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Introduction : un regard démographique sur la dynamique des comportements

Chapitre 3 La dynamique des substitutions linguistiques au Canada

3.1 Introduction : un regard démographique sur la dynamique des comportements

De nombreux pays occidentaux sont aujourd’hui aux prises avec les conséquences prévisibles du vieillissement démographique : diminution de la croissance naturelle, réduction de la population active, augmentation du rapport de dépendance, augmentation des coûts du système de santé et des régimes de retraite. Pour plusieurs de ces pays, l’immigration internationale s’est naturellement imposée comme une solution évidente aux défis démographiques contemporains. Or, la faible fécondité et les taux d’immigration élevés entraînent une modification en profondeur des caractéristiques de leur population. Ces transformations sont si marquantes que certains ont qualifié le phénomène de « troisième transition démographique » (Coleman 2006).

Le Canada possède toutes les caractéristiques associées à cette troisième transition démographique (Dion et al. 2013). Selon le recensement de 2006, 20 % de la population canadienne était née à l’étranger, et ce pourcentage est appelé à croître pour atteindre entre 25 % et 28 % en 2031 (Caron Malenfant, Lebel et Martel 2010a). En outre, les nouveaux arrivants sont de plus en plus diversifiés en termes de caractéristiques et de comportements linguistiques. Au Canada, la part des personnes dont la langue maternelle est une langue autre que le français ou l’anglais (soit les deux langues officielles du Canada) est passée de 10 % en 1981 à 20 % en 2006 et devrait atteindre entre 29 % et 32 % en 2031 (Caron Malenfant, Lebel et Martel 2010a). Étant donné l’importance des compétences linguistiques sur le marché de l’emploi (Chiswick et Miller 2002) et le niveau de littératie plus faible des immigrants allophones67 (OECD 2013), l’évolution de la composition linguistique des pays d’immigration

comme le Canada constitue un enjeu économique important.

Loin d’être statiques, la plupart des comportements linguistiques varient au fil du temps, en particulier chez les immigrants et leurs descendants. La langue parlée à la maison, la langue utilisée au travail et la connaissance des langues peuvent changer au cours de la vie. Leur

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Un allophone est une personne résidente qui a pour langue maternelle une autre langue que la ou les

langues officielles (l’anglais et le français pour le Canada).

évolution peut ainsi offrir un indice de l’intégration culturelle et linguistique des immigrants de première et deuxième générations.

L’évolution des comportements et des caractéristiques linguistiques des immigrants et des minorités linguistiques font l’objet d’un vaste champ de recherche multidisciplinaire (Abrams et Strogatz 2003; Castonguay 1994; Crystal 2000; Fishman 1991; Rumbaut, Massey et Bean 2006; Wickstrom 2005). Dans ce chapitre, il sera plus spécifiquement question des substitutions linguistiques, phénomène caractérisé par l’abandon de la langue maternelle comme langue parlée principalement au sein du foyer pour adopter une autre langue principale. Dans la population native, la langue parlée le plus souvent à la maison et dans la sphère publique correspond d’ordinaire à la première langue apprise dans l’enfance. Il en va autrement des immigrants allophones et des minorités linguistiques qui peuvent entrer en contact avec les locuteurs de la langue majoritaire dans des relations intimes (couples exogames, amitiés) ou publiques (au travail, dans la sphère civique). Pour se comprendre mutuellement, les individus de langues différentes doivent adopter une langue commune de communication : c’est alors généralement la langue la plus utile ou la plus prestigieuse qui l’emporte, soit la langue la plus répandue dans la population ou la langue des institutions et du commerce (Laponce 2006). Lorsque c’est la langue de l’intimité du foyer qui change, il y a substitution linguistique. À titre d’exemples, on pourrait citer des frères et sœurs de langue maternelle chinoise qui, étant scolarisés à l’école anglaise au Canada, communiquent aussi entre eux en anglais à la maison68, ou encore un jeune homme de langue maternelle arabe qui quitte le foyer familial où l’arabe est dominant pour s’installer avec sa conjointe francophone.

En l’absence de facteurs freinant les substitutions linguistiques (forte endogamie linguistique, isolement social ou géographique), la langue d’une cohorte d’immigrants – en raison de sa faible présence institutionnelle et de son utilité limitée en tant que langue d’usage public par rapport à la langue officielle du pays d’accueil – aura disparu comme langue d’usage principale au foyer au bout de trois générations. L’extinction des langues allochtones en trois générations constitue une théorie empirique étayée par de nombreuses études scientifiques (Rumbaut,

68Notons que c’est la langue parlée le plus souvent à la maison qui change, ce qui n’implique pas que la langue maternelle ne soit plus parlée du tout. Dans l’exemple présenté, des enfants sinophones qui utilisent principalement l’anglais entre eux à la maison peuvent également utiliser le chinois lorsqu’ils communiquent avec leurs parents.

Massey et Bean 2006; Bélanger, Lachapelle et Sabourin 2011; Alba et al. 2002), bien qu’évidemment certaines exceptions existent69.

Sur le plan des substitutions linguistiques, les minorités linguistiques d’implantation ancienne se distinguent des immigrants à plusieurs égards. Elles sont d’ordinaire plus nombreuses et plus concentrées géographiquement (Mougeon et Beniak 1994), bénéficient de l’apport structurant des institutions ethnolinguistiques qu’elles ont développées au cours du temps (Breton 1964; Chiswick et Miller 1996), et jouissent souvent d’une certaine reconnaissance juridique et politique (Leclerc 1986), ce qui leur permet de mieux préserver leur langue.

La dynamique des substitutions linguistiques au cours du temps – c’est-à-dire la proportion des substitutions linguistiques réalisés à chaque âge de la vie – a peu été étudiée, faute de données appropriées. Les recensements canadiens contiennent des données sur la langue maternelle et la langue parlée à la maison, mais il est impossible d’établir le moment précis où survient la substitution linguistique chez un individu en particulier : soit elle n’a toujours pas eu lieu, soit elle a eu lieu quelque part entre la naissance et le moment du recensement. Les substitutions linguistiques ainsi mesurées se révèlent néanmoins utiles pour mesurer la « vitalité » d’une langue (Castonguay 2005b; Castonguay 2005a) ou pour étudier les déterminants des choix linguistiques (Bélanger, Sabourin et Lachapelle 2011). Une estimation rigoureuse de taux par âge ou par région de résidence comporte une utilité théorique (compréhension du phénomène) et pratique (réalisation de projections démolinguistiques).

L’objectif de ce chapitre est d’offrir une description empirique du calendrier et de l’intensité des substitutions linguistiques sans chercher à identifier l’ensemble des déterminants sociodémographiques du phénomène (Bélanger, Sabourin et Lachapelle 2011). Il propose une nouvelle méthode d’estimation des taux de substitutions linguistiques au cours de la vie à partir des données d’un seul recensement canadien, ce qui permet d’éviter certaines des limites inhérentes aux méthodes utilisées jusqu’ici, que ces limites soient liées à la méthodologie (Termote 2011) ou à l’échantillon (J.-P. Corbeil et Houle 2014).

Si au Canada hors Québec la quasi-totalité des substitutions linguistiques se fait au profit de l’anglais, il en va autrement au Québec où le français et l’anglais constituent deux langues de convergence : dans la région métropolitaine de Montréal où sont concentrés plus de 80 % des immigrants, environ la moitié des substitutions linguistiques ont été effectuées au profit du

69 On peut citer la persistance de l’allemand, par exemple, dans certaines communautés huttérites de l’Ouest canadien.

français. Il est donc utile de procéder à une analyse complémentaire pour le Québec en examinant la proportion des substitutions linguistiques effectuées vers le français selon l’âge ou la durée d’immigration des allophones.

Sous certaines hypothèses (stationnarité des taux de substitution linguistique, impact négligeable des comportements démographiques différentiels selon la langue, impossibilité de réaliser plus d’une substitution linguistique au cours de la vie), cette méthode permet d’effectuer des comparaisons dans le temps (à l’aide des quatre recensements de 1991 à 2006), dans l’espace (différentes régions canadiennes) et selon les caractéristiques sociodémographiques (statut d’immigrant et niveau de scolarité) et linguistiques (allophones et francophones). Ces comparaisons permettent de montrer que le processus de substitutions linguistiques apparaît plutôt stationnaire, les estimations étant similaires d’un recensement à l’autre.