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Chapitre 3 La dynamique des substitutions linguistiques au Canada

3.3 Résultats

3.3.1 La persistance linguistique chez les allophones natifs et immigrants

La persistance linguistique des allophones selon l’âge ou la durée depuis l’immigration est présentée sur la Figure 3.1. La Figure 3.1A montre la persistance pour l’ensemble de la population allophone canadienne aux recensements de 1991, 1996, 2001 et 2006. Elle s’établit à environ 0,8 à l’âge zéro, ce qui signifie que 20 % des allophones auraient opéré une substitution linguistique « dès la naissance ». Ces substitutions linguistiques précoces peuvent paraître curieuses dans la mesure où l’enfant ne parle pas encore. Les instructions du guide du recensement demandent aux parents d’indiquer « la langue qui est utilisée le plus souvent à la maison pour parler [à l’enfant] »75, et ce à la fois pour la langue maternelle et pour la langue

parlée le plus souvent à la maison. Un cinquième des parents indiquent donc deux réponses différentes à la même question. Il est possible que les répondants allophones ayant eux-mêmes réalisé une substitution linguistique inscrivent leur propre langue maternelle comme marqueur identitaire de l’enfant, malgré le fait qu’une langue officielle soit parlée le plus souvent à la maison. Quoi qu’il en soit, l’analyse des substitutions linguistiques « précoces » dépasse le cadre de ce chapitre.

La persistance augmente légèrement jusqu’à l’âge de deux ans, soit le moment où l’enfant acquiert généralement l’usage de la parole, et diminue par la suite sans jamais remonter. On note aussi que la plupart des substitutions linguistiques ont lieu en début de vie, entre les âges de 2 et 10 ans, et que la persistance s’établit autour de 0,5 entre les âges de 10 et 20 ans. Finalement, la distribution des substitutions linguistiques apparaît stable dans le temps, les courbes de persistance dérivées à partir des quatre recensements étant relativement rapprochées les unes des autres.

75 Statistique Canada, Guide du recensement de 2006 : http://www12.statcan.gc.ca/census-

Ce résultat cache toutefois une importante hétérogénéité : un allophone immigrant ne court pas le même risque de réaliser une substitution linguistique qu’un allophone né au Canada. La Figure 3.1B montre la courbe de persistance pour les individus nés au Canada au recensement de 2006. On remarque que la persistance linguistique est plus faible chez les allophones natifs que dans la population allophone totale. Après 50 ans, elle s’établit aux alentours de 0,2 plutôt que 0,5. En outre, parmi les allophones nés au Canada, on peut distinguer ceux qui sont nés de parents immigrés (génération 2) de ceux qui sont nés de parents eux-mêmes nés au Canada (génération 3), que ces derniers soient d’origine autochtone76 ou non. La persistance

linguistique se révèle plus faible pour les allophones non autochtones et surtout pour les enfants de parents immigrants. Ce résultat est peu surprenant : les autochtones forment des communautés linguistiques d’implantation ancienne et la persistance linguistique de l’ensemble des allophones nés au Canada est tirée à la hausse par les individus de troisième génération ou plus, qui forment une catégorie résiduelle. La forte persistance linguistique de cette troisième génération peut s’expliquer par une diversité de facteurs : forte endogamie liée à des motifs religieux, concentration spatiale des communautés ou présence d’institutions ethnoculturelles fortes.

La Figure 3.1C montre que la distribution des substitutions linguistiques pour les allophones natifs non autochtones est relativement robuste à travers le temps et que l’intensité du phénomène est importante, la persistance linguistique n’étant plus que d’environ 0,1 à l’âge de 50 ans.

La Figure 3.1D illustre la persistance linguistique des immigrants selon la durée depuis l’immigration. Environ 20 % des immigrants ont déjà réalisé une substitution linguistique avant leur arrivée au Canada et la persistance linguistique diminue de façon linéaire durant les années suivant leur arrivée. Rappelons que seuls les immigrants arrivés après 1970 ont été retenus dans l’analyse, ce qui explique que les courbes soient tronquées. Comme l’âge à l’arrivée est un important déterminant de l’intégration à la société d’accueil, il peut être instructif de désagréger les immigrants selon cette variable. La Figure 3.1E montre la persistance linguistique des immigrants arrivés entre 15 et 29 ans comparée à celle des immigrants arrivés avant l’âge de 15 ans. Les immigrants arrivés plus jeunes affichent un niveau de persistance nettement moins élevé que les immigrants arrivés plus tard. Les substitutions linguistiques semblent également

ralentir selon les données des recensements plus récents, et ce pour les deux groupes d’âge à l’arrivée.

Figure 3.1 Persistance linguistique de la population allophone selon l’âge ou la durée depuis l’immigration

A. Tous les allophones ; B. Allophones : nés au Canada de parents nés au Canada, non autochtones nés au Canada ou nés au Canada d’au moins un parent immigrant; C. Allophones non autochtones nés au Canada ; D. Allophones immigrants ; E. Allophones immigrants selon l’âge à l’arrivée au Canada.

Afin de faciliter l’analyse des informations contenues dans la courbe de persistance linguistique, il est utile d’y ajuster une fonction mathématique et d’en calculer les paramètres. Une régression linéaire établissant un lien quadratique (polynôme de degré deux) entre la persistance linguistique et le temps (l’âge ou la durée depuis l’immigration) est utilisée (voir l’annexe 3.5.1 pour d’autres exemples de modélisation). Comme le montre la Figure 3.2A, l’ajustement obtenu décrit de façon adéquate la courbe de persistance, bien que la fonction quadratique ne puisse cerner la légère augmentation des taux de substitution linguistique survenant aux âges de la petite école et de l’entrée dans la vie adulte. Les deux coefficients et la constante tirés de la régression (on exclut les coefficients des recensements) fournissent ainsi les paramètres décrivant de manière synthétique la courbe de persistance linguistique.

Figure 3.2 Modélisation des courbes de persistance linguistique de la population allophone au moyen de régressions linéaires polynomiales

A. Données brutes et modélisation, population non autochtone née au Canada ; B. Courbes de persistance linguistique modélisées, population non autochtone née au Canada et immigrants selon l’âge à l’arrivée ; C.

Probabilité annuelle de substitution linguistique des immigrants à leur arrivée au Canada, selon l’âge à l’immigration ; D. Persistance linguistique à l’arrivée au Canada, selon l’âge à l’immigration ; E. Valeur du coefficient de régression pour chacune des variables de recensement (référence 1991).

La Figure 3.2B illustre les résultats pour les immigrants allophones en fonction de l’âge à l’arrivée au Canada. On note d’abord que plus les immigrants arrivent en bas âge, plus la persistance linguistique est faible. Un immigrant allophone arrivé à l’âge de 40 ans fait face à un risque de substitution linguistique presque nul alors que le risque pour un enfant arrivé au Canada avant l’âge de 10 ans est pratiquement identique à celui observé pour un allophone né au Canada. On constate également un saut qualitatif pour les immigrants arrivés à partir de l’âge de 15 ans : la persistance augmente significativement dans ces groupes d’âges par rapport aux groupes plus jeunes. Ceci s’explique vraisemblablement par l’impact normatif de la socialisation en milieu scolaire : c’est à l’école que sont transmis les codes et les référents culturels et linguistiques de la société d’accueil ; c’est également à l’école que se tissent des liens durables entre allophones et locuteurs d’une langue officielle. La Figure 3.2C présente la probabilité annuelle de substitution linguistique des immigrants au moment de leur arrivée au Canada. On constate que les immigrants arrivés en bas âge font face à une forte probabilité de réaliser une substitution linguistique. Cette probabilité initiale diminue rapidement aux âges de scolarisation, passant de 0,038 à l’âge de deux ans à 0,022 à l’âge de 16 ans (– 0,016). Elle diminue encore par la suite, mais moins rapidement, atteignant 0,011 à l’âge de 30 ans et se stabilisant autour de zéro après l’âge de 40 ans.

La Figure 3.2D montre l’ordonnée à l’origine de la courbe de persistance à l’arrivée selon l’âge à l’arrivée : c’est une estimation de la proportion des immigrants allophones ayant déjà réalisé une substitution linguistique à l’étranger. La persistance linguistique à l’arrivée au Canada varie en fonction de l’âge à l’arrivée. Les immigrants les moins persistants sont ceux qui arrivent au Canada aux alentours de 25 à 30 ans. On observe d’ailleurs que les individus qui auraient l’âge d’être leurs enfants (entre 2 et 10 ans) sont également parmi les moins persistants. Le niveau de persistance est également croissant à partir de 30 ans : plus on arrive au Canada à un âge avancé, moins la probabilité d’avoir déjà réalisé une substitution linguistique à l’étranger est élevée. Dans l’ensemble, toutefois, la proportion des immigrants ayant réalisé une substitution linguistique avant l’arrivée au Canada varie relativement peu et la persistance oscille entre 75 % et 85 % selon l’âge à l’arrivée. Ces résultats sont similaires à ceux obtenus ailleurs (Castonguay 2005a).

Finalement, la Figure 3.2E illustre l’effet de période sur la persistance linguistique (soit les coefficients de régression pour chacune des variables dichotomiques des recensements, le recensement de 1991 fait office de référence). On observe que l’effet de période est relativement modeste : il est généralement compris entre – 0,02 et 0,04, ce qui correspond à

peu près à l’effet d’une ou de deux années d’exposition au risque chez un jeune allophone de deuxième génération. Qui plus est, les variations entre les recensements apparaissent aléatoires et aucune tendance claire ne semble s’en dégager.