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Chapitre 1 Introduction générale

1.4 L’aménagement linguistique

L’assimilation et la mobilité linguistique ne constituent pas forcément une « réalité de la vie »25.

Comme nous l’avons vu plus haut, les comportements linguistiques sont fonctions d’une grande variété de facteurs (Fishman 1991; Crystal 2000). Certains de ces facteurs sont de fait hors du contrôle des communautés linguistiques (situation sociolinguistique internationale, choix linguistiques des parents, langue des textes religieux, etc), mais d’autres se trouvent clairement dans le rayon d’action de la communauté (langue des centres communautaires) ou de l’État (éducation ou réglementation du monde du travail).

1.4.1 Théorie de l’aménagement linguistique

La question linguistique traverse toutes les sphères de la vie sociale, rendant d’autant plus complexe la conception de politiques d’aménagement linguistique ciblées et efficaces. Spolsky (2009) définit plusieurs niveaux d’aménagement linguistique : individuel, familial, communautaire, national et supranational. Ces niveaux normatifs représentent les lieux de prise de décision consciente ou inconsciente quant à l’usage des langues (choix de langue au foyer, dans un lieu de culte, etc.). Les individus sont influencés par l’ensemble des décisions prises à tous ces niveaux, et ces derniers interagissent de manière complexe (Spolsky 2009).

Dans une société libérale telle que la nôtre, dans quels domaines l’État est-il justifié d’intervenir pour baliser ou limiter les droits linguistiques? Par quels moyens? Ces questions sont complexes et afin de mieux s’y retrouver, il peut être utile de séparer l’univers linguistique en trois « espaces de communication » : l’espace privé, l’espace public et l’espace civique. La Figure 1.1 ci-dessous schématise ces trois espaces et en fournit les exemples les plus représentatifs.

Figure 1.1 Espaces linguistiques et principes d’intervention

L’espace privé est le lieu de l’intimité, des relations familiales et des rapports amicaux. C’est aussi l’espace des préférences personnelles et des choix de consommation culturelle : la lecture, l’écoute de musique, le visionnement de films. Précisons que l’espace privé n’est pas ici entendu comme un lieu physique. Deux amis peuvent échanger à la maison, dans un café ou au travail : c’est l’espace communicationnel qui est privé.

Il va sans dire que la vie privée doit demeurer hors de portée des actions directes de l’État : elle ne saurait être soumise à une quelconque législation linguistique. Reconnaître cette évidence ne devrait toutefois pas nous laisser croire que les comportements linguistiques dans la vie privée sont sans importance et dénués d’intérêt scientifique. Pourtant, au Québec, certains intervenants remettent périodiquement en cause l’étude et la mesure de la langue maternelle et de la langue parlée à la maison, sous prétexte qu’il s’agit là de comportements privés devant être hors de portée de la loi et donc de la science. Or, force est d’admettre que ces comportements privés sont aussi le reflet des forces sociolinguistiques agissant dans l’espace public. Si l’État ne peut intervenir dans la vie privée des citoyens, il est tout de même en droit

Espace privé

Espace public Espace civique

Principes d’intervention : observation, mesures incitatives, politique culturelle

Principes d’intervention : protection des unilingues, utilisation rationnelle des fonds publics (les entreprises qui font affaire avec l’état doivent se conformer à certaines exigences linguistiques) Principe d’intervention : politique linguistique institutionnelle  Langue parlée à maison

 Langue parlée avec les amis

 Langue de travail  Langue parlée

avec les collègues  Langue des biens

culturels (spectacles, cinéma, musée, radio, télé)

 Langue des services  Langue des

communications internes et langue des outils de travail dans les moyennes et grandes entreprises  Langue de l’affichage  Gouvernement  Éducation  Santé  Administration publique

d’étudier l’évolution des comportements linguistiques et même de chercher à les influencer indirectement (Paillé 2003).

L’espace public est quant à lui le lieu des relations interpersonnelles entre individus peu familiers (dans une grande entreprise par exemple) ou entre inconnus. La langue d’usage public est la langue dans laquelle on reçoit ou on donne des informations dans une boutique, c’est la langue que l’on utilise pour commander un repas ou demander son chemin à un inconnu. C’est aussi la langue utilisée avec des collègues au travail.

En dernier lieu, l’espace civique constitue un sous-ensemble de l’espace public : c’est le lieu public où s’exerce la citoyenneté. On y trouve toutes les institutions publiques, le système d’éducation au premier plan : les écoles, les cégeps, les universités, les agences gouvernementales, les hôpitaux, les CLSC. Tout ce qui touche aux communications avec le gouvernement relève également de l’espace civique.

Plus on se rapproche de l’espace civique, plus la marge de manœuvre de l’État en matière d’aménagement linguistique est grande. Par l’adoption de diverses politiques publiques, les rapports de force linguistiques peuvent être modifiés, permettant même parfois la revitalisation d’une langue, un exemple particulièrement fort en la matière étant certainement l’adoption de l’hébreu comme langue officielle en Israël (Nahir 1998). Ici même au Québec, la Charte de la langue française adoptée en 1977 a fortement contribué à impulser un nouveau souffle à la langue française (Fishman 1991; J.-C. Corbeil 2007). En Espagne, l’éducation en langue régionale a joué un rôle clé dans la revitalisation et le maintien du basque et du catalan. Si le basque et le catalan sont toujours minoritaires comme langues maternelles dans les communautés autonomes du Pays basque et de la Catalogne, une majorité d’individus comprennent et parlent maintenant la langue régionale grâce au système d’éducation. À un point tel que les jeunes maîtrisent mieux la langue que les plus vieilles générations. Chez les Basques, le contraste est frappant : plus de 80 % des 5 à 20 ans connaissent le basque contre moins de 50 % chez les 50 à 65 ans (Valdes et Tourbeaux 2011). On constate également en Irlande et au Royaume-Uni certains effets positifs des efforts de revitalisation du gaélique irlandais et du gallois, même si l’usage de la langue demeure généralement confiné au milieu scolaire (Irish Central Statistics Office 2012; Welsh Language Board 2004). Même en France, pratiquement le seul pays européen à ne pas avoir ratifié la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires, l’enseignement bilingue français-langue régionale prend

graduellement de l’ampleur, en raison il est vrai d’une pression constante des milieux concernés (Schwengler 2000).

On note sur la Figure 1.1 que les catégories sont fluides et que certains éléments se trouvent à cheval sur deux espaces communicationnels. Assister à un concert ou visionner un film au cinéma, par exemple, relève d’un choix personnel, mais l’activité a lieu en public et le bien culturel, disponible pour tous, demeure public par nature. Il en va de même des médias de masse, tels la radio et la télévision : ils touchent un vaste auditoire, mais la décision d’écouter telle émission ou tel programme relève d’un choix individuel. Pris ensemble, ces choix individuels conditionnent l’offre et sont donc socialement structurants. Si l’État n’a aucune prise sur les choix des individus, il peut par contre par des politiques modifier les conditions de l’offre de produits culturels (promotion, financement, programmes ciblés, etc.).

Les milieux de travail et les centres communautaires constituent également des espaces hybrides : les relations entre collègues présentent souvent une forte dimension personnelle relevant de l’espace privé. On ne saurait, par exemple, exiger de deux collègues anglophones au Québec qu’ils s’expriment exclusivement en français lorsqu’ils communiquent entre eux. En revanche, on s’attendrait à ce qu’ils communiquent en français dans une réunion d’équipe ou avec des collègues non anglophones. En outre, le service à la clientèle ou les communications avec un supérieur hiérarchique relèvent plus clairement de l’espace public. Une politique d’aménagement linguistique visant ces espaces hybrides devrait refléter la complexité des communications qui les caractérisent. L’action directe de l’État y est clairement limitée et des approches incitatives et indirectes sont à privilégier.

1.4.2 L’aménagement linguistique au Canada : personnalité vs territorialité

Le mode d’aménagement linguistique du gouvernement fédéral s’appuie sur un principe dit de personnalité (Woehrling 2003). Selon ce principe juridique, c’est à l’individu que revient le choix de la langue de communication : l’État doit s’adapter, dans les limites du raisonnable, à la volonté du citoyen. Ainsi, le gouvernement fédéral est en principe tenu de fonctionner et d’offrir des services dans les deux langues officielles, partout où la demande le justifie. Ce principe de personnalité est soutenu par une forte protection juridique des droits des minorités de langue officielle, et non par un interventionnisme fort sur le plan institutionnel. Il suppose également un fort niveau de bilinguisme dans la population afin de garantir une véritable liberté de choix.

Le bilinguisme territorial ou institutionnel du gouvernement fédéral se distingue de celui adopté par certains États européens plurilingues ayant plutôt misé sur l’unilinguisme territorial. En Belgique et en Suisse, dans une région ou un canton donné, une seule langue est considérée comme officielle26. En Suisse alémanique, le suisse-allemand est généralement la langue du

système scolaire et des institutions publiques, alors que c’est le français qui occupe cet espace dans les cantons francophones (Grin 2010). Le choix de langue est donc fonction du lieu de résidence et non un choix individuel.

Avec l’adoption de la loi 101, l’intention du législateur était d’établir une forme de synthèse entre le principe de personnalité et le principe de territorialité (Gouvernement du Québec 1977). La loi 101 venait créer une forme de diglossie institutionnelle (anglophones et francophones auraient chacun leurs institutions propres) tout en affirmant la place centrale du français comme langue « normale et habituelle » partout au Québec. Les aspects les plus contraignants de la Charte de la langue française ont toutefois été annulés par la Cour suprême du Canada (Poirier 2014), la loi 101 contrevenant sur plusieurs points au mode d’aménagement linguistique adopté par le gouvernement fédéral.

Soulignons en terminant que l’aménagement linguistique déborde l’aspect strictement juridique, particulièrement dans le cas du Québec. De nombreux éléments de politique publique ont en effet une incidence linguistique, notamment la politique d’éducation (langue des institutions, apprentissage des langues), la politique d’immigration (sélection des immigrants, francisation et intégration) et la politique culturelle (subvention des industries culturelles, financement de la télévision d’État).