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Jusqu’à maintenant dans ce travail, nous nous sommes attachés à montrer outre l’existence de la dimension socio-culturelle du contre-transfert, ses enjeux collectifs et identitaires, ainsi que ses implications cliniques. Ces dernières, dont on a pu voir qu’elles oscillent de la fascination au rejet de l’autre, nous ont permis de nous rendre compte de la nécessité de reconnaître son contre-transfert culturel et de l’expliciter afin d’éviter de commettre de nombreux impairs. Par ailleurs, nous avons vu qu’en situation thérapeutique individuelle, son identification et son explicitation est particulièrement délicate

Dans ce chapitre, nous aborderons plus spécifiquement la question de son élaboration, c’est-à-dire que nous expliciterons ce que nous entendons par « élaboration de l’altérité en soi » et par «décentrage culturel». Ensuite, nous montrerons que, dans certaines situations, des aménagements de l’espace thérapeutique peuvent s’avérer nécessaires pour réduire les effets négatifs de contre-transfert culturel. Son identification et son explicitation ainsi que les aménagements théorique et technique du cadre thérapeutique ont bien sûr pour visée de réduire la distance avec l’autre, de réunir patient et thérapeute, là où les effets de contre-transfert culturel peuvent les séparer.

Nous discuterons là tant les aménagements de l’espace thérapeutique en dehors d’un dispositif spécifique que ceux d’un dispositif spécifique. Concernant ce dernier, nous décrirons et expliciterons le fonctionnement du dispositif groupal transculturel (encore appelé consultation transculturelle groupale) de l’hôpital Avicenne en Seine-saint-Denis. Nous verrons que de par ses spécificités (notamment pluri-linguistique et pluri-« ethnique »), il constitue une modalité féconde de l’élaboration du contre-transfert culturel (Nathan et Moro, 1990 ; Moro, 1994 ; Ruiz Correa, 2005 ; Kaës, 2005), à notre connaissance, la plus féconde qui soit (Moro et Nathan, 1990) (voire la seule efficiente (Nathan, 1990)). De plus, nous verrons que dans ce dispositif le contre-transfert culturel a aussi des applications thérapeutiques. En cela dans la consultation transculturelle spécialisée, le contre-transfert culturel peut avoir un destin tout autre qu’en psychothérapie individuelle.

Notons dès lors un point fondamental sur lequel nous ne reviendrons pas : les aménagements de l’espace thérapeutique ne sont bien sûr pas forcément nécessaires pour tous les patients migrants. Leur utilisation systématique serait ni plus ni moins du « racisme institutionnel », et consisterait en une « réification de l’étranger ». Mais, se révélant indispensable pour certains, il faut systématiquement en évaluer la nécessité » (Moro et Baubet, 2003 p.192).

p) L’élaboration du contre-transfert culturel, élaboration de l’altérité (en soi) et décentrage, une nécessité individuelle (mais aussi collective)

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De manière générale, analyser son contre-transfert en situation thérapeutique, c’est analyser tout autant ce que l’autre engendre en nous, que ce que nous engendrons chez l’autre, que les manières dont on s’engage avec l’autre, et, dont l’autre s’engage avec nous, et ce dans ses dimensions conscientes et inconscientes (Devereux, 1980). Cela nécessite en premier lieu de le reconnaître c’est-à-dire de l’identifier, de l’expliciter, et de l’élaborer. Celui-ci n’est objectivable qu’à partir d’une référence tierce (superviseur surtout, mais aussi superviseur(s) fantasmé(s), institution, références théoriques, écriture etc.), seul moyen de se décentrer de ses propres réactions, et nécessite le recours à l’outil psychanalytique. La reconnaissance et l’

objectivation du contre-transfert dans sa dimension culturelle nécessite dans cette triangulation l’introduction d’autres épistémès : l’anthropologie en premier lieu (en général, mais aussi médicale), la sociologie, l’histoire et la politique. En situation individuelle son élaboration est délicate en tout premier lieu parce que la culture « ne se connaît » que dans son rapport au « dehors », c’est-à-dire après franchissement de ses « frontières » (Kaës 2005).

Par là même nous verrons que le dispositif transculturel groupal est une modalité spécifique d’élaboration du contre-transfert culturel.

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L’autre, peu ou très différent de nous socialement, culturellement, physiquement, psychiquement etc. est toujours autre, et doit être reconnu et appréhendé comme tel : la question est là celle de la reconnaissance et de l’élaboration de l’altérité. Celle-ci dépend des enjeux dialectiques narcissico-objectaux du lien de soi à l’autre.

Elaborer l’altérité nécessite en tout premier lieu une élaboration de « l’altérité en soi» (Moro, 2004), cet « autre » de et en nous -même (Kristeva, 1988), c’est-à-dire notre inconscient (voir partie précédente). En effet, l’autre étant toujours dépositaire de parts de nous-même, de nos bons comme de nos mauvais objets psychiques, l’appréhender c’est d’abord découvrir ou recouvrir, à son endroit, ces parts qui nous appartiennent en propre. En cela l’autre est

nécessaire à la connaissance de soi (Kristeva, 1988 ; Ricoeur, 1990). Aussi, lors de notre confrontation avec l’autre, « l’étranger » (Ibid.), cette (re)connaissance de «notre propre étrangeté », de notre propre altérité, est une manière que « nous n’en souffrions ni n’en jouissions du dehors (Kristeva, 1988 p. 284). Une manière de ne pas réifier l’« étranger » (Ibid.),, de « ne pas le fixer comme tel, c’est-à-dire nous l’avons compris « de ne pas » nous

« fixer comme tel », est donc de « s’analyser en l’analysant » (Ibid.).

Sans doute, une part « d’utopie » (Ibid.) émane de cette assertion, car, aussi analysés soit-on,

« l’étranger (l’inconscient) fera toujours figure à demeure » (Golse, 1997 p.27), et heureusement d’ailleurs. Cela dit, c’est d’abord en acceptant de se « laisser affecter » (Moro) par l’autre , en prenant conscience de l’étrangeté et de l’angoisse inhérente à sa rencontre et des « filtres déformants » (Devereux, 1980) que nous utilisons pour nous en défendre, que nous nous mettons en marche vers cette utopie. Il s’agit là d’un positionnement d’ordre éthique, seul valable pour une (re)connaissance de l’autre, connaissance qui bien sûr restera partielle cela va sans dire.

Nous avons vu dans la première partie que tout psychothérapeute doit se questionner au cours de son analyse personnelle sur ce qui l’amène à vouloir pratiquer cette profession. En effet, du point de vue pulsionnel, ces éléments organisant le « pré-contre-transfert » et leur prise de conscience est indispensable à l’élaboration du contre-transfert. Il est donc à remarquer que tout thérapeute qui souhaite pratiquer en situation (inter)transculturelle, nous pensons là particulièrement aux départs en mission humanitaire, doit être amené à se poser la question de ce qui l’amène à vouloir travailler avec l’autre « étranger » (Kristeva, 1988). Que recherche-t-il, qu’attend-il de cette rencontre ?

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Notons d’abord que le décentrage « consiste à construire une position intérieure qui permette de ne pas ramener de l’inconnu à du connu » (Moro, 2003 p.185) est nécessaire tant en situation interculturelle que intraculturelle (reconnaissance de la « complémentarité » et de la « réciprocité » (Devreux, 1980) structurales qui organisent toute interaction, restant implicites en situation intraculturelle). Comme nous l’avons vu, il nécessite une connaissance respectueuse et approfondie du concept de Culture, c’est à dire de sa fonctionnalité.

L’élaboration de la « Culture en Soi » passe nécessairement par l’élaboration de ce qui organise le « pré-contre-transfert culturel ». Concernant ce qui est foncièrement propre au thérapeute, c’est-à-dire totalement indépendant du patient, le questionnement qui lui est

nécessaire pourrait se résumer par : « Comment le fait de travailler à partir de telles théories et pratiques, dans telle institution, dans telle société, ayant telle histoire, tel contexte socio-économique, telle politique influent-ils mes réactions de contre-transfert ? ». Nous voyons que la tâche n’est pas facile. Si ces éléments, à caractère collectif, doivent être élaborés individuellement, sans doute cette élaboration sera26 facilitée par une élaboration collective (alors nécessairement pluridisciplinaire). D’autres éléments du pré-contre-transfert culturel du thérapeute, là dépendants du patient et plus précisément de ses affiliations, sont à prendre en considération. En effet, l’élaboration de celui-ci nécessite des questionnements de la part du thérapeute comme, par exemple : « Qu’est - ce qu’éveille en moi la consonance du nom de tel patient que je vais rencontrer ? A quel événement historique, à quel fait de société etc. me renvoie-t-il ? Quel imaginaire, quelle fantasmatique éveille-t-il en moi ? ». Un exemple de réaction pré-contre-transférentielle de nature culturelle est donné dans le cas clinique 1 : l’annonce, entre autres, de l’origine culturelle du patient a entraîné une incertitude du thérapeute quant à ses aptitudes professionnelles, incertitude qui a influencé son contre-transfert.

L’expérience clinique, même quotidienne avec des populations migrantes, n’est pas un gage de l’acquisition de la faculté de décentrage culturel. En effet, les déformations contre-transférentielles ethnocentriques peuvent être répétées, maintenues, voire renforcées et consolidées par l’expérience (Moro, propos rapportés ; Bourguignon, 2001). L’expérience la plus efficiente qui soit en ce qui concerne l’acquisition du décentrage culturel est l’expatriation de soi-même, et la pratique clinique en situation d’expatriation (Moro, 2004).

La question de la méthodologie du décentrage culturel sera aussi abordée dans la partie concernant les adaptations du cadre thérapeutique.