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CHAPITRE 1 : REVUE DE LITTERATURE

5. La perspective temporelle

5.3. Etat de l’art sur la perspective temporelle

5.3.4. Perspective temporelle et qualité de vie

5.3.4.1. Perspective temporelle équilibrée

Les biais cognitifs temporels (c.f., paragraphe 5.2.2) peuvent nuire au développement d’une perspective temporelle équilibrée44 chez l’individu. Lorsque la perspective temporelle est équilibrée, l’individu présente une certaine cohérence temporelle interne. Cette cohérence temporelle lui permet d'optimiser son fonctionnement en alternant de manière flexible entre les trois registres temporels, selon les exigences de la situation, selon l’évaluation de ses ressources, ou selon ses évaluations personnelles et sociales volontaires et conscientes (Boniwell & Zimbardo, 2004; Boyd & Zimbardo, 2005; Stolarski, Fieulaine, et al., 2015; Zimbardo & Boyd, 1999). Des études ont montré qu’avoir une perspective temporelle équilibrée est lié à un niveau

43 Dans l’étude transversale de Tseferidi et al. (2017), le passé négatif était la dimension la plus fortement associée à la fois avec la dépression (β = .476, p <.001), et avec l'anxiété (β = .51, p <.001). Ce résultat est retrouvé dans l’étude de Wakefield et al (2010).

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plus élevé de bien-être (Boniwell et al., 2010; Boniwell & Zimbardo, 2003; Drake et al., 2008; Stolarski, 2016).

Sur la base de leurs recherches antérieures, Zimbardo et Boyd (2008) ont défini de façon opérationnelle la perspective temporelle équilibrée. Selon eux, elle correspond à une combinaison d'un score élevé sur l’échelle « passé positif », de scores modérément élevés sur les échelles « présent hédoniste » et « futur », et de scores faibles sur les échelles « passé négatif » et « présent fataliste » (Zimbardo & Boyd, 2008). Dans leur ouvrage de 200845, les auteurs ont même fourni les scores du ZTPI qui correspondent à un profil de perspective temporelle idéal : 1.95 pour le « passé négatif », 4.6 pour le « passé positif », 1.5 pour le « présent fataliste », 3.9 pour le « présent hédoniste » et 4.0 pour le « futur ».

Plusieurs groupes de chercheurs ont successivement développé des méthodes permettant de déterminer des indicateurs de perspective temporelle équilibrée basés sur les résultats du ZTPI (Boniwell et al., 2010; Drake et al., 2008; Stolarski, Bitner, & Zimbardo, 2011; Wiberg, Sircova, Wiberg, & Carelli, 2012). Stolarski, Bitner et Zimbardo (2011) ont ainsi développé la « Deviation from Balanced Time Perspective » (DBTP). La DBTP mesure la différence entre la Perspective temporelle d’un individu et le profil idéal de perspective temporelle proposé par Zimbardo et Boyd (2008). La formule suivante est appliquée :

ࡰ࡮ࢀࡼ ൌ ඥሺ࢕ࡼࡺ െ ࢋࡼࡺሻ૛൅ሺ࢕ࡼࡼ െ ࢋࡼࡼሻ૛൅ ሺ࢕ࡼࡲ െ ࢋࡼࡲሻ૛൅ ሺ࢕ࡼࡴ െ ࢋࡼࡴሻ૛൅ ሺ࢕ࡲ െ ࢋࡲሻ૛

La racine de la somme des écarts au carré des déviations des scores individuels sur chaque dimension du ZTPI par rapport aux scores optimaux est calculée. Plus la valeur obtenue est proche de zéro, plus la perspective temporelle est équilibrée. A l’inverse, plus la valeur obtenue est éloignée de zéro, moins la perspective temporelle est équilibrée. La validité prédictive de la DBTP sur le bien-être a été démontrée significativement plus élevée que les méthodes précédemment proposées (Zhang, Howell, & Stolarski, 2013). La DBTP ne permet toutefois pas d’évaluer la flexibilité temporelle, un aspect important de la perspective temporelle équilibrée (i.e., la capacité à alterner de manière flexible entre les trois registres temporels) (Stolarski, Wiberg, & Osin, 2015; Zimbardo & Boyd, 1999).

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5.3.4.2. Temporalité et bien-être

Les conceptions récentes du bien-être soulignent l’importance du temps psychologique (Bryant, 2003; Diener, Suh, Lucas, & Smith, 1999; Durayappah, 2010; Kim-Prieto, Diener, Tamir, Scollon, & Diener, 2005). En effet, la satisfaction de vie est variable au cours du temps (Ehrhardt, Saris, & Veenhoven, 2000). Lorsque les individus évaluent leur satisfaction de vie globale, ils tiennent compte à la fois de leurs évènements de vie passés, actuels et anticipés (Zhang & Howell, 2011). La recherche sur la perspective temporelle suggère que bien que chacun des trois registres temporels (i.e. passé, présent et futur) ait des implications spécifiques sur divers aspects du bien-être, l’orientation préférentielle vers n’importe lequel des trois registres peut, selon les circonstances de vie, être adaptative et contribuer au bien-être de l’individu (Cunningham, Zhang, & Howell, 2015). Par exemple, les jeunes adultes qui ont des projets à long terme ont tout intérêt à mettre de côté les petits plaisirs immédiats, afin de rester concentrés sur leurs objectifs futurs. Au contraire, les personnes âgées trouvent du réconfort, lorsque la fin de vie approche, à se remémorer leurs joies passées. Comme souligné par Boniwell et al. (2010), l’idéal pour favoriser son bien-être, c’est que l’individu ait une perspective temporelle équilibrée, qui lui permette d’alterner de manière flexible entre les trois registres temporels, afin de répondre à la fois aux circonstances de vie actuelles, et aux objectifs à long terme. Toutefois, comme nous allons le préciser, les relations entre la perspective temporelle et les mesures de bien-être sont différentes selon la dimension étudiée :

Les dimensions « passé »

De toutes les dimensions de la perspective temporelle, les dimensions « passé » sont celles qui présentent les plus fortes associations avec les mesures de bien-être (Boniwell et al., 2010; Drake et al., 2008; Zhang & Howell, 2011). Globalement, les personnes qui ont des scores élevés sur la dimension « passé négatif » du ZTPI se considèrent généralement moins heureuses et satisfaites de leur vie que celles qui ont des scores élevés sur la dimension « passé positif ». Drake et ses collaborateurs (2008) ont également constaté que le niveau de « pleine conscience »46, connu pour être positivement relié au bien-être subjectif (Segal, Williams, & Teasdale, 2002), est positivement associé avec la dimension « passé positif », mais négativement associé avec la dimension « passé négatif ».

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« Présent fataliste »

La dimension « présent fataliste » est reliée avec de plus faibles niveaux de bien-être. Des études ont montré que les personnes orientées vers le présent dans une attitude fataliste, qui considèrent que les événements de leur vie sont hors de leur contrôle, tendent à être moins heureuses, moins optimistes, plus déprimés, et qu’ils ont le sentiment d’avoir moins d’énergie et de vitalité (Boniwell et al., 2010; Roseanu et al., 2008; Zhang & Howell, 2011; Zhang, Howell, & Bowerman, 2013; Zhang, Howell, & Stolarski, 2013; Zimbardo & Boyd, 1999).

« Présent hédoniste » et « futur »

La dimension « présent hédoniste » a été positivement associée avec des mesures reliées au bien-être telles que, la satisfaction de vie (Tseferidi et al., 2017; Zhang & Howell, 2011), un niveau élevé d’affects positifs (Zimbardo & Boyd, 1999), un sentiment élevé de vitalité (Zhang & Howell, 2011), et un niveau élevé d’optimisme (Boniwell et al., 2010). Ces résultats suggèrent que la tendance à prendre des risques et à satisfaire ses désirs dans l’instant peut conduire à davantage de bien-être. Cependant, les résultats de recherche sont contradictoires, puisque dans d’autres études, les individus orientés vers le « présent hédoniste » apparaissaient plus agressifs, plus enclins à la dépression (Roseanu et al., 2008; Zimbardo & Boyd, 1999), et avaient un de niveau pleine conscience plus faible (Drake et al., 2008). Ainsi, bien que certains résultats suggèrent que l'orientation vers le « présent hédoniste » soit associée au bien-être subjectif, rechercher constamment la satisfaction immédiate tout en négligeant les conséquences futures des comportements est typique d'un biais temporel. Or, comme précédemment évoqué, les biais temporel empêchent le développement d’une perspective temporelle équilibrée qui favorise le bien-être (Gruber et al., 2012; Holman & Silver, 1998). Le fait que l’orientation « présent hédoniste » s'avère être adaptée ou inadaptée semble finalement dépendre dans une large mesure de la façon dont cette orientation est modulée par une préoccupation pour le futur.

Bien que la dimension « futur » soit reliée à de nombreux comportements adaptifs (e.g. statut socio-économique, niveau d’éducation et réussite scolaire), dans la plupart des études, elle est peu/ou pas significativement corrélée avec les mesures associées au bien-être (Boniwell et al., 2010; Drake et al., 2008; Zhang & Howell, 2011; Zhang, Howell, & Bowerman, 2013). Selon des chercheurs sur la perspective temporelle, les personnes qui sont orientées vers la planification d’objectifs futurs, sont parfois détachées des plaisirs qu’ils peuvent trouver dans

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leur situation actuelle, et peuvent se sentir anxieux à l’idée que des obstacles empêchent la réalisation de leurs objectifs (Cunningham et al., 2015; Drake et al., 2008).

En résumé, les corrélations entre la perspective temporelle et le bien-être sont globalement fortes et consistantes, mais prises à part, les relations entre les mesures de bien-être et les dimensions « présent hédoniste » et « futur » sont complexes, et parfois même contradictoires. Cunningham et al. (2015)47 soutiennent que cette relation complexe entre la perspective temporelle et le bien-être pourrait être expliquée par un modèle à double voie

(dual-pathway model).

5.3.4.3. Un modèle explicatif du bien être

Le modèle explicatif de la relation entre la perspective temporelle et le bien être proposé par Cunningham et al. (2015) met en jeu deux voies parallèles et indépendantes : une voie, dite

top-down, qui sous-tendrait l’influence directe des dimensions de la perspective temporelle sur

le bien-être ; et une voie, dite bottom-up, qui sous-tendrait l’influence indirecte des dimensions de la perspective temporelle sur le bien-être, via les comportements (voir figure 1).48

Top-down

Selon Cunningham et al. (2015), les deux dimensions « passé » (i.e. « passé positif » et « passé négatif ») exerceraient principalement une influence directe sur le bien-être, à travers les évaluations et les remémorations que les individus font de leurs circonstances de vie. A l’appui de cette hypothèse, les corrélations entre les dimensions « passé » et le bien-être sont généralement deux fois plus fortes (Cunningham et al., 2015; Zhang & Howell, 2011).

47 Les auteurs du chapitre Time Perspectives and Subjective Well-Being: A Dual-Pathway Framework de l’ouvrage de référence Time Perspective Theory; Review, Research and Application (Stolarski, Fieulaine, et al., 2015) 48 Un modèle de ce type a déjà été proposé pour expliquer les relations entre les traits de personnalité et les mesures de bien-être (Brief, Butcher, George, & Link, 1993). Historiquement, dans le domaine de la recherche sur la personnalité et le bien-être, des chercheurs soutenaient une approche Bottom-Up, selon laquelle le bonheur d’un individu découle de la somme de ses expériences agréables et désagréables. A l’inverse, d’autres chercheurs soutenaient une approche Top-Down, selon laquelle les individus sont prédisposés à expérimenter et à réagir aux événements et aux circonstances de vie de manière positive ou négative, et donc que ce sont leurs traits de personnalité qui déterminent leurs niveaux de bien-être. Par la suite, des chercheurs ont démontré que les résultats de recherche soutenaient en réalité l’existence conjointe des deux approches, Top-Down et Bottom-Up. Selon Brief

et al. (1993) par exemple, les traits de personnalité et les circonstances de vie objectives (agréables ou

désagréables) d'un individu influencent la façon dont il interprète les circonstances de sa vie ; puis à leur tour, ses interprétations influencent directement son bien-être. Ainsi, les traits de personnalité ont à la fois des effets directs sur l’interprétation que les individus font de leurs circonstances de vie, et des effets indirects puisque l'approche

Bottom-Up soutient que les traits de personnalité influent sur les circonstances de vie par des choix

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Bottum-up

Les résultats de recherche suggèrent que contrairement aux dimensions « passé », les deux dimensions « présent » (i.e. « présent hédoniste » et « présent fataliste ») et la dimension « futur » sont plus fortement corrélées aux comportements qu’au bien-être, parce qu’elles exercent une influence principalement indirecte sur le bien-être via les choix comportementaux. Ces choix comportementaux interviendraient sur le bien-être, à court terme ou à long terme, en modifiant les circonstances de vie de l’individu.

Figure 1. Illustration du modèle de Cunningham et al. (2015)

Ce modèle explicatif illustre l’importance de l’influence de la perspective temporelle, à la fois sur le bien-être immédiat et sur le bien-être à long terme. Toutefois, comme le soulignent les auteurs, l’influence de la perspective temporelle sur le bien-être doit encore être explorée.