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Pierre-Olivier Arnaud Julie Portier

Dans le document Faire, faire faire, ne pas faire (Page 30-37)

Effectivement, Armleder est une figure historique qui déroge peut- être à la mission prospective que s’est donnée La Salle de bains ou que nous nous donnons. Mais son travail nous intéresse pour tous les échos que la scène et les pratiques contemporaines peuvent susciter. Jean-Marie Bolay

Concrètement, comment avez-vous procédé ?

Pierre-Olivier Arnaud

Julie Portier

JP Non, pas du tout. Il n’y avait pas de statement, jamais il ne nous a

dit : « Voilà comment cela va fonctionner, voilà ce que je ne vais pas faire… »

POA Nous nous sommes quand même rapidement entendus avec John

Armleder sur le fait qu’il nous fournirait une espèce de scénario avec lequel il faudrait travailler.

JMB Vous attendiez-vous à ce que le travail avec lui soit aussi flou ? POA Nous attendions une forme de proposition, par exemple : « Faites tout

à l’envers. »

JP J’ai tout de même envie de raconter les premières rencontres. Il a

accepté de manière très sympathique, immédiatement. Peut-être qu’il s’était renseigné un petit peu, enfin il devait connaître La Salle de bains. En tout cas, il a dit « oui » comme s’il disait oui à tout – Yes

to All, ce qui n’est pas faux, mais c’est une formule de Sylvie Fleury.

Nous avons donc eu un rendez-vous assez formel qu’il nous a fixé au Mamco où il a fait en sorte d’être entouré de personnes avec les- quelles il a l’habitude de travailler. Là, il est apparu avec une forme de bonhomie : « On va travailler ensemble, mais je vous préviens, je ne serai peut-être pas à la hauteur de ce que vous attendez de moi. » John a assez peu parlé de ce que nous pourrions faire, mais il a racon- té beaucoup d’anecdotes artistiques sur des projets passés. Il a cité des exemples comme s’il voulait annoncer quelque chose de l’ordre d’une méthode de travail. Les expériences qu’il a évoquées étaient des plus radicales en termes d’absence de geste et même d’absence physique.

POA Et il insistait sur le fait que nous n’aurions pas besoin de lui pour faire

l’exposition.

JP Je ne suis pas en train de dire que nous n’avons pas pris cela au sé-

rieux, mais c’était toujours exprimé de manière plutôt légère. Il nous a cité l’exemple d’une exposition qu’il avait faite dans une ancienne église ou dans un monastère en Alsace où il ne s’était carrément pas rendu. Son absence intégrale était sa réponse.

POA Il a aussi évoqué une exposition d’Olivier Mosset à Zurich qui s’ap-

pelait « Olivier Mosset New Paintings ». Dans la même galerie, il avait fait l’exposition d’après : « John M Armleder – Olivier Mosset New

Paintings1 ». Il n’avait rien changé d’autre que le titre de l’exposition. JP Nous lui avons téléphoné.

POA Nous avions plusieurs questions : celles qui étaient liées à la perfor-

mance, celle de savoir si ce travail pouvait s’inscrire dans l’espace public. Même si, finalement, nous avons pris une autre voie, cela pou- vait nous intéresser de l’inviter à réaliser une œuvre dans l’espace public ou une performance dans l’espace de La Salle de bains ; tel est le fond de la « commande » à travers laquelle nous nous sommes adressés à lui.

JP Ce qui nous motivait également, c’était de faire un geste conceptuel

comme on en connaît chez lui. Cela aurait pu être signer une chose qui existerait indépendamment de lui, comme un ready-made gran- deur nature. En tout cas, ce sont toutes ces potentialités qui nous apparaissaient et qui correspondaient au projet d’exposition de La Salle de bains. Non seulement collaborer avec John Armleder nous excitait parce que nous aimons beaucoup son travail, mais en plus cela ouvrait tout un panel de possibilités. Le fait qu’il ait repris une pratique performative nous a également guidés.

BLP Il a donc accepté votre invitation ?

JP Il nous a très rapidement donné un accord de principe. C’est là que

les choses ont commencé à se compliquer !

BLP C’est justement de cette partie que nous aimerions nous entretenir

avec vous. Comment la préparation de l’exposition s’est-elle passée ?

POA Il nous a très vite prévenus que nous aurions à le presser. Ce que nous

avons admis de faire au bout de quelques mois.

JMB Était-ce difficile à admettre ?

POA C’est plutôt que nous l’avions contacté en janvier et que nous avons

travaillé à partir de mars 2017 sur une exposition qui ouvrait en septembre. Nous ne nous sommes donc pas mis à le harceler tout de suite.

JP Il nous a dit : « Je suis fainéant, il va falloir me harceler, je dors le

matin, il ne faut pas m’appeler avant 14h, etc. », ce qui peut paraître autoritaire. Mais tout cela, comme beaucoup de consignes ou d’aver- tissements que donne John Armleder, sonnait plutôt comme une manifestation de modestie. Nous n’avons donc pas considéré qu’il s’agissait d’une méthode.

POA On avait beau le savoir, c’était tout autre chose d’en faire l’expérience. JP Oui, le décalage entre les choses que l’on sait et le passage à l’acte

est vraiment important.

JMB On dirait qu’il essaie de se regarder à travers les choix des gens qui

l’invitent.

JP Absolument. Nous pensons vraiment que son travail a été « entouré »

par d’autres personnes – commissaires ou assistants. Dans le catalogue du Musée Rath2, il explique par exemple le procédé de fabrication ou d’émergence de certaines de ses œuvres. C’est une sorte de chronologie composée de notices où il raconte ses séances de shopping au cours desquelles des objets étaient désignés par d’autres que lui. Ces personnes ont vu ce que lui aurait pu ou dû choisir et c’est très bien que leur regard ait servi à cela. Nous pen- sons que l’iconographie et les formes évoluent et s’actualisent dans le travail de John Armleder par une forme de délégation du regard. Nous avons nous-mêmes commencé à chercher des choses comme si nous étions ses assistants qui faisions du shopping avec lui, sauf qu’il n’était pas avec nous. Nous avons fini par nous dire : « Tiens, ça, c’est une œuvre de John Armleder, ça, ce n’en est pas une. » Je crois que c’est cela la force de ce travail. Avec des objets ready-made, des styles empruntés et des styles sans signature, il finit par y avoir une évidence de signature formelle. Ce n’est pas un plaisir mesquin, mais je pense qu’il y a une curiosité de sa part, que nous avons éprouvée, de voir des choses qui sont montrées par d’autres et qui pourraient être signées par lui.

POA Je mets plein de guillemets à ces termes parce que nous n’étions

pas « forcés », mais jusqu’où étions-nous « obligés » ou « acculés » à prendre des décisions pour lui ? Le temps passant, la délégation a eu lieu de fait, de manière tacite. C’est le contrat qui s’est établi à notre insu. Au fur et à mesure des discussions, le travail semblait ne pas avancer. Sauf qu’en fait le travail qui avançait, c’était la délégation qui était en train de se faire et que nous devions accepter. Le pre- mier geste a été de choisir un papier peint parmi deux. Et, la date de l’exposition s’approchant, nous nous sommes demandé ce que nous pourrions y inclure.

JP Oui, au mur ou au sol. Quels seraient les objets ready-made qui

feraient sculpture dans cet ensemble ? Dans une autre exposition, il a demandé que les travaux précédents

soient décrochés. Les clous étaient restés au mur et seules leurs têtes avaient été peintes en blanc. Voilà des formes d’apparition « minimum » du travail. Il y a eu tout un temps pendant lequel il a vrai- ment insisté sur le fait que nous aurions à peine besoin de lui pour tout cela, mais il nous a clairement laissé entendre qu’il était d’accord pour faire quelque chose. Pendant assez longtemps, notre question a été de savoir ce que serait cette chose.

JP Nous avons tenu compte de sa condition physique et de son emploi

du temps extrêmement chargé. Nos rendez-vous consistaient surtout à regarder un calendrier et à voir quelles étaient les possibilités, tout cela de manière assez sereine mais avec une forme de réalisme, étant donnés le temps et l’énergie disponibles.

BLP Après ces discussions, vous vous êtes donc mis d’accord sur les dates

de l’exposition. Est-ce là qu’il vous a proposé un scénario ?

JP Nous avons fixé les dates et c’est alors que nous avons compris… qu’il

attendait de nous que nous lui disions ce que nous attendions de lui.

POA Nous avons fixé une première date et il nous a dit : « OK, je me mets au

travail. Rappelez-moi la semaine prochaine. » Nous l’avons rappelé et, de la même manière que lors de nombreux coups de fil successifs, il nous a répondu : « Je n’ai rien fait cette semaine. » Nous avons alors clarifié notre commande et lui avons fait savoir que nous souhaitions qu’il y ait un papier peint.

JP Nous souhaitions mettre en place un décor dans La Salle de bains,

avec par exemple des pièces comme les Furniture Sculptures. Nous ne savions cependant pas encore si nous voulions rejouer des pièces existantes ou si nous voulions que John Armleder réalise une nouvelle œuvre. Nous avons fini par nous dire que ce n’était pas très différent et c’est là que nous avons eu un « fantasme ». C’est un grand mot, mais peut-être que c’est cela. Nous nous sommes mis à visualiser l’espace de La Salle de bains avec une peinture murale ou un papier peint et des sculptures ready-made. Nous lui avons dit : « On va commencer par faire un papier peint. » Il nous a répondu : « Très bien, bonne idée ! »

POA La semaine suivante, nous avons reçu deux propositions de motifs de pa-

pier peint. Nous étions évidemment très contents, encore fallait-il savoir laquelle réaliser. Le temps avançait et nous devions lancer la production. La réponse de John Armleder fut assez simple : « Vous choisissez. »

JP Nous savions que c’était sa façon de faire dans ce type de situation,

BLP Pendant la préparation de l’exposition, est-il venu à Lyon voir l’espace

de La Salle de bains ?

JP Non, mais il avait les plans, des images. JMB Il les avait demandés ?

POA Oui. Mais il n’est pas venu avant le vernissage. BLP Donc, il vous a dit de choisir des objets ? POA Non, il ne nous l’a pas dit.

BLP Pour que l’exposition ait lieu, il fallait donc que vous preniez en charge

des aspects formels habituellement dévolus à l’artiste ?

POA Nous nous sommes juste dit qu’il fallait que nous lui fassions des

propositions.

JP Dix jours avant l’ouverture de l’exposition…

POA Il fallait faire des propositions, puisqu’il ne viendrait pas avec nous aux

puces ou dans des boutiques pour faire des choix trois jours avant.

JP Nous sommes donc allés aux puces nous-mêmes pour réfléchir à

des objets. Nous avons repris la documentation sur son travail et nous nous sommes demandé ce qui serait cohérent, parce que ses sculptures ready-made n’ont pas toutes la même nature.

POA Que serait une œuvre de John Armleder aujourd’hui ? Ça, par exemple

[il désigne sa machine à café], ça ne marche pas.

JP Oui, qu’est-ce qu’une œuvre de John Armleder aujourd’hui ? Nous en

avions un tout petit peu parlé avec lui quand nous avons abordé la possibilité d’intégrer des objets ready-made. Il nous a dit que tout ce qui était mobilier vintage était quelque chose qui était dépassé dans son travail. C’était peut-être une manière de nous faire comprendre que si nous prenions cela en charge, il fallait faire attention à ce que les objets que nous allions proposer soient cohérents avec l’actualité de son travail.

BLP Pierre-Olivier, lorsque vous dites que cette cafetière ne « marche »

pas, est-ce que vous pouvez nous expliquer pourquoi ?

POA Parce que, relativement à ce que l’on peut connaître du travail de John

Armleder aujourd’hui, je pense que c’est un objet trop fonctionnel

POA C’était la question que nous lui adressions sans qu’il y eût vraiment

de réponse. Jusqu’au moment où il nous a demandé : « Vous avez une idée ? » À partir de là, la délégation était faite.

JP Cette prise de conscience était le cœur de la problématique. Elle a

été terrifiante et réjouissante en même temps.

POA Non, ce n’était pas terrifiant.

JP Si, pour moi, bien sûr, parce que je ne suis pas artiste. Parmi les for-

mules types qui reviennent dans les interviews de John Armleder, il y a celle-ci : « L’artiste est le dommage collatéral de l’art. Il est non seu- lement périphérique, mais il peut être nuisible quand il est au centre. » La deuxième chose – et là je n’ai plus les termes exacts –, c’est qu’in

fine le travail doit être pris en charge par la personne qui ne voulait

pas prendre cette responsabilité. Et donc, tout en douceur, nous en sommes venus à cela.

POA Oui, et sans y être acculés.

JP Ce qui a peut-être été le déclencheur, c’est le temps qui s’écoulait,

alors que tous nos rendez-vous étaient concentrés sur ce fameux planning. Pour revenir sur nos derniers coups de fil, nous avons fini par raccrocher en nous disant que nous allions lui proposer des objets. Comme Pierre-Olivier l’a fait remarquer, nous avions des rendez-vous téléphoniques, mais aussi des rendez-vous à Genève. C’était plus régulier que ce que nous avions imaginé en commençant le projet. John Armleder s’est donc montré extrêmement disponible, nous avons pu dialoguer, nous appeler beaucoup, mais, effectivement, nos rendez-vous téléphoniques étaient succincts : « Je n’ai pas encore tra- vaillé, rappelez-moi dans une semaine, je vais m’y mettre demain. » Il ne nous disait pas « harcelez-moi », mais peut-être « surveillez-moi » ou « appelez-moi régulièrement ». Et, au terme d’un énième ren- dez-vous où John nous a dit, « Ah oui, je vais m’y mettre la semaine prochaine », Pierre-Olivier a raccroché avec cette formule très juste : « Mais, en fait, c’est lui qui nous surveille. » Et c’est ce qui s’est passé. Finalement, il nous accompagnait dans cette responsabilité que nous allions finir par prendre.

JMB Il n’y a donc jamais eu de stress quant à la communication.

POA Non, aucun. En fait, dans tout cela, s’il y avait une forme de stress,

c’était en relation avec ce qui allait se passer. Mais c’était notre stress. En revanche, à l’endroit de la relation avec l’artiste, il n’y en avait aucun. C’était toujours une relation simple, directe, les choses étaient dites, il n’y avait pas de mésentente, pas de quiproquo.

POA Et, l’air de rien, il m’a dit par la suite au téléphone : « Je crois que c’est

le titre d’un livre dans ma bibliothèque… »

JP C’était de la fausse modestie.

POA Au départ, peut-être, mais ensuite nous avons beaucoup parlé de

Huysmans.

JP C’était un jeu de dire cela.

POA Je ne sais pas si c’était de la fausse modestie ou s’il a relu Huysmans

entre-temps.

JP Non, je ne le pense pas. Je crois que ce n’était pas anodin de parler

de Huysmans et de Jean des Esseintes, le héros du livre, quand nous discutions de décor avec lui. Nous avons donc choisi des objets en nous demandant ce que pourrait être une œuvre de John Armleder au- jourd’hui, mais pas uniquement. Nous avions le papier peint, le titre, cette personnalité que nous commencions à approcher, qui adore les pâtisseries, que nous voyions dans des salons de thé. Ce dernier point peut paraître anecdotique, mais je pense que cela n’a pas été sans influence sur notre proposition.

POA Il me semble que c’était plus simple que cela. JP Tu veux vraiment dire la vérité ?

POA Cela faisait un moment que tu disais, sans penser particulièrement à

ce projet, qu’une exposition de cornets de glace factices serait tout de même super.

JP Ce sont des objets que je regardais depuis un certain temps, les

étés, dans les stations balnéaires. Non que je fréquente les stations balnéaires tous les étés, mais ils m’intéressaient pour leur variété, pour leur manière de faire signe, pour leurs qualités formelles et mi- métiques. Ce sont des objets standardisés mais qui sont touchants quand ils tentent de se démarquer en étant un peu plus classe que les autres. Nous avons donc cherché des cornets de glace à l’italienne. Cela nous a permis de laisser la question du design en périphérie, tout en ayant des objets assez fortement connotés. Nous les avons trouvés dans une forme en noir et blanc – enfin vanille et chocolat –, ce qui nous apparaissait vraiment comme une sorte de perversion baroque du suprématisme. Cela nous a semblé tout à fait cohérent.

POA C’était vraiment le fait d’un esthète improbable, une glace noire et

blanche. pour lequel on serait obligé de fabriquer une étagère, et ainsi de suite.

En fait, on serait en train de faire une œuvre de Haim Steinbach, mais pas de John Armleder. Une chaise reste une chose fonctionnelle, mais à quel moment y a-t-il un point de bascule vers l’ornemental, vers le décoratif ? Dans la fonctionnalité, on ne peut pas basculer à ce point de l’autre côté.

JP Oui, et cette cafetière-là, en particulier, serait aussi une forme de

commentaire sur un design envieux d’autres formes de design. Cette question du goût relatif au design est moins au premier plan dans les objets que l’on peut trouver chez John Armleder aujourd’hui.

POA Il nous est apparu assez vite qu’il fallait trouver des objets dépourvus

de portée symbolique.

JP Les objets ne sont pas arrivés ex nihilo. Comme nous vous le disions,

le papier peint était déjà choisi et le titre de l’exposition avait été donné par John Armleder.

JMB À un moment où vous n’aviez aucune idée de la forme de l’exposition ? JP Oui, exactement. Nous avions compris que nous allions devoir donner

un peu plus de cadre à la proposition qui allait être faite par John Armleder. Pour imaginer ce cadre, nous voulions qu’il nous donne au moins quelque chose ! Un concept, une idée, un mot. Je reviens en arrière, mais nous avions très clairement annoncé que l’exposition se déroulerait en trois temps à La Salle de bains. Ces temps pouvaient être scénarisés par une sorte d’énoncé.

POA Oui, comme nous le disions, nous attendions une forme de scénario. JP Il y a un caractère éminemment conceptuel dans le travail de John

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