Perturbation circadienne et cancer

Le rôle de la perturbation circadienne dans la cancérogenèse et la progression tumorale s’appuie sur un grand nombre de données mécanistiques, expérimentales, épidémiologiques et cliniques. Cet ensemble a conduit l’Agence internationale de recherche sur le cancer de l’organisation mondiale de la santé (OMS) à considérer le travail posté, qui provoque une perturbation circadienne, comme facteur de risque de cancer de classe IIA, c’est-à-dire proche de l’évidence complète²⁰⁸. À la suite de cette expertise internationale, le Danemark est devenu le premier pays à considérer le cancer du sein comme maladie professionnelle secondaire au travail posté, en l’absence d’autre facteur connu de risque et à la condition d’au moins un

poste nocturne chaque semaine pendant 20 ans²⁰⁹. En conséquence, plusieurs demandes

légales d’indemnisation ont été acceptées dans ce pays membre de la communauté

européenne²⁰⁹. En France, la Haute Autorité de santé (HAS) a tout récemment validé un

ensemble de recommandations de bonne pratique sur la surveillance médico-professionnelle des travailleurs postés et en horaires atypiques (2012). Plus récemment, l’Agence nationale de la sécurité sanitaire, de l’alimentation, de l’environnement et du travail (ANSES) a créé un groupe de travail destiné à approfondir les risques sanitaires liés aux horaires de travail atypiques (2013). Ces actions témoignent de la prise de conscience au niveau des institutions officielles de l’importance des rythmes biologiques pour la physiopathologie humaine et le cancer en particulier.

Chez la souris, la croissance tumorale est accélérée par l’induction d’une perturbation circadienne provoquée par la destruction physique du pacemaker central ou sa suppression fonctionnelle (Figure : 21)^{210, 211} .En revanche, une alimentation programmée contrebalance cet effet, soulignant le principe que le renforcement du système circadien peut ralentir l’évolutivité du cancer²¹⁰. Il a été ainsi montré que la dérépression de l’oncogène c-Myc et la répression du gène suppresseur de tumeur P53 étaient une conséquence de la perturbation de l’horloge circadienne et rendaient compte de l’accélération de la progression cancéreuse²¹⁰. Des résultats similaires ont été retrouvés chez des souris présentant une mutation du gène de l’horloge Per2212.

Figure 22: Courbes de croissance tumorale chez la Souris en présence de disruption du système circadien.

Courbes de croissance tumorale (tumeur GOS: Glasgow Osteosarcoma, implanté) chez la Souris en présence de disruption du système circadien (cercles blancs vides), soit par destruction anatomique stéréotaxique des Noyaux Suprachiasmatiques (NSC) (panneau A), soit par altération fonctionnelle obtenue par une exposition prolongée à un décalage horaire chronique (seulement 4 heures d'obscurité chaque 48 heures) (panneaux B, deux

expérimentations indépendantes). Les cercles noirs montrent les souris de contrôle (craniotomie sans ablation des NSC ou exposition à 12 heures de lumière et 12 heures d'obscurité). On note une accélération significative de la croissance tumorale induite par

la disruption du système circadien (analyse de variance: respectivement p=0,004; p<0,001 et p=0,002).

La pertinence clinique de ces résultats expérimentaux se traduit par la démonstration d’une moindre survie des patients atteints de cancer avancé qui présentent une perturbation circadienne avant chimiothérapie. La valeur pronostique péjorative de la perturbation du rythme circadien du cortisol salivaire dans le cancer du sein et du poumon et celle du rythme circadien d’activité locomotrice, avant ou pendant chimiothérapie, dans le cancer colorectal sont indépendantes des facteurs pronostiques connus^213-217 (figures: 22-23). Ceci confirme l’importance de l’information sur le rythme circadien pour le pronostic du patient. De plus, dans chaque étude clinique, les différences de survie liées à la robustesse du rythme circadien

persistent jusqu’à 10 ans après la mise en évidence de l’anomalie circadienne. Ceci laisse penser que la perturbation circadienne associée au cancer est une caractéristique fondamentale personnelle de l’interaction hôte-tumeur. Ces résultats justifient ainsi le développement de thérapeutiques spécifiques visant à la restauration du système circadien, afin d’améliorer la survie des patients cancéreux.

L’incidence d’altération fonctionnelle ou constitutive du système circadien des patients atteints de cancer reste à préciser. L’existence d’une perturbation des rythmes circadiens des patients cancéreux a été rapportée par différentes équipes en situations cliniques variées^194,

217-219 L’hétérogénéité des études cliniques en termes de stade et type de maladie néoplasique, mais surtout de rythmes biomarqueurs évalués, de leurs outils de mesure et du choix des critères d’anormalité limite en effet l’estimation précise de la fréquence d’une perturbation circadienne chez les patients cancéreux. Ce manque d’information appelle la mise en place d’études systématiques et collaboratives dans ce domaine. Pour l’évaluation de l’incidence des troubles du sommeil, pour partie liés à l’altération du système circadien, ce type d’effort commence à favoriser la prise de conscience médicale de l’ampleur du problème et à promouvoir la recherche d’intervention thérapeutique.^{220, 221}

Figure 23: Courbes de Kaplan-Meier de survie globale en fonction du rythme circadien du cortisol salivaire chez des femmes atteintes de cancer mammaire métastatique. Estimation de la durée de survie globales de 104 patientes atteintes de cancer du sein

métastatique selon le rythme circadien du cortisol salivaire: ligne continue (n=77): rythme normal conservé; ligne discontinue (n=77): rythme altéré. Valeur du p du Log

Figure 24: Courbes de Kaplan-Meier de survie globale en fonction du rythme circadien d'activité-repos chez des patients atteints de cancercolorectal métastatique. Estimation de la durée de survie globale de 192 patients atteints de cancer du côlon ou rectum métastatique selon le rythme circadien d'activité et repos, estimé par actimètrie

du poignet. La perturbation du rythme circadien d'activité et repos est mesuré par l'index de dichotomie I<O et les quatre courbes représentent la survie des patients selon

leur quartile de I<O: 1er (le plus bas): vert; 2ème : violet; 3ème : rouge; 4ème (le plus haut): bleu. Valeur du p du Log Rank: 0,0006.