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Apports et limites des approches centrées sur les dimensions interactionnistes des projets

Le projet, entre fragmentation et recomposition de l'action publique urbaine

3. Un cadre d'analyse : une sociologie politique des dispositifs de gouvernance urbaine

3.1 Apports et limites des approches centrées sur les dimensions interactionnistes des projets

3.1.1 Les limites des théories des réseaux et de l'institutionnalisation de l'action collective

Les perspectives théoriques des réseaux161 ou de l'institutionnalisation de l'action collective162jettent un lumière intéressante sur l'action publique urbaine contemporaine et sur la vogue des démarches de projet. On l'a dit, ces perspectives mettent l'accent sur la cohésion et l'autonomie des réseaux d'acteurs qui participent à la production de l'action publique. La stabilité et la pérennité des coopérations au sein de ces réseaux, leur relative clôture et leur périmètre restreint sont des garanties de l'effectivité et de l'efficacité de leur action. On peut rapprocher les fonctionnements des réseaux des dynamiques d'action collective du projet. L'accent y est mis sur la construction, dans l'action, des conditions d'une reproduction du système d'acteurs mobilisé et sur la stabilisation, au fil des interactions de projet, d'un sens, d'une identité et de valeurs communes propices à une coordination des interventions. La nécessité de constituer en permanence les conditions de l'agir ensemble permet de rapprocher les logiques de projet des fonctionnements des réseaux d'action publique.

Cependant, dans cette littérature, les logiques réticulaires et les logiques d'action collective ne génèrent un ordre social qu'à l'échelle micro des systèmes d'action concrets163. Les réseaux de projet, dans cette perspective, n'instituent qu'eux-mêmes, pourrait-on dire, et participent à la fragmentation et à la différenciation croissante de l'action publique. Les réseaux de projet s'autonomisent au gré des flux d'interactions qui les animent sans qu'un pouvoir politique puisse les intégrer dans un cadre d'action plus général. L'accent est mis ici sur le caractère centrifuge de l'action des réseaux et des groupes porteurs de projet. Ce type de

161 . Le Galès, P., Thatcher, M., Les réseaux de politique publique, Débat autour des policy networks, Paris, L'Harmattan, 1995 ; Rhodes, R.A.W., Understanding Governance : Policy Networks, Governance, Reflexivity

and Accountability, Buckingham, Open University Press, 1997.

162 . Duran, P., Thoenig, J.-C., "L'Etat et la gestion publique territoriale", Revue française de science politique, vol. 46-4, août 1996.

littérature nous apprend beaucoup sur les logiques internes des réseaux de projet, sur la dynamique intégrative des logiques d'action collective mais, en revanche, nous dit peu de choses sur la manière dont ces réseaux s'intègrent dans des espaces d'action plus vastes et participent à leur institutionnalisation.

Si ces perspectives théoriques permettent d'envisager le projet comme mode d'action reflétant une recomposition de l'action publique par le territoire et si elles permettent de saisir les logiques d'intégration à l'œuvre dans les dispositifs interactifs de projet, elles ne permettent pas d'appréhender une dynamique de recomposition des territoires par l'action publique, et par ce type précis d'action publique empruntant ses modes opératoires à l'action collective. Elles ne permettent pas de comprendre si, et comment, les dynamiques interactionnistes des projets permettent de recomposer un ordre politique à l'échelle des villes et de constituer une capacité d'action collective à cette échelle.

Dans ces perspectives, on retrouve systématiquement le postulat selon lequel les logiques de l'action collective, les logiques échangistes qui sont à l'œuvre dans les démarches de projet sont nécessairement génératrices de fragmentation, de différenciation de l'action publique urbaine et donc incompatibles avec la reconstruction d'un ordre, d'une capacité d'action collective et d'une direction politique. Elles donnent à voir le territoire, la ville, le quartier comme un simple opérateur des coordinations fonctionnelles. Le territoire permet de recomposer une constellation de réseaux épars d'action collective, mais l'action de ces réseaux tend en retour à disloquer le territoire, à le fragmenter. Nous voudrions faire l'hypothèse, ici, que ces interactions peuvent, dans certaines conditions, produire un ordre.

3.1.2 Intérêt et limites d'un détour par l'économie politique

Les analyses de l'action publique locale ont jusqu'ici rarement affronté conjointement les questionnements sur les nouveaux modes d'action territorialisés d'une part, et sur la construction de nouveaux territoires politiques d'autre part. Rares sont les approches qui s'intéressent à la manière dont des logiques interactionnistes d'action produisent du territoire, institutionnalisent des espaces politiques et une capacité d'action collective locale.Les analyses portent soit sur l'étude empirique approfondie des recompositions de l'action publique que permet la territorialisation et concluent souvent à la fragmentation des espaces et des logiques d'action164, soit aux logiques de construction des territoires politiques et

164 . Muller, P., "Entre le local et l'Europe. La crise du modèle français de politique publique", Revue française

de science politique, vol.42-2, avr. 1992 ; Thoenig, J.-C., "La gestion systémique de la sécurité publique", Revue française de sociologie, XXXV, 1994, pp. 357-392.

s'intéressent essentiellement aux logiques d'entreprises politiques165, de construction de fiefs et de structuration symbolique du territoire166.

Les travaux d'économie politique et la sociologie économique s'intéressent, eux, à la manière dont des dispositifs d'action fragmentés permettent de coordonner et d'intégrer une pluralité d'acteurs. Ils sont sensibles à la manière dont des liens faibles, basés sur des échanges peu formalisés, peuvent créer du lien. Ces travaux donnent à voir des processus d'intégration des ensembles sociaux basés sur une articulation de plusieurs modes de régulation167 et des modes de coordination des activités sociales reposant sur des dispositifs d'interactions sociales. Ils démontrent, en outre, qu'une capacité à intégrer les réseaux d'acteurs peuvent émerger à une autre échelle que celle des Etats-nations et que la capacité à réguler et coordonner les activités sociales qui semblent se défaire à l'échelle nationale peut se recomposer à d'autres échelles et sous d'autres formes. C'est là tout l'intérêt de la New political

economy. Etant attentive aux rapports entre économie et politique et aux dynamiques de

construction sociale du marché168, et n'étant pas parallèlement focalisé sur l'échelle stato-nationale, elle "traque" les signes d'une éventuelle recomposition d'un lien de construction réciproque et structuré institutionnellement entre économie et société à d'autres échelles territoriales. Elle cherche aussi à voir quelles combinaisons de régulation se stabilisent à ces nouvelles échelles territoriales.

Ces travaux d'économie politique semblent indiquer que les phénomènes de globalisation ne sont pas forcément synonymes de désenchassement social et territorial de l'économie et de la fin des différences dans l'organisation des sociétés et des économies locales au profit de flux indifférenciés. En réalité, les logiques de dé-territorialisation cohabitent avec des logiques de (re-)territorialisation. La globalisation génère des logiques de fragmentation et rend inopérantes certaines régulations politiques à certaines échelles

165 . Garraud, P., Profession : homme politique. La carrière politique des maires urbains, Paris, L'harmattan, 1989 ; Lagroye, J., "De 'l'objet local' à l'horizon local des pratiques", in Mabileau, A. (dir.), A la recherche du

"local", Paris, L'Harmattan, 1993.

166 . Le Bart, C., La rhétorique du maire entrepreneur, Paris, Pedone, 1992

167 . C. Crouch et W. Streeck indiquent ainsi que la construction des règles du jeu du capitalisme et des modalités de son encastrement dans la société tend à se décentraliser vers les échelons régionaux et locaux et que la régulation du capitalisme dans les sociétés occidentales est de plus le fruit d'un jeu croisé entre les institutions publiques, les marchés et les associations. Ainsi, les capitalismes occidentaux tendraient de plus en plus à être organisés à l'échelle régionale et/ou locale et régulées selon des combinatoires de régulation plus "équilibrées" faisant intervenir selon des dosages variables selon les territoires les logiques étatiques, de marché et de coopération, in Crouch, C., Streeck, W., "L'avenir du capitalisme diversifié", in Crouch, C., Streeck, W., Les

capitalismes en Europe, Paris, La découverte, 1996.

168 . Bagnasco, A., Trigilia C., La costruzione sociale del mercato : studi sullo sviluppo della piccola impresa in

Italia, Bologna, Il Mulino, 1988, (trad. française : La construction sociale du marché. Le défi de la troisième Italie, Cachan, Editions de l'ENS-Cachan, 1993).

territoriales et institutionnelles, mais elle participe aussi à la recomposition d'ordres territoriaux nouveaux et suscitent des logiques de recomposition à l'échelle régionale et locale sur la base de nouvelles combinaisons de modes de régulation.

Bien que souvent empreints d'un fort parfum normatif pour reprendre l'expression de Veltz169, les travaux sur la "Troisième Italie" ont, par exemple, eu le mérite de montrer que des modèles d'organisation économique régulés localement et fortement encastrés dans les sociétés locales résistaient mieux aux assauts de la globalisation que certains systèmes basés sur la production de masse, la concentration du capital et régulés au niveau national170.. Les régions de districts se distinguent notamment par une forme particulière d'intervention publique. "L'intervention politique sur l'économie se limite à la définition d'un cadre, destiné à stabiliser un contexte à l'intérieur duquel les entreprises peuvent se déplacer librement. […] Le gouvernement local semble prolonger et moderniser les fonctions de la famille et de la communauté dans la construction sociale du marché. […] D'où le développement de formes particulières d'ajustements institutionnels, qui utilisent le patrimoine culturel pour rechercher des combinaisons entre ressources efficaces, et socialement admises"171. Dans un système de régulation localiste, les institutions publiques cherchent, par leur intervention, à conforter et pérenniser certains traits des fonctionnements de la société locale, à institutionnaliser des régulations communautaires plutôt qu'à les brimer. La littérature sur les districts donne ainsi à voir des systèmes économiques et sociaux dotés de dispositifs de régulation, d'une part, locaux et relativement et autonomes et, d'autre part, où l'intervention publique prend la forme d'une institutionnalisation des modes de régulation inscrits dans les fonctionnement sociaux. Les districts de la "Troisième Italie" ne sont pas uniquement des exceptions exotiques. Ils préfigurent peut-être également les formes que peut prendre la recomposition d'ordre politiques et sociaux à l'échelles des territoires locaux et la place qu'y prennent les régulations politiques. Les modèles explicatifs des districts sont certes parfois sur-sociologisés, comme l'indique P. Veltz, au sens où ils accordent une place importante aux logiques d'auto-organisation. Ils dessinent néanmoins les voies d'une possible recomposition des modalités d'intégration des activités sociales à certaines échelles et esquissent des pistes de réflexion quant à la place que pourraient y prendre les régulations politiques et institutionnelles.

169 . Veltz, P., op. cit., p. 210.

170 . C'est tout particulièrement notable dans le cas italien où la "découverte" des districts intervient sur fond de crise généralisée de l'économie administrée à l'italienne : crise des grandes cathédrales fordistes développés à l'initiative de l'Etat et des grands intérêts économiques (cf. le cas de la pétrochimie et de la sidérurgie italienne), crise des modèles de développement industrialisant du Mezzogiorno, crise du système de négociation sociale afférent au fordisme.

Au-delà de leurs différences, ces différentes approches des économies locales mettent l'accent sur un élément constant qui fait la réussite nouvelle de ces systèmes productifs : ils tirent leur compétitivité de réseaux de relations et d'interactions entre acteurs et firmes denses, peu hiérarchisés et peu organisés par le pouvoir politique. Les économies locales les plus performantes sont caractérisés par un tissu connectif favorable à l'innovation, à la flexibilité et à l'apprentissage. Ceci est intéressant pour l'analyse des projets de ville à deux titres. D'abord, dans une perspective d'économie politique qui voit dans les formes organisationnelles économiques et politiques avant tout des modes de coordination des activités sociales, on peut raisonner par analogie et faire l'hypothèse que le projet, comme forme typique de l'action publique locale, emprunte pour beaucoup aux modes d'organisation, de coordination propres aux économies locales. De la même manière que la relation et la densité des interactions sont considérées, de manière plus ou moins normative, comme le gage de la compétitivité en matière économique, on pourrait faire l'hypothèse que, par analogie, la relation et la densité des interactions sont le gage de l'efficience en matière d'action publique urbaine. L'analogie permettrait alors ici l'hypothèse que la rationalité interactionniste, relationnelle, à travers l'exemple idéal-typique du projet, est la "marque de fabrique" de l'agir local. La deuxième implication concerne plus proprement la sphère des activités politiques : on peut penser que le projet est la forme d'action à travers laquelle les institutions du gouvernement urbain activent ces interactions, ces relations qui fondent la compétitivité et la réactivité d'un milieu urbain. On peut faire l'hypothèse qu'à travers l'activation de dynamiques de projet, les gouvernements urbains valorisent des dynamiques d'auto-organisation présentes dans les réseaux sociaux. Cette question renvoie à une carence des travaux sur les systèmes productifs locaux qui souvent –à l'exception notable du travail de Trigilia qui réintroduit le rôle des partis politiques dans la structurations des fonctionnements des districts italiens- oublient le rôle des institutions dans l'organisation et l'entretien de ces logiques sociales, de ces réseaux de relations et d'interactions. L'analyse des projets urbains, en ce qu'elles s'attachent à ces logiques d'activation et d'institutionnalisation des interactions, réintroduit la dimension politique dans l'analyse des formes territorialisées d'action collective.

Les différentes approches théoriques évoquées précédemment pour tenter d'interpréter la multiplication des recours aux démarches de projet nous permettent d'établir plusieurs constats. D'abord, on assiste à une recomposition de l'action collective dans la sphère politique comme dans la sphère productive à travers le recours à de formes d'organisation 171 . Bagnasco, A., Trigilia, C., La construction sociale du marché, op. cit., p. 70-73.

décentralisées, peu hiérarchisées et bénéficiant d'une grande autonomie d'action. Pour mieux faire face à des situations et à des demandes différenciées, on privilégie l'externalisation, la spécialisation d'entités autonomes centrées sur leur activité propre, leur propre projet. Par ailleurs, on voit émerger des échelles de régulation de ces réseaux de projet alternatives à celle de l'Etat-nation, notamment les villes, les districts, voire les régions, qui permettent à la fois de ne pas gripper les mécanismes de l'action collective et de les intégrer dans des dispositifs de significations et de solidarités plus larges.

Néanmoins, ces approches ne permettent pas de comprendre comment, dans les démarches de projet, ces deux dimensions d'interactions, d'une part, et de d'institutionnalistation, d'autre part, s'articulent. Dans quelles conditions les interactions peuvent-elles participer à un processus d'institutionnalisation d'un espace politique ? Et dans quel rapport avec les institutions et les régulations politiques. Les perspectives réticulaires ne traitent pas de la question de l'institutionnalisation ou partiellement. Les perspectives d'économie politiques sont, de leur côté, sensibles à la possible émergence de nouvelles échelles de calages des interactions socio-économiques mais elles sont souvent bien silencieuses sur la participation des acteurs et institutions politiques à cette potentielle recomposition d'un ordre à l'échelle des villes à travers les projets.