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PREMIÈRE PARTIE : LA CRISE DU PERSONNAGE CHAPITRE 1: Statut et fonction du personnage

2.3 Portraits cubistes

En analysant les portraits et les descriptions des récits de notre corpus, nous avons observé qu’à plusieurs reprises dans différentes œuvres, les narrateurs décrivent des personnages d’une manière très singulière ; en les fragmentant pour mettre en relief certains de leurs aspects.

C’est un choix esthétique très intéressant qui nous a fait penser à un mouvement artistique du début du XXe siècle : le Cubisme.

Héritant des recherches de Cézanne sur la création d’un espace pictural qui ne soit plus une simple imitation du réel, et des arts primitifs qui remettent en cause la tradition occidentale, le Cubisme bouleverse la notion de représentation dans l’art.

Le Cubisme comprend plusieurs étapes. Les protagonistes du mouvement conduisent d’abord une recherche qui pose la question de l’unité de la toile et du traitement des volumes en deux dimensions. Cette première phase du Cubisme, nommée « Cubisme cézannien », se situe entre 1908 et 1910. Une fois conquise l’autonomie du tableau, la question de l’espace se précise, pour devenir une sorte de déconstruction du processus de perception. Cette étape appelée « Cubisme analytique » se poursuit jusqu’en 1912. Enfin, après avoir touché l’abstraction et l’hermétisme, les artistes réintroduisent des signes de lisibilité dans la toile, des éléments issus du quotidien, des papiers et objets collés, mènent ainsi le Cubisme à une réflexion esthétique sur les différents niveaux de référence au réel. Cette dernière étape a été baptisée « Cubisme synthétique ».

Les deux premières phases sont menées par Georges Braque et Pablo Picasso qui, voisins à Montmartre dans les ateliers du Bateau-Lavoir, travaillent en étroite collaboration. Ils sont rejoints par Juan Gris en 1911 et le sculpteur Henri Laurens en 1915 ; ils influenceront aussi la jeune génération de peintres des années dix.

Le Cubisme n’a pas surgi dans l’œuvre de Picasso spontanément ; il a été précédé d’expériences progressives à partir d’un triple enseignement, celui de Cézanne, celui de l’art africain, et celui de la sculpture ibérique. La rupture avec l’image classique est accomplie en 1908, après Les Demoiselles d’Avignon248.

La conception cubiste consiste à recomposer le réel en rassemblant en une seule image de synthèse toutes les indications données par l’observation sous différents angles du sujet. Picasso, dans ses portraits de Fernande249, ne vise pas à la vraisemblance, il tente de donner une représentation de la nature qui ne soit pas une image d’un point de vue, mais montre la construction, la forme, la solidarité du réel, la fragmentation des objets servant à établir l’espace et leurs relations dans cet espace.

Les cubistes suscitent une image nouvelle en dessinant un individu ou un objet sous plusieurs angles, et en incluant au tableau de la matière, journaux collés, papiers de toutes sortes. Le résultat est un démantèlement de la réalité pour la recomposer sur la surface plane de la toile.

Les premières investigations et les conquêtes de Picasso et de Braque proposaient, en même temps qu’une esthétique, une poétique et une morale. Et c’est bien par là que le Cubisme dépasse les mouvements qui l’avaient précédé, l’impressionnisme, le symbolisme, le fauvisme, les solutions qu’ils apportent aux différents problèmes de l’art plastique engagent aussi bien l’homme que l’artiste, elles définissent une nouvelle prise de position du créateur vis-à-vis de lui-même et vis-à-vis de la société. Les objets, fragmentés, démultipliés, se regroupent à partir d’un système plastique fondé sur des correspondances de rythmes et de volumes, des reflets, des échos : « Tout est reconnaissable, mais à s’y méconnaître »250 dira Beckett.

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Voir annexe II: Les Demoiselles d’Avignon, Pablo Picasso, p.477.

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Voir annexe III: Portraits de Fernande, Pablo Picasso, p.479.

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BECKETT, Samuel; Disjecte, Miscelaneous writings and a Dramatic fragment, Directed by Roby Cohn, Grove Presse, 1995.

L’influence du Cubisme se fait sentir dans toute l’Europe. L’abstraction de Piet Mondrian, le Constructivisme russe, le Suprématisme de Kasimir Malevitch, et même le Futurisme, qui sera en rivalité avec le Cubisme, tous sont redevables des innovations originairement mises en place par Braque et Picasso.

Par ailleurs, pendant les années de l’éclosion du Cubisme, les poètes accompagnèrent souvent les peintres. En particulier Apollinaire, Max Jacob, Blaise Cendras et Pierre Reverdy qui fonda en 1917 la revue Nord-Sud, dédiée au Cubisme et à Picasso. Les poètes s’appliqueront à utiliser les procèdes cubistes dans leurs créations. Ainsi Apollinaire va-t-il supprimer la ponctuation en poésie, il juxtapose des verbes sans lien logique entre eux, comme le font Braque et Picasso en rapprochant dans leurs collages des matériaux pas du tout homogènes. Par ailleurs, Apollinaire introduit dans la poésie la liberté de la parole, ce qui revivifiera le vers libre.

Bien que les textes que nous étudions n’appartiennent pas au domaine de la poésie, après avoir réalisé une étude approfondie sur le personnage et les portraits de celui-ci, nous avons constaté que les techniques narratives utilisées pour créer les portraits littéraires, finissent par présenter une image du personnage qui pourrait ressembler à un portrait « cubiste » littéraire. Un des exemples les plus flagrants est celui de Los adioses. Dans ce texte, le narrateur utilise son regard subjectif pour décrire sa position, derrière le comptoir, tout ce qu’il voit. C’est ainsi qu’il nous présente la jeune femme :

« No puedo saber si la había visto antes o si la descubrí en aquel momento, apoyada en el marco de la puerta: un pedazo de pollera, un zapato, un costado de la valija introducidos en la luz de las lámparas. Tal vez tampoco la haya visto entonces, en el momento en que empezó el año, y sólo imaginé; no recuerdo, su presencia inmóvil situada con exactitud entre el alborozo y la noche. » (p.46)251.

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Les adieux, op. cit. : « Je ne me souviens pas vraiment si je l’avais vue avant ou si je l’aperçus à ce moment-là, appuyée sur le montant de la porte : un bout de jupe, une chaussure et le côté d’une valise exposés à la lumière des lampes. » (p.59).

C’est ainsi que le narrateur décrit la première fois qu’il voit la jeune femme ; en utilisant un procédé de segmentation et en ne nous présentant que des fragments de ce qu’elle est. C’est souvent selon le même procédé qu’il décrit la jeune femme :

« Entonces sí la recuerdo, no verdaderamente a ella, no su pierna y su valija, sino a los hombres tambaleantes que salían, volviéndose uno tras otro, como si se hubiera pasado la palabra, como si se hubieran desvanecido el sexo de las mujeres que los acompañaban, para hacer preguntas e invitaciones insinceras a lo que estaba un poco más allá de la pollera, de la valija y el zapato iluminados. » (p.46-47)252.

Mais il est possible que l’exemple le plus flagrant du « portrait cubiste » soit celui qu’il fait, vers la fin du récit, du malade : « (…) aparte de esto, no era nada más que pómulos, la dureza de la sonrisa, el brillo de los ojos, activo e infantil. Me costaba creer que pudiera hacerse una cara con tan poca cosa: le agregé una frente ensanchada y amarilla, ojeras, líneas azules a los lados de la nariz, cejas unidas, retintas. » (p.89)253

. Cette description correspond peut-être plus à une caricature qu’à un portrait. Ici, la personne n’est définie qu’à travers quelques traits, les pommettes saillantes, la dureté du sourire et l’éclat des yeux. Puis, comme le narrateur le précise bien, c’est lui qui ajoute quelques traits ; il module donc le portrait à son aise comme le ferait un peintre. Il définit l’homme avec le moins d’information possible. Le résultat a un effet cubiste, désarticulé, fragmenté ; à la fin, nous ne voyons que les traits que le créateur a voulu mettre en relief. C’est une hyperbole imagée.

Ce n’est pas le seul cas dans lequel le narrateur manipule à son aise les traits des portraits :

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Ibidem : « Alors, bien sûr, je me souviens d’elle ; mais pas tant d’elle, de sa jambe et de sa valise, … que des hommes titubants qui sortaient en se retournant l’un après l’autre, comme s’ils s’étaient donné le mot, comme s’ils oubliaient qu’ils étaient accompagnés de femmes, pour poser des questions et faire des invitations peu honnêtes à ce qui était un peu plus loin que le bord de la jupe, la valise et la chaussure illuminés. » (p.59-60).

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Ibid. : « (…) outre cela, il n’était que ses pommettes saillantes, la dureté de son sourire, l’éclat de ses yeux, alerte et puéril. J’avais du mal à croire qu’il pût se forger un visage avec si peu de choses : je lui ajoutai un front large et jaune, des cernes, des lignes bleues de chaque côté du nez, des sourcils unis, bien foncés. » (p.132-133).

« Ahora ella estaba dentro del almacén, sentada cerca de la puerta, la valija entre los zapatos, un pequeño sombrero en la falda, la cabeza alzada para hablar con Levy chico que se moría de sueño. Tenía un traje sastre gris, guantes blancos puestos, una cartera oscura colgada del hombro; lo digo para terminar en seguida con todo lo que era de ella y no era su cara redonda, brillando por el calor, fluctuando detrás de las serpentinas suspendidas de la guirnalda y que empezaba a mover el aire de la madrugada. » (p.47)254.

En segmentant les personnages lors des descriptions, le narrateur a tendance à les isoler, quelques fois à les déshumaniser, et à les immobiliser, en restituant ainsi les effets de leur aliénation, surtout celle du malade. Pendant un moment, la jeune fille n’est que « (…) un pedazo de pollera, un zapato, un costado de la valija (…). » (p.46)255

. Il décrit minutieusement les mains du protagoniste :

« La interrupción quedaba anulada si en lugar de entregarme sus cartas como todos los que vivían en el pueblo, presenciaba la caída del sello fechador, manejado por una mano monótona y anónima que se disolvía en la bocamanga abotonada de un guardapolvo, una mano variable que no correspondía a ninguna cara, a ningún par de ojos que insinuaran hacerse cargo y deducir. » (p.21-22)256.

La description d’un geste isolé suggère la mécanisation et l’aliénation, ainsi que le manque de communication entre les personnages, y compris celui du narrateur. Le regard du narrateur a tendance à capter et immobiliser les personnages, il crée ainsi des images fixes, fragmentées et désarticulées.

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Ibid. : « Quand à elle, elle était maintenant dans le bistrot, assise près de la porte, la valise entre les chaussures, un petit chapeau sur les genoux, la tête relevée pour parler au jeune Lévy qui tombait de sommeil. Elle portait un tailleur gris, des gants blancs et un sac à main foncé à l’épaule ; je le dis pour en finir tout de suite avec sa description, à part son visage rond, lustré par la chaleur, se balançant derrière les serpentins accrochés à la guirlande que la brise du matin commençait à agiter. » (p.60-61).

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Ibid. : « (…) un bout de jupe, une chaussure et le côté d’une valise exposés à la lumière des lampes. » (p.59).

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Ibid. : « La rupture pouvait être annulée si, au lieu de me remettre ses lettres comme tous les autres qui vivaient dans le village, il assistait à l’oblitération du timbre, effectuée par une main lasse et anonyme qui disparaissait dans la manche boutonnée d’une blouse de travail, une main variable qui ne correspondait à aucun visage, à aucune paire d’yeux qui prétendrait être au courant et déduire. » (p.22-23).

Même si moins présents dans les autres textes d’Onetti, nous trouvons d’autres exemples dans notre corpus onettien. Dans Para esta noche, nous avons remarqué plusieurs exemples, surtout en ce qui concerne les descriptions de Victoria. « No tenía remordimientos al repetirse, mirando desde arriba el diminuto gorro de lana, la punta de la corta nariz, el brillo excesivo de los ojos tranquilos y misteriosos. » (p.154)257 ; ou encore : « (…) –le veía el perfil, la corta nariz, el ojo severo, aquella retorcida mitad de la boca que entraba fríamente en la mejilla. » (p.191)258. Le narrateur réussit, avec quelques éléments isolés, à tracer un portrait d’ensemble. Mais finalement, nous n’aurons pas une image réaliste de la figure du personnage, juste quelques éléments ; comme pour les portraits de Fernande259

de Picasso par exemple, son but n’étant pas celui de tracer un portrait fidèle à la réalité, mais de matérialiser une vue d’ensemble, en cumulant les différents points de vue : « “Una boca que podría ser suprimida sin que los demás se dieran cuenta. Una boca que protege del asco de la intimidad y libra de la tentación. Un foso, una clausura.ˮ » (p.207)260

pense Larsen à propos de Petrus.

* * *

Dans La jalousie nous retrouvons aussi des descriptions qui nous évoquent des images cubistes, surtout en ce qui concerne A… : « Ses yeux sont très grands, brillants, de couleur verte, bordés de cils longs et courbes. Ils paraissent toujours se présenter en face, même quand le visage est de profil. Elle les maintient continuellement dans leur plus large ouverture, en toutes circonstances, sans jamais battre des paupières. » (p.202). Dans cette citation, l’effet même d’immobilité et de quiétude peut faire penser à un tableau.

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Une nuit de chien, op. cit. : « Il n’avait pas de remords à se répéter, en regardant de haut le petit bonnet de laine, la pointe du nez court, l’éclat excessif des yeux tranquilles et mystérieux. » (p.192).

258

Ibidem : « Il la voyait de profil, le nez court, l’œil sévère, cette moitié tordue de la bouche qui entrait froidement dans la joue. » (p.238).

259

Voir annexe III : Portraits de Fernande, Pablo picasso, p. 479.

260

Le chantier, op. cit. : « “Une bouche que l’on pourrait supprimer sans que personne s’en rendît compte. Une bouche qui vous protège du dégoût de l’intimité et supprime la tentation. Une fosse, une barrière.ˮ » (p.212).

De plus, dans le texte de Robbe-Grillet, il y a une forte présence de formes géométriques. Le narrateur insiste souvent sur cet aspect-là, et lorsqu’il fait une description, il la ramène toujours sur le champ géométrique : « La silhouette de A…, découpée en lamelles horizontales par la jalousie, derrière la fenêtre de la chambre, a maintenant disparu. » (p.41).

Les personnages sont réduits à des détails précis : « Les bras de A…, un peu moins nets que ceux de son voisin à cause de la teinte – pourtant pâle – du tissu, reposent également sur les accoudoirs. Les quatre mains sont alignées, immobiles. L’espace entre la main gauche de A… et la main droite de Franck est de dix centimètres, environ. » (p.30). Nous retrouvons ici le côté géométrique des explications du narrateur, qui nous rappelle les images des portraits cubistes. Et en effet, le narrateur de La jalousie compare et met en parallèle ses personnages et les formes géométriques : « Comme A… fait porter l’exacte moitié de son poids sur chacun des hauts talons de ses chaussures, la symétrie de tout son corps est parfaite. » (p.136) ; les lignes, les cadres, et le triangle, forme géométrique très symbolique dans La jalousie à cause du triangle amoureux, ont beaucoup d’importance.

A… apparaît souvent dans un cadre, comme si nous nous trouvions face à un tableau : « La fenêtre de la chambre – celle qui est la plus proche du couloir – s’ouvre à deux battants. Le buste de A… s’y tient encadré. » (p.41). Ce qui nous rappelle que A… n’existe pas en dehors des lignes du roman, en dehors du « cadre du roman ». Un passage du texte a attiré notre attention : « Seul le carré de la fenêtre fait une tache d’un violet plus clair, sur laquelle se découpe la silhouette noire de A… : la ligne des épaules et des bras, le contour de la chevelure. Il est impossible, sous cet éclairage, de savoir si la tête se présente de face ou de dos. » (p.137). Ici, la description de A… pourrait correspondre exactement à celle d’un tableau, d’un collage cubiste dans lequel nous ne pouvons pas définir dans quelle position se trouve la figure de la femme dessinée.

* * *

Le cas du Palace comme nous l’avons vu, est très particulier. Les personnages sont souvent décrits par rapport à des objets, ou simplement en tant qu’objets, par exemple « l’homme-fusil ». Et c’est à travers ce procédé-là qu’ils sont déshumanisés. Cependant, nous retrouvons un caractère cubiste dans quelques descriptions de l’étudiant. En effet, à plusieurs reprises, l’étudiant est décrit comme un être fragmenté, un être aux différentes parties désarticulées :

« (…) puis il cessa tout à fait de l’écouter, de l’entendre (c'est-à-dire cette partie de lui-même qui diminuait, rapetissait, s’amenuisait à toute vitesse, n’avait plus maintenant que les dimensions et la voix dérisoire d’une minuscule poupée costumée en singe, une lilliputienne et noire mandragore furibonde, jeteuse de sorts et malfaisante), s’entendant dire tout haut (c’est-à-dire cette autre partie de lui-même qui à présent était assise sur un banc au milieu de cette autre partie de lui-même qui était la vaste esplanade autour de laquelle continuait toujours à se poursuivre l’éternelle ronde des petits tramways) (…) » (p.221).

Les portraits faits des personnages dans les œuvres de notre corpus, marqués par les caractéristiques des portraits cubistes, sont très novateurs. Mais la fragmentation qui caractérise les portraits cubistes, ne se limite pas, dans nos textes, aux descriptions des personnages, et va encore plus loin comme nous le verrons dans l’étude des voix narratives dans la deuxième partie. Nous allons voir maintenant, qu’à travers cette réinvention du portrait, la conception du personnage est complètement bousculée : en construisant les figures des personnages, le narrateur ne fait que « déconstruire ».

CHAPITRE 3 : Construction et déconstruction

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