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Schéma n°1 : Bipolarisation de la Guyane Française

O BJET SOCIAL PROTEGE : LES AMERINDIENS

3.3 A CTION DE PROTECTION : LA SANTE DES AMERINDIENS

3.3.2 Approche organique du groupe amérindien

L’ingénieur géographe Jean Marcel Hurault, que nous avons déjà évoqué à plusieurs reprises, va jouer ici un rôle central : il est « l’artisan « historique » de l’intérêt contemporain de la France pour les Amérindiens°»1. Il a à la fois fondé l’ethnologie avant qu’elle ne soit institutionnalisée dans le département, et suscité une mobilisation en faveur des amérindiens. Il a donc façonné et stabilisé l’imbrication des enjeux scientifiques et politiques de l’objet amérindien.

La carrière de Hurault s’est déroulée entre la métropole et des missions de terrain en Afrique et en Guyane Française, pour le compte de l’IGN. Basé en métropole, il ne s’établira jamais en Guyane, où il ne se rend qu’en mission dans l’intérieur. Il n’a donc pas la même position que le directeur de l’Institut Pasteur, qui s’établit pour 20 ans à Cayenne et œuvre à transformer la colonie en étant basé sur place, uniquement relié à la métropole par son institution. Contrairement à lui, Hurault ne s’insèrera jamais dans la Guyane administrative, intellectuelle et politique du littoral. Pour cette raison, sa vision du département n’est pas celle que nous avons définie pour les responsables. Il voyage entre deux polarités : Paris, lieu de décision excentré pour la Guyane et le sud du département, territoire de l’inconnu pour la métropole. Par ses déplacements et ses travaux, il tend à rapprocher ce qui est éloigné. Fort de

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cette position, il se construit au fil du temps et de la succession de ses missions, une vision de la Guyane et de ses habitants qui a toutes les caractéristiques du savant anachronique : allant des relevés cartographiques à l’étude ethnographique des populations du sud, et s’aventurant dans le domaine des préconisations politiques.

La carte mentale de Hurault que nous allons dresser va nous permettre de comprendre ce qu’il cherche à sauver en voulant mettre les amérindiens à l’abri des influences extérieures. Pour ce faire, nous allons surtout nous appuyer sur ses écrits issus de la première décade de ses missions. Ses premiers travaux nous donnent une vision relativement spontanée de son immersion dans l’intérieur.

La Guyane littorale, politiquement et administrativement contrôlée, n’est pas la partie du territoire qui l’attire. Il consigne dans son « journal de marche » ses premières impressions à son arrivée à Saint-Georges, commune littorale créole située à l’embouchure de l’Oyapock, qu’il va remonter en 1948. Il éprouve une « impression pénible » face à cette commune à « l’abandon indicible », aux « ruelles misérables » dont « la population à l’air triste, fermé hostile ». Jusqu’au moyen Oyapock, il décrit les villages qu’il croise dans les mêmes termes. A cette polarité littorale négative s’oppose l’intérieur où règne le merveilleux.

Les villages amérindiens en amont de l’Oyapock sont un havre de paix : « au milieu d’un pays âpre, dur, hostile, le village indien est une oasis de paix où l’européen est assuré d’un accueil sympathique, d’un ravitaillement abondant et peu coûteux en fruits et légumes »1. Il y trouve une chaleur humaine et une nature domestiquée généreuse. Cette impression positive est basée sur le lien que les amérindiens ont noué avec la forêt dans laquelle ils vivent. Lorsqu’il les décrit, il les associe immédiatement à un élément de nature et à leur habileté en tant que guides porteurs et canotiers locaux. Arrivé aux sources de l’Oyapock, il conclut : « les indiens Oyampis nous ont été d’une grande aide, et nous gardons un souvenir émerveillé de leur sens topographique, ainsi que de leur aptitude à s’orienter dans la foret »2. C’est pour cela que son émerveillement ne concerne pas réellement le groupe des amérindiens dans son ensemble puisqu’il assimile ceux du littoral aux créoles, mais uniquement ceux de l’intérieur3. Il y a

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BDoc : amérindiens. Hurault, 1950, p. 51.

2

BDoc : amérindiens. Hurault, 1947, p. 22.

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Ce gradient est partagé par les médecins avec qui il collabore. Le Dr. Fribourg Blanc, dans son rapport médical, met également en regard l’attitude arrogante et ingrate des créoles qui ont été gracieusement soignés par lui tandis que les indiens « manifestèrent toujours une vive gratitude […] ce qui augmenta encore le plaisir déjà

donc un gradient de l’aval vers l’amont, de la lie de la civilisation européenne dont il ne trouve que des avatars, à une société qui le fascine par sa capacité à vivre harmonieusement dans cette forêt pourtant si hostile à l’européen.

Ce gradient géographique où l’amont des fleuves donne accès au merveilleux, s’organise selon deux aspects : l’argent et la vie collective. Dans la vision de Hurault, les populations situées en aval, notamment créoles, cherchent à gagner de l’argent, moteur de la vie sociale et de toute motivation individuelle1. A l’inverse, chez les amérindiens situés en amont, la vie collective et sa perpétuation seraient l’objectif ultime de leur communauté et de chacun des individus qui la compose. Les noirs marrons sont à mi-chemin entre ces deux logiques.

Schéma 3 : Découpage de la Guyane par le défenseur des amérindiens (Hurault).

Dans son guide de l’exploration de l’intérieur, le contraste entre son rapport aux populations créoles et indiennes parle de lui-même. Dans son chapitre sur « l’emploi de la main-d’œuvre créole », il écrit : « le commandement d’une mission comportant un personnel créole est très

grand d’avoir obtenu des résultats thérapeutiques très satisfaisants et spectaculaires » (BDoc : amérindiens. Hurault et Fribourg Blanc, 1948, p. 56).

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Il prend soin de marquer une distinction sociale nette entre « l’élite intellectuelle créole, souvent brillante », qui n’est pas concernée par ses propos puisque le recrutement de canotiers se fait au sein d’une population d’un statut social inférieur (BDoc : amérindiens. Hurault, 1950, p. 31).

Vie collective amérindiens Argent créoles Recherche d u merveilleu x noirs marrons

délicat, et constitue certainement la principale difficulté et le souci le plus constant pendant toute la durée du déplacement »1. Il recommande de faire appel à leur orgueil et à « la dignité de citoyen français »2 pour les faire obéir. Cette catégorie de la citoyenneté est réservée aux créoles, les amérindiens n’étant abordés que dans leur appartenance à leur groupe et non à la nation française. Les amérindiens, eux, doivent être engagés par « l’intermédiaire du chef de village »3, car d’après Hurault, c’est la seule autorité qui puisse avoir prise sur eux : « c’est pourquoi il est très important d’emmener avec soi un chef qui puisse transmettre les ordres et se faire obéir »4. Il faut en quelque sorte emmener le village avec soi, du moins l’unité minimale représentant la structure sociale du village.

Lorsqu’il aborde frontalement la description des créoles, il construit des généralités au sujet du « caractère du créole » qui est : « intelligent, robuste, parfaitement adapté au climat, souvent audacieux »5 mais « rendu ombrageux par un complexe d’infériorité : le créole flotte, désemparé, entre deux conceptions opposées de la vie : la conception africaine, à laquelle il est rattaché par toutes ses fibres, mais dont il a honte, et la conception européenne qui lui est enseignée à l’école et dont il possède l’apparence, mais qui à de rares exceptions près lui demeure profondément incompréhensible et surtout inapplicable. De notre civilisation, il a surtout mis en pratique l’individualisme, poussé à la dernière limite. Il a [donc] une compréhension erronée de la vie européenne […] de tout cela résulte chez le créole une hostilité extraordinaire, presque maladive, de toute forme d’autorité »6. Sa vision négative des créoles est basée sur sa conviction que le passage d’une civilisation à l’autre ne produit qu’imitation maladroite. Son approche des créoles est dominée par le registre de la perte : « il a perdu le fondement spirituel de la vie africaine, ce sens si profond de la vie collective, cette joie qui n’appartient qu’à l’homme possédant une place dans une hiérarchie, se sentant une cellule d’une communauté vivante »7. Cette vision véritablement organique du lien entre un individu et sa civilisation, fonde son approche des différents groupes de Guyane. Le créole est « rattaché par toutes ses fibres » à ses origines africaines8, alors qu’il n’a qu’une approche

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BDoc : amérindiens. Ibid., p. 31. On ne s’étonnera pas d’apprendre dans son journal de marche lors de sa première mission que ses relations avec les porteurs créoles sont généralement tendues.

2

BDoc : amérindiens. Ibid., p. 34.

3

BDoc : amérindiens. Ibid., p. 54.

4

BDoc : amérindiens. Ibid., p. 55.

5

BDoc : amérindiens. Ibid., p. 31.

6

BDoc : amérindiens. Ibid., p. 32.

7

BDoc : amérindiens. Ibid., p. 32.

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Son assimilation des créoles à leur passé africain peut également être influencée par les missions qu’il a effectuées en Afrique.

intellectuelle de la civilisation européenne qui ne lui arrive que par l’école. Il en résulte un comportement « maladif ». Il exprime donc par le registre de la santé ce décalage entre le corps et l’esprit.

Il conseille l’emploi de la main-d’œuvre amérindienne pour les travaux en forêt : « c’est la seule main-d’œuvre en Guyane qui soit apte au portage, dépourvue de cupidité et facile à conduire. Cependant, certaines particularités psychiques des indiens imposent de ne pas les employer comme une main-d’œuvre ordinaire »1. A la fois indispensable, l’interaction avec les amérindiens est d’emblée posée en termes d’exception. Là encore, pour poser les bases de sa description, il généralise en utilisant le terme « l’indien ». La première des caractéristiques qui le distingue des autres populations est que « l’indien est souvent malade ; un contrôle régulier est indispensable ». Les caractéristiques sanitaires de son groupe sont donc le premier trait qui le distingue du reste de la population. Mais il est également « instable, puéril et sujet au découragement. Il s’inquiète et se démoralise quand il se trouve longtemps éloigné de son village »2. Ses défauts sont donc liés à son attachement à l’unité du village qu’il qualifie, comme nous l’avons vu précédemment, d’attachement organique.

Photo 12 : Photos d’amérindiens par Hurault insérées dans son journal de marche.

1

BDoc : amérindiens. Ibid., p. 51.

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Enfin, il signale que le missionnaire devra s’investir dans une relation avec les amérindiens pour en garantir le bon déroulement. Car « s’il s’engage c’est que le voyage l’intéresse, et aussi que l’européen lui est sympathique »1. L’attrait de l’argent ne suffira donc pas à le faire travailler. Le futur explorateur aura à amener des produits manufacturés qui doivent répondre aux attentes des amérindiens sinon il ne pourra les intéresser2. La relation aux amérindiens est donc située hors du circuit de l’argent, ordinaire dans le montage d’une expédition et unité de base de notre société (Simmel, 1987). Pour travailler avec les amérindiens, il faut entrer durablement en relation avec ceux-ci, l’explorateur devra donc s’engager sur un plan individuel et sensible : « l’européen qui n’a pas de sympathie pour les indiens, qui veut les engager comme une main-d’œuvre anonyme et interchangeable, ne peut éprouver que des mécomptes »3. L’européen ne pourra pas garder ses distances s’il veut travailler avec les amérindiens, il devra adopter « des nuances d’attitudes », car « il n’y a rien à obtenir de l’indien par la force […]. Il faut être assez près des indiens que l’on emploie pour connaître exactement leur état d’esprit »4. Tandis qu’avec les créoles où domine la relation d’argent, il préconise de « ne pas marquer de préférences et de sympathies personnelles »5 pour ne pas créer de vexation, l’enrôlement des amérindiens passe par l’affect.

Toutes ses caractéristiques singulières et donnant à cette population l’aura du merveilleux, s’altèrent au contact d’autres populations plus proches des codes de la société occidentale. C’est pourquoi « il faut éviter de faire séjourner les indiens dans des centres européens ou créoles. Ces séjours sont régulièrement l’occasion d’incidents désagréables (mendicité, ivrognerie) et d’autre part, ils amènent au bout de quelques jours chez les indiens une gêne insupportable, pouvant occasionner des désertions »6. Il s’agit donc de maintenir la coupure entre cette population et le reste de la Guyane. La population indienne émerillonne, située dans la partie médiane du fleuve, illustre, pour lui, parfaitement la dégradation qu’amène le contact entre les amérindiens et notre civilisation. Réduit à un petit effectif et en mauvaise santé, cette population lui inspire de la pitié : le médecin Fribourg-Blanc qui l’accompagne a

1

BDoc : amérindiens. Ibid., p. 51.

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Il liste ces produits et pour chacun d’eux explique l’usage que les amérindiens en font et la manière dont l’européen doit les donner (quantité, qualité) : perles, étoffes, sel, pétrole, moustiquaire, objets ménagers, outils, miroirs, peignes, fil et aiguille, tabacs, allumettes, quinine et « exceptionnellement de l’alcool », pour ce dernier produit, il émet des recommandations fermes sur les quantités à distribuer pour ne pas favoriser l’alcoolisme qui existe déjà. (BDoc : amérindiens. Ibid., p. 53)

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BDoc : amérindiens. Ibid., p. 51.

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BDoc : amérindiens. Ibid., p. 55.

5

BDoc : amérindiens. Ibid., p. 35.

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recensé « deux cas de maladie vénérienne, chose presque inconcevable chez des gens de race absolument pure et qui s’était gardée jusqu’ici de toute souillure. C’est le premier degré de la « civilisation », les deux suivants étant constitués par le métissage et la liquéfaction sociale. Triste fin pour la nation émerillonne »1. Pour parler de pureté raciale, Hurault s’appuie sans doute sur un passage du rapport médical du Dr. Fribourg-Blanc qui note que les indiens rencontrés sont tous du groupe sanguin O « signe extraordinaire de pureté raciale, dont il n’existe à notre connaissance aucun cas aussi net signalé dans les annales médicales »2. Ce constat pose des liens logiques entre dégradation sanitaire et évolution du groupe. Le fait que certains amérindiens soient malades est pour lui le symptôme visible de leur destructuration sociale et de la dénaturation de leur « race ». Cette vision organique des liens sociaux va être à la base de la justification d’une protection des amérindiens.