesure de la progression dans le temps, le cadre théorique de cette recherche a donc gagné en pertinence et en précision, permettant l’approfondissement des recherches. La succession de phases de terrain et d’analyse durant la thèse rend presque obligatoire la remise en cause perpétuelle des grilles d’analyse prédéfinies. La

recherche s’est construite sur la base d’allers-retours entre la théorie et les données empiriques, donnant à voir une hybridation de la démarche hypothéticodéductive initiale. L’apport principal de la Grounded Theory pour cette thèse réside ici. Il tient à l’importance à accorder à l’évidence empirique (Guillemette, 2006) et son intégration dans la réflexion théorique.

1.3. Une approche systémique et diachronique des territoires

L’usage du territoire par les sciences sociales et le monde politique s’est démultiplié à partir des années 1980 sans qu’une définition claire et partagée ne soit établie48. Dans cette perspective, il

importe de rappeler que le territoire est d’abord d’ordre politique et juridique (Ripoll et Veschambre, 2002). Le dictionnaire Larousse le définit comme une « étendue de terre dépendant d’un Etat, d’une ville, d’une juridiction, etc. », un territoire institutionnel borné par des frontières à l’intérieur desquelles s’applique un pouvoir. L’instauration d’un véritable champ de recherche sur le territoire symbolisé par les travaux de Guy Di Méo (1996 et 1998) permet de dépasser cette définition en le posant comme une construction sociale. Ainsi, « le territoire est à l’espace ce que la conscience de classe est à la classe » (Brunet et al., 1992, p. 436). Il est une portion d’espace identifiée, support et produit de processus d’identification voire d’appropriation, construite par les représentations socio-spatiales des individus et structurée par un système d’acteurs49. On retrouve ici trois dimensions constitutives du territoire : celle de l’espace géographique, des représentations et des systèmes d’acteurs (Moine, 2005) auxquelles se rajoute une dimension temporelle (Ozouf-Marignier, 2009).

L’objectif en mobilisant une double approche à la fois systémique et diachronique des territoires est de rendre compte du système d’acteurs et de la dimension évolutive qui caractérisent les quartiers créatifs. Ces derniers sont l’objet central de cette thèse. Leur définition repose sur un élément fondamental : la concentration spatiale de travailleurs créatifs dans une zone urbaine donnée. De ce fait l’entrée principale de cette recherche est centrée sur ces travailleurs dont certains habitent également dans le quartier. Malgré leur importance dans le fonctionnement des quartiers qu’ils investissent, ces espaces sont pratiqués et façonnés par de nombreuses autres

48 Huit définitions (plus une proposition) différentes sont présentées dans le dictionnaire de Jacques Lévy et Michel

Lussault (2003), cinq acceptations dans celui de Roger Brunet, Robert Ferras et Hervé Théry (1992).

49 Les individus, les groupes (associations…), les entreprises, les collectivités et l’Etat sont les principaux acteurs du

territoire (Brunet et al., 1992). Ils forment un système d’acteurs jouant un rôle central dans la construction des territoires (Gumuchian et al., 2003). L’acteur est davantage qu’un agent, limité pour sa part à la transmission ou la représentation. L’utilisation du terme d’acteur sous-entend la conscientisation par l’individu ou le groupe d’une capacité d’action sur le réel. Leurs comportements n’en demeurent pas moins en partie déterminés par des conditions extérieures (déterminants socio-économiques…). En accord avec la position collective des chercheurs du laboratoire Espaces et Sociétés (Hoyaux et al., 2008), tous les individus sont considérés dans cette recherche comme des acteurs en tant que co-constructeur du monde : « Tout humain est acteur au sens où tous et toutes peuvent entrer en action et participer aux processus » (Ibid., p. 21).

catégories d’acteurs. Les habitants, les travailleurs d’autres secteurs, les promoteurs immobiliers, les politiques et les aménageurs y jouent un rôle notable. Ils constituent avec les travailleurs créatifs un système d’acteurs qu’il est nécessaire de prendre en compte dans l’analyse.

Les quartiers créatifs sont des territoires ayant connu de profondes transformations au cours du temps. L’analyse systémique portant sur leur fonctionnement actuel n’a de sens qu’en considérant ces évolutions. Ces aspects historiques ne sont pas seulement des éléments de contexte. Ils sont déterminants dans la forme actuelle tant urbaine qu’économique, sociale et culturelle des quartiers créatifs. La prise en compte de leurs situations passées permet d’éclairer ce que les travailleurs créatifs ont participé à changer aux côtés des autres acteurs du territoire (les politiques via les opérations de rénovation notamment). L’approche diachronique permet d’appréhender les quartiers créatifs comme des objets de recherche toujours en évolution. Considérer la dynamique qui les anime renforce la pertinence de l’analyse. En plaçant ces quartiers dans leurs trajectoires évolutives sur le long terme, l’objectif est aussi d’en comprendre l’avenir potentiel et de rendre compte de leur éternelle transformation.

2. Une combinaison d’outils au service d’une recherche qualitative : les travailleurs créatifs

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