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Politique et santé des amérindiens : alliance à « l’ethno-sociologie »

Schéma n°1 : Bipolarisation de la Guyane Française

O BJET SOCIAL PROTEGE : LES AMERINDIENS

3.2 L A SANTE DES AMERINDIENS : ENJEU POLITIQUE

3.2.2 Politique et santé des amérindiens : alliance à « l’ethno-sociologie »

Le travail de l’Institut Pasteur sur le littoral correspond à une approche rationaliste de la nature qui n’est appréciée pour elle-même que lorsqu’elle est maîtrisée : le littoral correspond à l’idéal naturel auquel aspire le Dr. Floch pour la Guyane, une nature dont l’abondance est domestiquée (dans le bilan de son activité en Guyane il évoque le gazon, les jardins et les arbres fruitiers autour de son institut), en opposition avec la forêt de l’intérieur. De même, le Dr Floch assimile les populations de l’intérieur à cette absence de domestication : elles sont marginales et mobiles et donc source de désordre : « Les rares cas [de paludisme] que nous enregistrons proviennent presque toujours des rives de l’Oyapock ou du Maroni » en raison « du traitement insuffisant des rives étrangères, du manque de coordination entre les programmes de lutte antipaludique des pays frontaliers » et des mouvements de population de part et d’autres de ces frontières. Le paludisme résiduel est donc « d’origine frontalière ou exogène, intéressant uniquement des groupements ethniques vivant en marge de la population créole »1. Le Dr. Floch précise que la fièvre jaune qu’il considérait éradiquée à partir de 1950, est réapparue dans le département en 1963, en raison de ces mouvements de population. De la même manière que la mobilité de la population est pour lui la cause de la réapparition d’une maladie, il désigne les singes, animal particulièrement mobile, comme source des épidémies : « Le virus se promenait aux portes de Cayenne et de toutes les agglomérations, porté par les singes de la jungle, notamment les « singes-hurleurs » […]. Là était l’origine des nombreuses épidémies qui ont endeuillé notre département Sud- Américain »2. Le singe vecteur de la maladie, incarne, par ses déplacements libres, la « jungle » non connue et non maîtrisée. Tout

plus insalubres, est maintenant citée en exemple par les organisations sanitaires internationales, et, en particulier, par le bureau Pan Américain de la santé ».

1

Ibid., p. 159.

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comme les habitants de l’intérieur, ils peuvent défaire le travail de maîtrise des maladies réalisé par l’Institut. On le voit dans sa phrase, ce désordre signifie un danger de mort. Comme nous l’avons vu dans le premier chapitre, le règne foisonnant du vivant qui prévaut dans l’intérieur, inquiète certains métropolitains. L’absence de contrôle signifie la possibilité de passer de l’état de vivant à celui de non-vivant.

L’opposition qu’il fait entre littoral et intérieur est donc similaire à celle du préfet pour qui il y a « la Guyane proprement dite, qui comprend la bande côtière, et [l’intérieur] »1. Ils ont donc tous les deux l’approche que nous avons qualifiée de responsable, par opposition à celle des observateurs. Sur le littoral où la population est stable, l’armature administrative cohérente et solide permet de travailler dans la continuité. Il n’en va pas de même dans l’intérieur, ce à quoi le Dr. Floch comme Vignon veulent remédier.

Dans la liste que Vignon établit sur les actions prioritaires dans l’intérieur, « l’état sanitaire doit passer au premier plan »2. Il veut systématiser le travail des médecins de l’Inini dans les années 30 en prenant modèle sur le travail de l’Institut Pasteur sur le littoral à partir de 1940 : « d’abord une action massive, collective, de dépistage et de traitement »3 pour les affections les plus récurrentes. Cette action sera inscrite dans la durée par les médecins en poste qui devront « établir un calendrier régulier de tournées calculées pour que tous les points du secteur soient visités au moins une fois par trimestre »4. Il s’agit donc d’instaurer une veille systématique afin d’établir une commensurabilité entre l’état sanitaire sur le littoral et dans l’intérieur.

En complément, ces populations étant victimes de « carences alimentaires », il faudra « organiser la distribution de vitamines, de fortifiants à base de fer »5. L’ensemble de ces mesures vise pour lui à restaurer « la vitalité »6 de ces populations, c'est-à-dire fortifier dans leur état de vivant et contrôler tout ce qui pourrait les faire passer vers l’état de non-vivant.

1

Vignon, 1985, p. 21. Le terme « proprement », peut être pris au sens littéral comme au sens figuré puisque l’Institut Pasteur n’a pu mener son travail de contrôle sanitaire de la population que sur le littoral.

2

BDoc : amérindiens. Vignon, 1969, p. 2.

3

BDoc : amérindiens. Ibid., p. 2.

4

BDoc : amérindiens. Ibid., p. 3.

5

BDoc : amérindiens. Ibid., p. 3.

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Il demande également à l’Institut Pasteur d’effectuer une enquête démographique sur ces populations afin de dresser un état des lieux. L’entomologiste Abonnenc, est envoyé en raison de sa spécialisation sur le sud comme nous l’avons analysé dans le premier chapitre. C’est ainsi qu’apparaît dans les rapports annuels de l’Institut, à partir de 1948, une rubrique « géographie humaine ». Outre son recensement, il produit une somme sur les mouvements de population dans l’intérieur depuis la période jésuiteet des cartes sur le dénombrement et la répartition de la population où sont distinguées les agglomérations minières des agglomérations indiennes. Une somme de connaissances sur les populations de l’intérieur est ainsi centralisée à l’Institut Pasteur. Elles sont introduites dans une logique de contrôle et d’analyse de laboratoire, préalablement établie sur le littoral.

Fidèle à la logique des savants anachroniques, son enquête démographique va au-delà du simple recensement. Dans la troisième partie de son travail, il cherche les causes de la faible démographie de la Guyane à travers les maladies (le paludisme) mais aussi le mode de vie : il traite des problème d’alcoolisime, de l’importance de l’union libre qui ne favorise pas la natalité et le « manque d’hygiène »1. Il s’autorise alors une préconisation politique, dans la continuité des propositions des missionnaires de l’Inini (l’ingénieur Grebert et le Dr Heckenroth) : « Bien que les indiens soient peu nombreux, dispersés et méconnus, ils méritent que l’on s’intéresse à eux. Un regroupement s’impose ; cette tâche délicate pourrait être tentée et dirigée par un homme qui aurait à s’occuper exclusivement de la question indienne, un peu comme les directeurs d’indiens du Brésil »2. Le préfet ayant toute confiance dans l’Institut, il reprend ces préconisations dans son projet de « valorisation » de l’intérieur. Il prévoit la création de postes permanents à Maripasoula (pour les noirs marrons), Camopi, Mana et Iracoubo, ces deux communes du littoral étant habitées par des amérindiens3.

Afin d’encadrer et de compléter cette protection sanitaire et ce regroupement, Vignon juge indispensable la création à la sous-préfecture de l’Inini d’un « bureau des populations « tribales »4 comprenant un médecin et un ethno-sociologue qui seraient en constant contact avec les populations en effectuant des tournées synchronisées mais non simultanées »5. Sur le

1

BDoc : recherche. Abonnenc, 1949.

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BDoc : Recherche. Abonnenc, 1949, p. 9.

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Saül est absent de ce dispositif puisque ce sont essentiellement des créoles qui y habitent.

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Entre 1949 et 1957, un « service des populations tribales a fonctionné » au sein de l’administration de l’Inini. D’après Hurault, « il a réalisé une œuvre utile d’assistance et d’enseignement adapté » (Hurault, 1989, p. 121) mais nous n’avons pas d’éléments plus précis sur ce service.

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même modèle que les tournées médicales, ces deux personnages permettraient de maintenir une veille sur ces populations. Ils seraient les intercesseurs pour accéder aux éléments de la vie de ces populations qui échapperaient au reste du dispositif. La volonté du sénateur est donc de mettre en place un programme exhaustif de saisie du territoire et des habitants. On retrouve encore le médecin, considéré comme spécialiste de ces populations et apparaît à ses côtés la figure du chercheur en sciences humaines qui est alors nommé « ethno-sociologue ». Soigner les corps ne suffit donc pas à les contrôler et les insérer dans l’ensemble du département. Il faut entrer dans leur groupe afin de connaître leurs mœurs.

Un regroupement, une veille sanitaire et une pénétration par l’observation ethno-sociologique sont les éléments que Vignon met en place à la fin des années 60. Ce contrôle se décline en plusieurs échelles d’action : espace, corps, groupe. Le préfet affiche une volonté de faire de la Guyane un département uniforme, sans césure entre le littoral et l’intérieur, afin de permettre son développement. En même temps qu’il annonce la création d’un dispositif construisant une continuité totale entre ces deux territoires, il exprime le danger que cela peut également constituer : « les contacts seront dangereux pour les populations primitives, si, corrélativement, un grand effort n’est pas fait pour assurer leur protection sanitaire »1. Il justifie ainsi l’investissement qu’il propose dans leur regroupement et le suivi de leur santé. Il n’utilise pas le mot de protection, comme l’avait fait Gréber sur le même sujet, mais il suggère qu’une réelle continuité entre intérieur et littoral pourrait signifier le passage de l’état de vivant à celui de non-vivant pour les populations « primitives ». Le fait de prévoir l’intervention régulière d’un « ethno-sociologue » montre également qu’il considère qu’une interface particulière est nécessaire pour entrer en relation avec eux. Il formalise ainsi à travers l’énonciation d’une organisation spécifique, les contours de l’objet politique que sont les amérindiens.

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L’alliance entre la politique et la médecine, adossée au dispositif administratif et laborantin existant, aboutit à une approche des populations du littoral par leur santé et à son contrôle. Les responsables Vignon et Floch considèrent que la faiblesse du département réside dans l’absence de contrôle, de la nature comme des populations, de l’intérieur. D’après eux, les vecteurs de maladie et les personnes contaminées se déplacent à leur guise et provoquent les recrudescences de maladies. Ils considèrent donc indispensable de faire entrer l’ensemble du département dans le processus qu’ils ont mis en place sur le littoral.

L’extension de cette approche à l’intérieur de la Guyane suppose quelques aménagements. Il faut compléter le dispositif administratif existant et aborder la question des mœurs. Ce point, mis en avant par les missionnaires de l’Inini comme distinguant l’intérieur du littoral et particulièrement les amérindiens des autres populations, est réinvesti par le politique. Le préfet décide d’adjoindre un ethno-sociologue au médecin, afin de mener le même travail que sur le littoral. Les amérindiens, pris comme objet d’action politique à travers le contrôle de leur santé, sont donc abordés comme tellement différents qu’une interface analytique est nécessaire entre le dispositif médical et eux.

Ces différents dispositifs aboutissent à faire de la santé des amérindiens de l’intérieur le thème central sur lequel vont s’opposer les tenants de leur protection, les observateurs qui vont réinvestir le thème de la santé, et ceux de leur intégration à l’ensemble de la Guyane, les responsables.