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L'émergence de la figure du projet dans les politiques urbaines en France et en Italie

3. Le projet de ville et la planification stratégique

3.1 Du plan au projet

3.1.1 De la régulation à l'activation du développement économique

Certains des promoteurs de cette relance de la planification parlent alors du passage d'un urbanisme de plan à un urbanisme de projet71. Si cette opposition obère l'existence de continuités entre les deux types de pratiques de la planification urbaine, elle nous permet néanmoins d'affiner l'idéal-type du projet. L'urbanisme de plan reposait une volonté de maîtrise des effets socio-spatiaux du développement économique à travers la régulation juridique de l'usage des sols. Il accordait une place centrale à la procédure juridique fixant la destination des sols et réputée pouvoir, à elle seule, traduire spatialement les priorités définies par les pouvoirs publics72. Cette centralité de la procédure juridique correspond à un contexte idéologique marqué, à la fois par la croyance en un intérêt général substantiel, dont l'Etat serait le seul détenteur, et par un rationalisme scientifique qui a colonisé le milieu professionnel des urbanistes et les bureaucraties chargées de la mise en œuvre des politiques territoriales. L'ensemble de ces éléments contribue à accorder une place centrale aux acteurs et à l'expertise publique dans l'acte planificateur : le plan met en œuvre une connaissance objective –celle des experts publics de la prévision et de la planification- sanctifiée par des institutions publiques, dépositaires de l'intérêt général73.

Le plan, en outre, correspond à une conception quantitative des politiques urbaines et à un urbanisme d'extension. Il articule une activité de prévision socio-économique des formes et de l'ampleur du développement à une activité de programmation des surfaces et des

71 . Ministère de l'Equipement, des Transports et du Tourisme, Direction de l'Architecture et de l'Urbanisme, Le

renouveau de la planification urbaine et territoriale, Paris, Les éditions du STU, 1993.

72 . Motte, A. (dir.), Schéma directeur et projet d'agglomération : l'expérimentation de nouvelles politiques

urbaines spatialisées (1981-1993), Paris, Juris-service, 1995 ; Padioleau, J.-G., "Un mouvement de rationalisation de l'action publique urbaine : le planning stratégique", in Wachter, S. (dir.), Politiques publiques

et territoires, Paris, L'Harmattan, 1989, pp. 157-187.

73 . Pour une critique de cette sanctification de l'expertise publique dans la planification réformiste classique, voire les travaux de Pierluigi Crosta et notamment Politiche. Quale conoscenza per l’azione territoriale, Milano, Franco Angeli, 1998, dont nous avons fait paraître une recension dans le numéro 12 de Pôle Sud de mai 2000. Cette centralité des acteurs publics dans le "planning" classique, progressiste et réformiste est aussi mise en

infrastructures nécessaires à l'accueil des fruits de ce développement. L'espace y est essentiellement appréhendé en termes de surfaces neutres et sans qualité, destinées à devenir le support d'activités réparties en fonctions de base. Il a vocation à recevoir les activités, à articuler les fonctions. La ville y est réduite à un statut de contenant. Ce type de plan est représenté par le Schéma directeur ou le plan masse des Zones à urbaniser en priorité (ZUP) en France et par les piani comprensivi et les piani territoriali en Italie74.

L'urbanisme de projet fait son apparition dans les années 1980, largement inspiré des expériences de planification stratégique menées par les villes nord-américaines. Son émergence correspond à deux types d'évolution. D'abord, elle est adoptée par des villes confrontées à un contexte de plus forte concurrence territoriale et au redimensionnement de l'intervention de l'Etat dans les politiques urbaines. Les premières démarches de planification stratégique apparaissent, en effet, dans les villes américaines sous l'impulsion de l'administration Reagan qui réduit alors de manière drastique les aides fédérales aux villes et leur substitue des politiques "de l'offre" axées sur la mobilisation des ressources et des acteurs privés. Ce modèle de planification urbaine, développé par la Harvard Business School75, est largement inspiré des modèles de gestion des entreprises. Il a pour caractéristique de donner à voir la ville ou l'entreprise76 comme un acteur obligé, dans un environnement devenu instable, de constamment négocier ses objectifs avec les données de cet environnement. Dans la planification classique, la ville est avant tout appréhendée comme un objet isolé, à travers sa matérialité spatiale qui impose ses problématiques aux auteurs du plan. Dans la planification stratégique, la ville est appréhendée comme un acteur social et territorial collectif doté de volonté et composé d'une pluralité de groupes d'intérêts et d'institutions. Ces acteurs, groupes et institutions doivent être impliqués dans un exercice continu de confrontation de la ville-acteur à son environnement et de vérification du stock des ressources dont elle dispose. Le plan définit de manière rationnelle et synoptique l'aménagement de la ville-objet ; le projet de ville définit de manière incrémental et interactive les modalités stratégiques de l'insertion de la ville-acteur dans un environnement instable.

avant par R. Demeestere et J.-G. Padioleau dans Politique de développement et démarches stratégiques des

villes, Paris, Rapport au Plan Urbain, juin 1990.

74 . Témoins de cette réduction de l'espace à une zone, à une surface, le plan-masse et le schéma sont les formes de représentation et de prescription classiques de l'urbanisme de plan des Trente Glorieuses. L'espace y est débarrassé de toute qualité paysagère et environnementale.

75 . Bryson, J. (ed), Strategic Planning for Public and Nonprofit Organizations : A guide to Strengthening and

Sustaining Organizational Achievement, San Francisco, London, Jossey-Bass publishers, 1988 ; Bryson, J.,

Einsweiler, R. (eds), Strategic Planning : Threats and Opportunities for Planners, Washington D. C., American Planning Association, 1988.

Pour Patsy Healey77, l'émergence de la planification stratégique et des projets de ville correspond aussi à un regain du souci d'anticipation, d'organisation, de prospective globale au terme d'une période, allant de la moitié des années 1970 à la moitié des années 1980, marquée par la focalisation des pouvoirs publics sur les projets, entendus ici comme objets infrastructurels ou architecturaux "posés" sans réel souci d'intégration dans une entreprise de planification plus globale78. L'urbanisme de projet correspond d'abord à un déplacement, ou plus précisément à un élargissement de l'objet de la planification et des politiques urbaines : celui-ci n'est plus tant de réguler mais de promouvoir le développement économique dans un contexte de croissance réduite79. L'accent n'est donc plus mis sur les contraintes juridiques opposées aux interventions des acteurs privés, notamment économiques, mais sur ce qui peut favoriser l'implantation des entreprises et de leurs cadres. Ceci a plusieurs types de conséquences sur le contenu des plans. Les projets de ville, projets d'agglomération et autres plans stratégiques deviennent aussi des outils de marketing territorial80 visant à produire une image destinée aux acteurs extérieurs. Ils sont moins exhaustifs et moins détaillés dans leurs prescriptions réglementaires et tendent à sélectionner des espaces stratégiques, des zones de transformation prioritaires. Ils intègrent de nouvelles préoccupations comme celles relatives à la qualité urbaine et environnementale, réévaluée comme facteur de compétitivité des villes.

Dans un contexte marqué par le déclin des politiques urbaines nationales, les élites urbaines n'entendent plus se cantonner dans des politiques locales de redistribution selon la répartition théorisée par Saunders dans sa théorie du "Dual State"81 mais développer des politiques de valorisation, d'accompagnement de l'intensification des valeurs dans les centres 76 . Dégot, V., "Projets d'entreprise : évaluation d'un instrument de changement", Revue française de gestion, mars-avril-mai 1988, pp. 74-84.

77 . Healey, P., "The Revival of Strategic Spatial Planning in Europe", in Healey, P., Khakee, A., Motte, A., Needham, B. (eds), Making Strategic Spatial Plans. Innovations in Europe, Londres, UCL, 1997.

78 . Pour une évocation des origines, des modalités et des conséquences de cet urbanisme par projets, cf. Dente, B. et al., Metropoli per progetti : attori e processi di trasformazione urbana a Firenze, Torino, Milano, Bologna, Il Mulino, 1990.

79 . Fainstein, S., "Promoting Economic Development : Urban Planning in the US and GB", Journal of the

American Planning Association, 57(1), 1991. Dans une optique plus hexagonale, on peut parler du passage d'une

pratique d'aménagement à une pratique de développement, d'une pratique essentiellement défensive à une pratique pro-active. Sur ce passage, Pierre Mayet, vice-président du Conseil Général des Ponts et Chaussées porte le regard suivant : "je crois que la stratégie territoriale pouvait s'appeler aménagement il y a 25 ans ; aujourd'hui, il est clair que ce n'est pas l'aménagement qui fait le développement. Les territoires sont devenus une ressource dans la compétition économique. La direction de travail la plus stratégique, c'est la manière d'ordonner les forces, c'est-à-dire notre capacité endogène de développement, de formuler des directions, de concevoir des projets stratégiques. La qualité de l'aménagement appuie la stratégie de développement, elle ne s'y substitue pas. Donc je suis d'accord lorsqu'on parle de développement et d'aménagement dans cet ordre", in "Développement, aménagement … et Marseille. Entretien avec Pierre Mayet", in Becquart D. (dir.), Marseille, 25 ans de

planification, La Tour d'Aigues, L'Aube, 1994.

80 . Rosemberg, M., Le marketing urbain en question, Paris, Anthropos, 2000.

urbains conformes à la fois aux nouvelles pratiques de la ville qui voit la consommation des lieux chargés d'histoire et de symboles devenir une part essentiel du capital social des individus et des groupes82 et aux demandes des acteurs économiques de plus en plus intéressés par les zones centrales. L'urbanisme de projet vise à donc à valoriser ce qui est valorisable et met ainsi l'accent sur ce que l'urbanisme de plan négligeait : l'aspect qualitatif, paysager, environnemental de l'espace.

3.1.2 Le projet de ville comme outil de mobilisation sociale et de construction du consensus

Une autre des caractéristiques de la planification par projet est le décentrement des enjeux proprement spatiaux de la planification urbaine au profit de l'enjeu de la mobilisation

des forces sociales et des ressources locales autour d'un projet de développement

économique. La priorité est donnée aux "processus institutionnels"83 qui permettent cette mobilisation ; la procédure juridique réglant l'affectation des sols passe, quant à elle, au second plan et vient en appui de ce processus de mobilisation.

Dès lors, la portée normative du plan tend à évoluer. Là où l'urbanisme de plan prescrivait des conduites peu négociables aux acteurs et consignait juridiquement le souhaitable en matière de transformations urbaines, la planification stratégique et l'urbanisme de projet visent à faire émerger un accord autour de stratégies de développement au terme d'un processus d'interaction plus ou moins institutionnalisé, impliquant une pluralité d'acteurs, de groupes et d'institutions, publics et privés84. Dans un contexte marqué par la compétition territoriale, l'accélération des mutations économiques et technologiques et la déterritorialisation de certains acteurs et dynamiques économiques, ces nouveaux dispositifs visent à produire un ensemble de normes d'action flexibles, négociables et amendables. On

82 . Sur ce point, se référer aux lumineuses explications de David Harvey sur la post-modernité et la transformations des rapports à l'espace, in The Condition of Postmodernity, Oxford, Blackwell, 1990, notamment le chapitre 4 intitulé "Postmodernism in the City : Architecture and Urban Design", p.66 et s. Les politiques urbaines modernistes et fonctionnalistes avaient réprimé les désirs de différenciation et de distinction par l'usage des lieux en débarrassant ces lieux de toute portée symbolique et en faisant de simples espaces. Aujourd'hui, le capitalisme, et avec lui les politiques urbaines, ont largement investi cette demande de consommation de capital symbolique à travers la consommation différenciée des lieux. Les manifestations les plus évidentes de ce réinvestissement du potentiel symbolique et donc économique des lieux de la ville sont la reconquête des centres anciens, la renaissance de la culture de café, et plus largement l'accélération récente de la valorisation foncière des zones centrales des villes du monde développé.

83 . Motte, A. (dir.), Schéma directeur et projet d'agglomération, op. cit., p. 11.

84 . Le caractère émergent des stratégies est un des principes de base de la planification stratégique, y compris lorsqu'elle est appliquée aux entreprises : "la planification stratégique est un processus pour gérer le changement et pour découvrir les voies d'avenir les plus prometteuses pour les villes et les collectivités locales. Ce processus consiste à mettre à jour les forces, les faiblesses, les menaces et les opportunités des villes et des collectivités", in Arthur Andersen and Co., Guide to Public Sector Strategic Planning, Chicago, 1984, p. 3, traduit et cité par R. Demeestere et J.-G. Padioleau, in Politique de développement et démarches stratégiques des villes, Paris, Rapport au Plan Urbain, juin 1990, p. 9.

attend de cet ensemble de normes qu'elles soient d'autant plus efficaces qu'elles seront capables d'évolution en fonction des changements du contexte d'action et du stock des ressources disponibles. Ces normes ne tirent pas tant leur efficacité de leur force juridique que du fait d'avoir été collectivement construites et donc réappropriées par les acteurs. Cet ordre flexible sera d'autant plus efficace qu'il aura été généré par des processus de fabrication du consensus, et donc qu'il aura développé chez chacun des intervenants une propension à la coopération. Cette aptitude à coopérer pourra être, par la suite, réinjectée dans d'autres dispositifs d'action collective, elle constitue un véritable "capital institutionnel", ensemble de ressources cognitives, relationnelles accumulées au cours des interactions qui conduisent à la construction du projet85.

La planification stratégique figure une transformation du type de rationalité à l'œuvre dans l'acte planificateur, ainsi que l'ont fort bien démontré R. Demeestere et J.-G. Padioleau. Le planning classique, progressiste et réformiste, vise à mettre en œuvre une rationalité aménageuse univoque, adossée à une légitimité dont seuls les acteurs publics sont investis. Les bons choix en matière d'aménagement et d'urbanisme relèvent de l'évidence scientifique. Ils doivent s'imposer à tous les acteurs des transformations urbaines. Dans le cas de la planification stratégique, le bien commun est moins le fruit de raisonnements technico-scientifiques que d'un processus délibératif d'échanges et de négociations censé déboucher sur un consensus. Les processus d'élaboration du projet ne servent plus à imposer une rationalité univoque mais à construire des accords86. Là encore, construction des stratégies et construction des réseaux d'acteurs sont intimement liées. Dans un contexte de rareté des ressources, les bons choix en matière de politiques urbaines sont ceux qui permettent la réunion d'un panel large d'acteurs et de ressources. Le projet vaut ainsi autant par son processus que pas son résultat matériel ou son débouché réglementaire. Le processus d'élaboration et de ré-élaboration du projet doit valoriser les intérêts et identités communs, doit "mettre à jour les valeurs et les missions susceptibles de satisfaire et de mobiliser les protagonistes-clés de la politiques envisagée"87. Le projet, dans la planification stratégique, devient un outil de construction des consensus.

85 . Healey, P., "An Institutionalist Approach to Spatial Planning", in Healey, P. et al., op. cit., p. 23.

86 . Demeestere, R., Padioleau, J.-G., Politique de développement et démarches stratégiques des villes, op. cit., p. 19.

87 . Ibid., p. 22. On repère notamment cet accent mis sur la nature cognitive et identitaire du processus de planification stratégique dans le modèle interactionniste élaboré par Bryson et Roering. Cf. Bryson, J. (ed),

Strategic Planning for Public and Nonprofit Organizations : A guide to Strengthening and Sustaining Organizational Achievement, San Francisco, London, Jossey-Bass publishers, 1988 ; Bryson, J., Einsweiler, R.