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P REMIERE PARTIE

C ARACTERISTIQUES COMMUNES AUX TROIS OBJETS

1.3.3 L’impossible colonisation

L’intérieur de la Guyane est longtemps demeuré marginale au sein de l’empire colonial français. Il faisait théoriquement partie de la colonie de la Guyane depuis que la France y avait établi un poste au XVIIème siècle, mais seule la partie littorale était marquée par le contrôle colonial. De cette histoire demeure, encore aujourd’hui, incarnée par le parc qui a été créé, une scission entre le littoral et l’intérieur. Cet intérieur est resté comme la trace de l’impossibilité de coloniser la Guyane.

La raison essentielle en est que le principal mobile d’action de la France sur cette région a longtemps été de ne pas la perdre. Ainsi, la Guyane doit plus sa colonisation aux aléas de la géopolitique mondiale et à l’agitation politique régionale qu’à une planification rigoureuse et continue au sein d’une administration centrale nationale1. Critiqué pour sa négligence à l’égard de ce territoire2, dessaisi de ses possessions américaines3, questionné par la détresse de la situation des populations guyanaises à certaines périodes charnières4, l’Etat français se montre, épisodiquement, soucieux de réaffirmer le lien avec la métropole.

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Pour une analyse de la Guyane comme angle mort entre les empires ibériques, voir l’analyse de Lézy, 2000, p. 156 et suivantes.

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Par les puissances coloniales investies dans la région puis, après les indépendances, par les Nations à proximité, comme se fut le cas lors de la conférence de Montevideo en 1948.

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Lorsque la France perd la plupart de ses territoires américains en 1763, la Guyane devient l’unique possession française sur le sol de l’Amérique, les autres territoires étant insulaires (Antilles, St. Pierre et Miquelon).

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Les Guyanais ont vécu à plusieurs reprises la fin d’un système qui avait amorcé une mise en valeur du territoire, la laissant inachevée. Ce fut le cas par exemple lorsque les Jésuites qui avaient mis en place une

Trois temps forts ont marqué l’histoire de la Guyane : l’esclavage (1670-1848), la ruée vers l’or (1870-1920), le bagne (1852-1952). Le premier et le dernier, planifiés au niveau national, visaient à peupler ce territoire, le maîtriser dans son ensemble et en faire une colonie agraire et exportatrice. Ils aboutissent à l’implantation durable d’une population créole et métropolitaine sur le littoral, tandis qu’aucune des tentatives de colonisation de l’intérieur n’atteint son objectif (Jolivet, 1982).

En l’absence de planification, du XVIIIème au XXème siècle, la colonisation de l’intérieur se heurte à un décalage entre les moyens et outils prévus et la réalité où ils se déploient (Hurault, 1987 ; Jollivet, 1982 ; Lemaire, 2000). Mal préparées, mal adaptées, les tentatives de colonisation de l’ensemble du territoire échouent, et la Guyane demeure longtemps une colonie oubliée, restée à l’état de potentiel.

Au XVIIème siècle, la conquête de ce territoire par la France se résume à quelques comptoirs sur le littoral1 et la colonie ne compte que 1 752 habitants en 17002. Au cours du siècle suivant, des plantations se développent, d’abord à l’ouest puis à l’est, mais toujours sur le littoral. L’exploitation de quelques ressources de la forêt se fera dans l’intérieur (cacao, salsepareille, fausse cannelle, balata, (Grenand, 1979)) mais reste sporadique et sans conséquence majeure sur le milieu comme sur les habitants de l’intérieur3.

Alors que les Hollandais ont mis en valeur le littoral surinamien grâce à la technique des polders qui leur est familière, au XIXème siècle la Guyane reste très peu peuplée (19 000 habitants) et son secteur productif est encore faible. A cette période, le littoral est marqué par le remplacement d’une main-d’œuvre servile par une autre : des esclaves on passe aux bagnards, sans que les efforts de ces derniers ne conduisent à un quelconque développement. Autrement dit, au tournant de 1900, après 300 ans d’occupation par la France, aucun peuplement sur l’ensemble du territoire ni aucune agriculture productive n’ont encore émergé.

agriculture productive durant 100 ans, furent chassés en 1765. De même, lorsque le système esclavagiste est aboli, l’absence de main-d’œuvre aboutit à l’effondrement de l’économie mise en place.

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Il s’agit de l’île de Cayenne, Approuague à l’est, Kourou et Sinnamary à l’ouest mais le territoire reconnu aux français s’étend de la région de Cayenne au delta de l’Amazone (Lézy, 2000).

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Chiffre cité par Mam Lam Fouck, 1996, repris de Abenon, 1993.

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C’est à cette époque que les archives écrites contiennent des éléments sur l’ensemble du territoire. L’ethnologue P. Grenand qui a reconstitué l’histoire des amérindiens en croisant archives orales et écrites, note que ce n'est vraiment qu'à partir de 1720 que nous avons une connaissance suivie de l'intérieur du pays. (Grenand, 1982, p 25).

A défaut de secteur économique productif, une administration de l’ensemble du territoire se met en place, entre la fin du XIXème et le début du XXème siècle. Elle est scindée en deux : l’administration pénitentiaire sur le littoral, la création d’un cadre réglementaire pour l’orpaillage dans l’intérieur.

L’implantation du bagne amène une armature administrative sur l’ensemble du littoral et une volonté de constituer un projet global d’aménagement avec notamment des routes, symbole de modernité et de conquête sur la forêt. Mais après 50 années d’efforts des bagnards, cette route ne fait que 20 Kms (Londres, 1975). En effet, les épidémies, la faim et les conditions de vie épuisent la force de ces travailleurs. Durant les trente premières années, le taux de mortalité des transportés est de 65% (BDoc1 : Recherche. Abonnenc, 1948). Ce système de colonisation par la punition laisse plus de traces de désespoirs que de productions fructueuses. En 1954, alors que l’orpaillage et le bagne touchent à leur fin, l’ensemble de la Guyane ne compte que 28 000 habitants2 (source Insee), une seule route importante et un secteur productif qui parvient à peine à couvrir les besoins alimentaires de base de cette faible population3. Malgré cela, ce système a construit une première forme d’administration locale pérenne pour le littoral.

Dans l’intérieur, c’est à la faveur de l’arrivée massive de populations4 venues orpailler que se constitue la première forme d’administration. A partir de 1870, la ruée vers l’or amène pour la première fois des populations extérieures au continent dans la partie forestière de la Guyane. Ce phénomène amène l’Etat français à créer en 1930 un ensemble de réglementations, rassemblées dans un nouveau statut créée pour l’intérieur : « le Territoire de l’Inini », afin de contrôler ces populations, dont il n’a planifié ni l’arrivée ni l’activité. Nous aurons l’occasion de revenir en détail sur ce point5, il nous faut simplement relever ici que la création du « Territoire de l’Inini » dissocie explicitement la gestion de l’intérieur de celle du littoral.

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Nous utiliserons ce sigle pour renvoyer le lecteur à la référence précise qui se trouve dans l’annexe 7 (bibliographie documentaire) de l’annexe méthodologique.

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Cette situation est inverse de celle des Antilles à la même époque qui vit une situation de surpopulation. Afin de favoriser la migration d’antillais vers la métropole, le Bumidom est crée en 1963 (Wuhl, 2006). Au cours des années 70, ce même organisme aura le rôle inverse pour la Guyane : favoriser les migrations de la métropole vers ce Dom sous peuplé.

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La seconde guerre mondiale ne semble pas avoir considérablement remaniée le processus historique de la Guyane. D’autres évènements comme la création et l’arrêt du bagne, la création du territoire de l’Inini, que nous aurons l’occasion d’analyser en détail, sont plus prégnants.

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En 1890 le nombre d’orpailleurs est estimé « entre 6 et 10 mille » (Jolivet, 1982, p 121).

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Si elle ne permet pas l’implantation d’une population nombreuse et pérenne dans l’intérieur au sein d’un secteur productif1, la création de cette administration spécifique de l’intérieur rend possible le recueil systématique de données. Par des possibilités de financement de mission, la mise en place de registres comptables et de postes administratifs, même peu nombreux, au-delà du littoral, elle rend possible une accumulation et une centralisation de données qui n’existaient auparavant qu’en métropole et dans des lieux disséminés. Ce que Latour appelle un « centre de calcul » (Latour, 1989) va se constituer. Mais pour se mettre en place, il faut que des acteurs acceptent de se rendre dans l’intérieur, synonyme de maladie et de mort.

En effet, jusqu’alors les populations qui ont tenté l’expérience de la conquête de la Guyane, n’en sont pas revenues. « L’expédition de Kourou » (1763-1765) est le symbole du désastre que fut la colonisation de la Guyane par la France. Elle est analysée par la plupart des auteurs qui se sont intéressés à la région (Jolivet, 1982 ; Mam Lam Fouck, 1996 ; Lezy, 2000), utilisée dans certains discours des politiques régionaux à l’heure actuelle. Cette « expédition » visait à transformer la Guyane en base alimentaire et en soutien aux Antilles par l’apport de colons blancs développant des productions vivrières. Implantés dans la région de Kourou, 8°000 des 10 000 paysans et artisans venus s’établir aux antipodes périrent (Jolivet, 1982).

Cet épisode, comme d’autres qui suivirent, marquent les mémoires jusqu’en métropole. La nouvelle des décès, les rapports établis sur cette région, les récits de voyages diffusés et plus tard les comptes-rendus journalistiques comme ceux d’A. Londres dans les années 20, consolident cette image d’un territoire « tombeau des Européens ». Le dr. Henry qui retrace l’histoire de la Guyane, écrit en 1975 : « trois cent hommes de bonne foi, voyageurs, fonctionnaires, habitants, missionnaires, savants en ont vanté le climat. Ils en ont proclamé le charme, la beauté, la fertilité, les richesses. Leurs opinions n’ont pas prévalu. […] La Guyane a connu toutes les humiliations. Accablée de tous les maux, accusée de toutes les catastrophes, on lui a infligé la description la plus malfaisante. Les Français de la métropole, gavés de ces inepties, l’entrevoyaient à travers les pires horreurs »2.

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L’histoire sociale, économique et politique de l’orpaillage a été analysée de manière approfondie et précise par Jolivet (Jolivet, 1982). La restitution vécue de ce passé est retranscrite à travers un travail ethnographique mené par Strobel M.B. Les gens de l’or. Mémoire des orpailleurs créoles du Maroni. Cayenne : Ibis Rouge. 1998.

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Cette emprise de la mort a pour conséquence1 de renforcer la profonde ambivalence de l’image de la forêt guyanaise, entre « enfer vert » et el dorado.Comme nous l’avons vu dans la première partie, cette ambivalence est constitutive du rapport que l’Occident a toujours entretenu avec la forêt durant son histoire (Harrisson, 1992 ; Larrère, 1995 ; Descola, 2005) et qui plus est avec la forêt tropicale, mais elle est ici exacerbée par ces expériences morbides qui accentuent le double pouvoir d’attraction – répulsion de la forêt.

De ce fait, l’éventualité du danger de mort crée une sélection des personnes qui se rendent dans l’intérieur, le critère de la personnalité devenant un trait saillant. Ecoutons un scientifique décrivant un missionnaire emblématique de cette approche par mission, le géographe Hurault, sur lequel nous aurons l’occasion de revenir dans ce chapitre :

« - Quand vous y êtiez en 1969, il y avait déjà Hurault qui était en mission en Guyane ? - […] Hurault est un solitaire, et donc il a jamais eu vraiment d’équipe. Bon, il est intervenu, il a fait un beau travail d’archives et d’historien, son petit bouquin que j’ai lu « Indiens et Français en Guyane », c’est un petit bijou ce bouquin là. Mais disons vis-à-vis de l’ORSTOM, il passait, c’est un solitaire Hurault, donc il n’est pas dans des programmes, il a travaillé en solitaire et il a agi en solitaire. Le seul peut-être qui se soit vraiment bien entendu avec lui, c’est P. Grenand. Bon, donc, c’est un peu des précurseurs mais bon, il a fait du travail à ce moment là mais, et c’est quand même, il était particulier au niveau du tempérament, même un peu solitaire, peut-être un peu misanthrope. Enfin chacun a sa personnalité. »2. Ceux qui se rendent dans l’intérieur ont donc le tempérament de pionniers. C’est sans doute pour cette raison qu’ils marquent leur époque et créeront des émules.