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La position des évêques : entre l’approbation et le silence

Chapitre 5 : Le retour de la prérogative de l’Etat

4. La position des évêques : entre l’approbation et le silence

Même s’ils n’ont pas ouvertement combattu les écoles mutuelles comme Jean-Marie de La Mennais dans son diocèse, la plupart des vicaires généraux des différents diocèses bretons ont contribué à affaiblir leur développement. Certains, comme Gabriel Deshayes, dans le diocèse de Vannes, ou l’abbé Bodinier, dans celui de Nantes, l’ont été indirectement en favorisant l’implantation des Frères. Au premier, on doit la première communauté de « petits frères » qui deviendra l’institut des Frères de l’Instruction chrétienne avec la collaboration de Jean-Marie de La Mennais, destiné, en partie, à concurrencer les écoles mutuelles implantées dans les petites villes. Au second, on doit la fondation de la Société de la Providence destinée à rétablir les lassaliens à Nantes et à les soutenir financièrement. Cette société se pose alors en rivale de celle présidée par l’armateur Thomas Dobrée qui administre l’école mutuelle de la ville. A Rennes, l’abbé Millaux se distingue dans l’affaire concernant l’école mutuelle de Saint-Servan en ne voulant pas donner suite aux demandes du maire. Celui-ci implorait l’aide de l’évêque pour faire cesser les attaques du clergé local vis-à-vis de cette école615. Enfin, à

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AD 29, 1 T 477, lettre du juge de paix du canton de Carhaix, Veller de Kersaulaun, au recteur de l’académie, 5 juin 1820.

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Jean-Marie Robert de La Mennais, Correspondance générale, op. cit., tome deuxième, 1818-1832, document 186, contrat entre Jean-Marie de La Mennais et Gabriel Deshayes, 6 juin 1819, pp. 122-123.

615 AM, Saint-Malo, SS D 67, registre de la correspondance du maire de Saint-Servan (1816-1818), lettre du maire au recteur de l’académie, 9 novembre 1818. L’abbé Millaux était en réalité le véritable administrateur du diocèse de Rennes à cette époque d’après les travaux de Michel Lagrée. Dans son ouvrage intitulé Mentalités, religion et histoire en Haute-Bretagne au XIXe siècle, le diocèse de Rennes, 1815-1848, Klincksiek, Paris, 1977, p. 236, il déclare : « Et si Enoch, considérablement affaibli, et suspecté de surcroît, ne peut exercer la réalité du pouvoir, c’est au profit de l’abbé Millaux (1816-1823). Celui-ci a toutes les qualités requises pour ce travail : professeur au collège de Rennes avant la Révolution, Supérieur du Séminaire depuis 1809, il connaît bien le pays dont il est originaire, et les prêtres dont il a dirigé la fo rmation pour le plus grand nombre ; ses mérites sont reconnus en 1823 par sa nomination à l’évêché de Nevers. »

Quimper, le vicaire général, l’abbé Tromelin, paraît constituer un recours pour les prêtres de Landerneau décidés à ne pas voir s’implanter d’école mutuelle dans leur commune616.

Si l’attitude des vicaires-généraux est très prononcée envers le système des Frères, celle des évêques paraît, au contraire, plus nuancée, du moins dans les premières années de la Seconde Restauration. A Rennes, le premier évêque qui se trouve confronté à l’enseignement mutuel est Mgr Enoch. Ce fils d’ouvrier, oratorien, ancien supérieur du séminaire de Grenoble, admet, avec restriction, la Constitution civile de clergé le 6 juin 1791. Le 17 floréal an VIII, il prête également le serment de haine à la royauté. Michel Lagrée estime que c’est un personnage indécis, timide et probablement influençable mais capable de sursauts d’énergie617. Pendant l’Empire, Enoch est un fidèle serviteur du régime. Au début de la Restauration, surtout après la mission de 1817, il se trouve en butte à un clergé très hostile aux prérogatives de l’Etat sur l’instruction publique. C’est, de plus, un homme âgé et malade qui se fait difficilement obéir de ses prêtres. Ainsi, il avoue au préfet son impuissance à convaincre le curé de Saint-Servan de soutenir l’enseignement mutuel dans sa ville618. Après avoir été sollicité par le préfet, il intervient encore auprès du clergé de Saint-Servan mais, cette fois, c’est pour menacer un des vicaires, l’abbé Sauvage, de prendre des mesures contre lui s’il continue à s’opposer à la nouvelle méthode619. En 1819, tous ses efforts auront été vains, il ne peut alors que constater : « Quant à l’enseignement mutuel établi et peu suivi à Saint-Servan, je n’y puis que faire. On sait dans cette ville que j’en suis pour cette méthode mais on n’est pas plus pressé de l’adopter.620 »

A Saint-Brieuc, Mgr de la Romagère, ne prend possession de son siège épiscopal qu’en novembre 1819621. Jusque là, les affaires du diocèse avaient été dirigées par Jean-Marie de La Mennais, alors vicaire général. Cependant, la venue du nouvel évêque n’est nullement souhaitée par le clergé local et La Mennais fait tout pour retarder son arrivée à Saint-Brieuc. Il déclare ainsi : « Mr de la Romagère nous menace, depuis deux mois, de faire un voyage dans son futur évêché ; je m’y suis opposé, parce que c’est un moyen sûr de perdre toute considération que de se présenter ainsi dans un diocèse, sans mission, sans titre, sans autorité ; la nouvelle de sa venue prochaine a bouleversé nos pauvres têtes à un point

616 AD 29, 1 T 201, lettre de Jean-Sébastien Goury, ingénieur en chef des Ponts -et-Chaussées, au préfet du Finistère, 27 juin 1818.

617 Michel Lagrée, op. cit., p. 215. 618

AD 35, 11 T 36, lettre de Mgr Enoch au préfet d’Ille-et-Vilaine, 12 juin 1817. 619

AD 35, 11 T 36, lettre de Mgr Enoch au préfet d’Ille-et-Vilaine, 22 juillet 1817. 620

AD 35, 1 V 6, lettre de Mgr Enoch au préfet d’Ille-et-Vilaine, 16 février 1819. 621

Jean-Marie Robert de La Mennais, Correspondance générale, op. cit., tome deuxième, 1818-1832, document 190, lettre de Mgr de la Romagère au ministre de l’Intérieur, 22 novembre 1819, pp. 140-141. Il s’agit d’une des premières lettres officielles du nouvel évêque.

incroyable ; vous n’avez pas d’idée des propos que cela fait tenir ; on le regarde comme un fou ; on dit mille et une choses que je ne puis répéter622. » D’ailleurs, à peine l’évêque a-t-il été installé que l’abbé de La Mennais lui offre sa démission623. Si le vicaire général surseoit finalement à cette intention et décide de rester à son poste, rien n’ira plus entre les deux hommes et leur différence d’opinion vis-à-vis des écoles mutuelles ne sera qu’un des nombreux avatars de leur querelle. A leur propos, le vicaire général se lamentera sur l’attitude de son supérieur : « on entend même ce pasteur (…) faire dans la chaire de vérité, un éloge pompeux d’écoles d’irréligion et de libertinage, lorsque dans la ville épiscopale même, les gens de la révolution qui les protégeaient n’osent ouvrir la bouche pour les justifier624. »

L’évêque va même jusqu’à visiter l’école mutuelle de Saint-Brieuc au début de l’année 1822 alors que celle-ci connaît une baisse sensible d’affluence et que la municipalité lui a retiré une partie de son soutien en diminuant les émoluments du maître. Ces visites ont d’ailleurs permis à l’établissement de retrouver la confiance des familles comme le déclare le maître : « Depuis les visites de Mgr l’évêque à l’école modèle, les enfants qu’on avait retirés sont revenus. La démarche de ce digne prélat a rassuré les parents, et depuis les élèves qui préparent à faire leur première communion ont été parfaitement accueillis au catéchisme où ils ont les premières places qu’ils méritent par leur instruction et leur conduite625. »

Dans le Finistère, c’est Mgr Dombidau de Crouseilhes qui est à la tête de l’évêché depuis 1805. Le préfet, Huchet de Cintré626, est parvenu à s’assurer de son soutien pour l’aider à implanter des écoles mutuelles dans le département. Il explique : « Je me suis assuré de la coopération de notre excellent évêque qui a combattu l’esprit de prévention qu’avaient encore quelques membres influents de son clergé627 (…) » Mais le prélat n’abandonne pas, pour autant, toute prérogative à l’autorité civile sur ces écoles. Il a ainsi promis d’accorder des maîtres pour les diriger, ce qui était, on l’a vu précédemment, une réponse à une demande du préfet. Cependant, cette politique n’a guère de succès auprès des municipalités qui préfèrent choisir des laïcs. L’évêque a-t-il été contrarié par cet échec ? Quoi qu’il en soit, quelques années plus tard, il confie au recteur d’académie ses doutes sur la nouvelle méthode d’enseignement : « Rien n’est plus fait pour la décrier que le plus grand nombre de ceux qui

622 Jean-Marie Robert de La Mennais, Correspondance générale, op. cit., tome deuxième, 1818-1832, lettre 873, à Mgr de Quélen, 21 avril 1819, p. 118.

623Ibid., lettre 926, à Mgr de la Romagère, 29 janvier 1820, p. 147. 624

Ibid., lettre 944, au grand aumônier, 27 novembre 1820, p. 162. 625

AM, Saint-Brieuc, 1 R 2, état du premier trimestre 1822, observations du maître. 626

Les préfets du 11 ventôse an VIII au 4 septembre 1870, op. cit., p. 342. Constant-Marie Huchet de Cintré a été nommé préfet du Finistère le 14 juillet 1815. Il est demeuré à cette place jusqu’au 10 février 1819, date de

nomination de son successeur. 627

s’en montrent les plus ardents partisans. Dans un pays aussi religieux, peut-on voir sans inquiétude, que ce sont en général les hommes les plus irréligieux qui sont les plus (mot tronqué indéchiffrable) de cette méthode.(…) Mon clergé s’est conformé à la recommandation que je lui ai faite de n’exprimer aucune opinion défavorable contre cette méthode mais de se borner à surveiller les instituteurs qui pourraient chercher à inculquer des principes irréligieux aux enfants628. »

Alors que l’attitude des prélats des diocèses de Rennes, Saint-Brieuc et Quimper vis-à-vis de l’enseignement mutuel, est connue, ce n’est pas, faute de documents, le cas de celle des évêques de Vannes et Nantes. A Nantes, voyant son vicaire général, l’abbé Bodinier, s’activer pour organiser le retour des lassaliens dans la ville et leur assurer un développement durable, l’évêque préfère sans doute garder un silence prudent sur ce sujet. C’est probablement la même stratégie à Vannes, vu le succès grandissant des Frères ajouté à la faiblesse et la précarité des écoles mutuelles existantes.