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Schéma n°1 : Bipolarisation de la Guyane Française

O BJET SOCIAL PROTEGE : LES AMERINDIENS

3.3 A CTION DE PROTECTION : LA SANTE DES AMERINDIENS

3.3.3 Lien entre protection et santé des amérindiens

Fort du dispositif qu’il a mis en place et grâce aux missions qu’il continue d’effectuer en Guyane, Hurault peut observer de manière continue dans le temps, l’évolution des groupes amérindiens. A son approche organique s’ajoute une approche endogène qui tend à prendre pour équivalent les notions de changement et de dégradation2. Ainsi, lorsqu’il observe un changement dans le mode de vie d’un groupe, il le formule comme étant un dysfonctionnement et l’attribue aux liens de ce groupe avec d’autres groupes et de ce fait avec l’économie monétaire. Les dysfonctionnements qu’il énonce dans le domaine des relations sociales sont systématiquement associés à une dégradation de la santé des amérindiens. Hurault acquiert la conviction qu’il faut limiter leurs échanges avec le reste de la Guyane.

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Nous verrons dans la période suivante que Grenand, qui se situe pour une part dans la filiation de l’approche de Hurault, explicite davantage cette opposition. Nous l’analyserons donc dans la partie qui est consacrée à ce point, chapitre 1 partie 2.

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Ce point se rapproche de l’analyse que Boudon développe au sujet de l’approche endogène en sciences sociales (Boudon, 1984). Il a démontré que cette approche qui clôt le groupe étudié sur lui-même, induit la perception de tout contact et de tout changement comme une perte et une source de dysfonctionnement. Notre propos est d’analyser la construction de la protection d’un objet et dans ce cadre, l’approche endogène seule ne suffit pas à expliquer cette construction. Ce n’est qu’alliée à une approche organique, qu’elle aboutit à la formulation de l’enjeu de protection du groupe ainsi étudié.

Dans un texte de 1957, il compare l’évolution des trois groupes de la Guyane intérieure : les wayanas, les wayampis et les émerillons. Dans son raisonnement, chacun de ces groupes a une position distincte sur le gradient de la stabilité au dysfonctionnement. Le groupe wayampi a une attitude exemplaire car ils ont, d’après lui, maintenu leurs modes de vie. Celui des emerillons incarne le contre exemple de cette stabilité en raison de leur forte imprégnation d’autres standards de vie. Enfin, les wayanas ont une position médiane, ayant absorbé certains éléments exogènes, tout en n’ayant pas perdu toute référence à leur mode de vie passé. Nous allons reprendre cette comparaison pour comprendre comment il aborde la question de leur changement et conclut à leur nécessaire protection en prenant appui sur le registre de la santé.

Il commence par les wayanas pour lesquels il note l’achat et l’utilisation de fusils et de moteurs entre 1947 et 1957. Il semble surpris que ces amérindiens aient pu développer un intérêt pour les biens marchands et mis en place une stratégie financière pour les acquérir, en si peu de temps : « [ils] s’avèrent capables d’économiser pour en acquérir »1. Après une période où ces moteurs étaient simplement d’usage fonctionnel, « le souci de prestige s’empara aussitôt de ce nouvel objet, ce fut à qui possèderait le moteur le plus gros, le plus puissant, le plus tonitruant »2. Il constate qu’ils sont finalement entrés dans le monde de l’argent et de la société de consommation, même si, à cette époque, cela reste encore limité. Il a alors l’impression que les amérindiens entrent dans la contemporanéité de la Guyane, ils se rapprochent de certains traits qu’il réservait aux habitants du littoral. Ils perdent à ses yeux leur caractère lointain et hors du temps.

A travers cette évolution qu’il observe, il consolide l’équivalence qu’il a formalisée auparavant entre ouverture de la société amérindienne et dégradation de leur santé. Il estime en effet que cela les rend « entièrement dépendants de l’économie du littoral » puisqu’ils ne peuvent être salariés que dans des entreprises situées sur le littoral et « contractent la tuberculose et des maladies vénériennes »3 à cette occasion. Leur entrée dans la société de consommation a pour conséquence une atteinte à leur santé. En suivant ce même raisonnement, il développe une description critique de l’activité touristique qui se développe

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BDoc : amérindiens. Hurault, 1957, p. 123.

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BDoc : amérindiens. Ibid., p. 123.

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dans ces mêmes villages1 et conclut, « la situation sanitaire des Wayanas peut être considérée comme grave. Leur bilan démographique, en dépit des soins médicaux, n’est que très faiblement positif »2. Il faut donc maintenir un raisonnement particulier lorsqu’il s’agit des amérindiens en raison des « données biologiques propres aux Indiens de l’intérieur, dont il est pourtant clair qu’elle domine l’ensemble du problème »3. Ce qui détermine leur devenir et leurs possibilités de relations individuelle et collective avec le monde autre que le leur, est leur biologie.

Malgré ce tableau sombre et son raisonnement à tonalité fataliste (il emploie le mot « fatal » à plusieurs reprises), il note que « en dépit de l’agressivité des interventions dont ils ont été victimes, il ne nous semble pas que les Wayanas aillent à l’effondrement complet de la vie sociale et familiale […] ils demeurent résolument fidèles à leurs croyances et à leur mode de vie »4. D’après lui la réorganisation des villages a provoqué un appauvrissement des relations de parenté, mais les structures hiérarchiques et familiales se maintiennent. Il en conclut que « si on les laissait tranquilles, les Wayanas ne tarderaient pas à se réorganiser sur de nouvelles bases »5. La dégradation qu’il observe lui semble réparable. Autrement dit, leur passage de l’état de vivant à celui de non-vivant est réversible.

Lorsqu’il aborde la comparaison entre les wayanas et les wayampis, il débute leur description par « leur état de santé très médiocre »6. Mais au début des années 60, l’accent mis sur leur « assistance médicale »7 a permis « une revivification profonde »8 de la vie du groupe. Il oppose ce qu’il perçoit du caractère des wayanas à celui des wayampis « quand on voit de quelle désorganisation, de quel désarroi les Wayanas paient la relative prospérité de ces dernières années, on en vient à penser que les wayapis ont été raisonnables et sages en restant fidèles à leur genre de vie traditionnel »9. Ce groupe qu’il décrit comme plus fermé sur lui-même, ce leur confère d’après lui une plus grande force de résistance : « en dépit de

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Le Club Méditerrané et Kuoni y développent des séjours organisés à cette période.

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BDoc : amérindiens. Ibid., p. 124.

3

BDoc : amérindiens. Ibid., p. 124.

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BDoc : amérindiens. Ibid., p. 125.

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BDoc : amérindiens. Ibid., p. 125.

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BDoc : amérindiens. Ibid., p. 125.

7

BDoc : amérindiens. Ibid., p. 126.

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BDoc : amérindiens. Ibid., p. 126.

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leur faible effectif et de la menace de nouvelles épidémies, ce petit groupe semble de toutes les tribus1 indiennes de Guyane, être celle qui a les meilleures chances de survie »2.

Les emerillons sont pour lui l’exemple le plus criant d’un groupe ayant perdu toute la richesse de sa culture propre, suite au contact avec les populations du moyen Oyapock. Ils sont le pôle négatif de l’ensemble des amérindiens : « l’état présent des Emerillons permet donc de prévoir ce qu’il adviendra des autres nations indiennes de l’intérieur, si on les pousse dans la voie de l’assimilation, et si l’armature sociale et culturelle qui les protège actuellement vient à se briser, laissant les individus faire face isolément aux pressions extérieur »3. C’est l’appartenance au groupe qui, pour lui, protège les amérindiens d’une perte individuelle. Il veut donner à voir leur destructuration sociale : « ce qui frappe le plus immédiatement l’observateur, c’est le dénuement matériel dans lequel se trouvent les Emerillons ». L’archétype de l’amérindien riche de son originalité et de sa culture entre en conflit avec l’image d’une population déshéritée : « les Emerillons sont pauvres […] ils sont devenus fainéants, mendiants et ivrognes »4. En passant de leur société traditionnelle à des modalités d’insertion dans la société occidentale par le biais de leur rencontre avec les populations du moyen Oyapock, ils sont passés, aux yeux de cet observateur, de l’indigène à l’indigent.

Il entend montrer que, comme pour les wayampis, la protection vis-à-vis des influences extérieures est la solution. En effet, en 1953, la gendarmerie a imposé aux orpailleurs de quitter la région, « il n’en a pas fallu davantage pour que [les émerillons] retrouvent en partie leur vitalité. A la surprise de tous ceux qui les ont connus à cette époque, les Emerillons se sont repris, ont constitué des villages et leur état sanitaire s’est nettement amélioré »5. Ce constat renforce l’idée d’une réversibilité des dégradations qu’il avait avancées au sujet des wayanas. Ce sont les émerillons qui, des trois groupements de l’intérieur, ont la plus forte natalité et le plus fort accroissement démographique - il en dénombre 95 en 1957 - mais n’en demeure pas moins « très vulnérable »6.

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La terminologie qu’il utilise recèle un certain flou : les groupes amérindiens sont tour à tour une nation ou une tribu. Cela est lié au fait que Hurault écrit alors que l’ethnologie n’est pas encore stabilisée institutionnellement et qu’il construit en même temps les bases de cette discipline et un discours politique au sujet des amérindiens.

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BDoc : amérindiens. Ibid., p. 127.

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BDoc : amérindiens. Ibid., p. 129.

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BDoc : amérindiens. Ibid., p. 129.

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BDoc : amérindiens. Ibid., p. 130.

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Hurault déduit de l’ensemble de ce raisonnement que la protection, c'est-à-dire la limitation des contacts entre amérindiens de l’intérieur et les autres populations, est la solution et qu’elle est nécessaire. Elles doivent continuer à appartenir à un temps et un espace dissociés des autres populations. Ce raisonnement est basé sur l’approche organique qu’il a du lien de l’amérindien à son groupe.

Il dit à plusieurs reprises être surpris par le retour d’une « vitalité » et d’une vie de village qui se réorganise. Il pourrait en déduire qu’il n’y a pas de fatalité mais au contraire une grande force de reconquête, construite par plusieurs siècles de contact avec des populations d’autres continents. Mais ce point positif est contrebalancé par le danger d’une plus forte mise en contact, que cette vigueur permet : « elle contribue de ce fait à multiplier les contacts économiques, avec tous les dangers qu’ils représentent ; elle diminue en revanche, dans une certaine mesure, la vulnérabilité du groupe »1. Enfin, « la désorganisation du système matrimonial, observé dans les groupements ne peut être attribuée à des contacts culturels directs. Elle résulte simplement de l’abandon, sous l’effet de la sécurité, des aspects contraignants du système de parenté »2.

Le réel danger se situe donc d’après lui dans la faible démographie et la faible natalité de ces amérindiens de l’intérieur. Il en déduit que « l’assistance médicale régulière » permet une meilleure « cohésion familiale » et rend possible la réorganisation de ces populations3. Lorsqu’il évoque leur possible renforcement s’ils sont mis à l’abri d’influences extérieures, il emploie les mots de « revivification », « survie » et « vitalité ». L’enjeu de leur protection par une séparation vis-à-vis d’autres populations réside dans le potentiel de vie de leur groupe. Le terme « vie » est à prendre dans son sens biologique puisque, comme nous l’avons vu, Hurault adopte une vision organique des liens entre les différentes composantes du groupe. De ce fait, une contamination qui touche un individu est rapidement transmise à l’ensemble du groupe. La médecine est donc le levier essentiel pour accompagner l’évolution de ces populations. C’est là un point de consensus entre la vision développée par Vignon, acteur moteur de l’intégration de l’intérieur à l’ensemble guyanais comme nous l’avons vu plus haut et celle argumentée par Hurault, acteur central d’un dispositif métropolitain d’exploration de l’intérieur, parallèle au dispositif guyanais.

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BDoc : amérindiens. Ibid., p. 131.

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BDoc : amérindiens. Ibid., p. 131.

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