• Aucun résultat trouvé

Chapitre 1 Introduction générale

1.3 Démolinguistique et sociologie des langues

1.3.1 Facteurs démographiques

Les facteurs démographiques de la mobilité linguistique sont nombreux et importants : ils comprennent le poids démographique et la concentration géographique des locuteurs, leur âge, la durée de résidence (pour les immigrants) ainsi que l’exogamie linguistique.

Le nombre absolu de locuteurs est évidemment un enjeu en soi. Plus une communauté linguistique est petite, plus elle est fragile, particulièrement si elle se trouve en zone de contact avec une langue plus prestigieuse. Par ailleurs, une communauté linguistique de grande taille n’est pas forcément à l’abri (Crystal 2000). Dans un contexte de compétition entre les langues, la concentration des locuteurs joue un rôle de premier plan puisque celle-ci détermine la fréquence des interactions entre locuteurs de langues différentes.

Le poids démographique et la concentration géographique des locuteurs ont une incidence directe sur l’assimilation des individus, et donc sur la vitalité et la pérennité d’une langue (Abrams et Strogatz 2003; Wickstrom 2005; Chiswick et Miller 1996; Landweer 2000; Mougeon et Beniak 1994; Castonguay 2002; Jaspaert et Kroon 1991). Les locuteurs faiblement concentrés géographiquement et en situation minoritaire peinent à constituer la masse critique

17 Cette nuance entre vitalité de la langue et vitalité des communautés a d’ailleurs été mise de l’avant dans un discours de Graham Fraser, commissaire aux langues officielles en 2012 : http://www.ocol- clo.gc.ca/html/speech_discours_13062012_f.php, consulté le 15 septembre 2012.

essentielle au maintien d’institutions robustes (Lepage et Corbeil 2013). Graduellement, ces locuteurs de langue minoritaire s’intègrent aux institutions de la majorité et en adoptent la langue (Birdsong 2006; Stevens 2015).

En outre, il y a dans l’assimilation linguistique une dynamique de rétroaction positive, où les groupes linguistiques en cours d’assimilation contribuent à l’accélération du phénomène. En effet, plus un groupe linguistique est assimilé à une langue dominante, plus cette dernière s’impose comme langue normative. Chez les francophones du Canada hors Québec, et même dans certaines municipalités du Québec où les francophones sont minoritaires, l’anglais s’impose entre partenaires d’origine ethnique française mais de langues différentes18.

Lorsque les membres d’un groupe minoritaire sont forcés de connaître la langue majoritaire pour se développer socialement et économiquement, un bilinguisme dit « soustractif » s’installe durablement : la langue majoritaire se substitue graduellement à la langue minoritaire (Lepage 2011). La bilinguisation de la minorité constitue alors un état transitoire dans le processus d’assimilation (Crystal 2000). Ce processus est illustré par la situation des minorités francophones au cœur du « bilingual belt » canadien – région incluant, à l’extérieur du Québec, le nord-est de l’Ontario, la RMR d’Ottawa et le nord du Nouveau-Brunswick – où un niveau de bilinguisme élevé est associé à une assimilation plus forte (Joy 1972; De Vries 1994).

La migration interrégionale joue un important rôle de redistribution géographique des communautés de langue minoritaire. Les individus les plus bilingues ont tendance à quitter leur région d’origine pour s’installer dans des grands centres où ils sont généralement très minoritaires et où les dynamiques linguistiques sont défavorables à leur langue maternelle. Au Canada à l’extérieur du Québec, les francophones des milieux ruraux ayant migré vers les centres urbains à forte majorité anglophone se sont considérablement anglicisés, en plus d’avoir affaibli numériquement leur communauté d’origine (Mougeon et Beniak 1994). Au Québec, les anglophones sont jusqu’à aujourd’hui demeurés géographiquement concentrés dans la région de Montréal, mais ont perdu une part importante de leur effectif par migration interprovinciale. Lorsqu’ils migrent, les anglophones quittent généralement le Québec vers les autres provinces canadiennes où l’anglais est la langue de la majorité. La migration des anglophones du Québec vers les autres provinces canadiennes, jumelée aux migrations et à l’assimilation des

18 Ce type d’analyse était possible à l’époque où l’information sur l’origine ethnique avait encore une certaine valeur analytique. Voir Hamel, Mongeau et Vachon (2007).

francophones hors Québec, accentue la ségrégation géographique des groupes de langue officielle au Canada (Newbold 1996).

Si la langue maternelle est généralement apprise au cours de l’enfance et qu’elle représente en général une caractéristique fixe d’un individu, la langue parlée à la maison, elle, est susceptible de varier au cours du temps. Lorsqu’un individu a une langue parlée à la maison qui est différente de sa langue maternelle, celui-ci est considéré comme ayant réalisé une substitution linguistique. La plupart des substitutions linguistiques surviennent à la fin de l’adolescence ou au début de la vie adulte, durant les périodes où la formation d’une union, la migration, les études ou le travail peuvent mener un individu à s’intégrer à un réseau social dont la langue dominante sera différente de sa langue maternelle (De Vries 1974). Peu de substitutions linguistiques ont lieu au-delà de l’âge de 50 ans (J.-P. Corbeil et Houle 2013b). Soulignons également que la motivation et les capacités nécessaires à l’apprentissage d’une langue seconde s’amenuisent avec l’âge (J.-P. Corbeil et Houle 2013b).

Pour les immigrants de première génération, l’âge à l’immigration interagit avec la durée de résidence dans le pays d’accueil pour moduler le risque de réaliser une substitution linguistique. Plus un immigrant arrive jeune dans son pays d’accueil, plus son risque de réaliser une substitution linguistique est élevé, et plus l’exposition au risque est prolongée. Ainsi, les immigrants arrivés à l’âge adulte effectuent beaucoup plus rarement une substitution linguistique que ceux arrivés plus jeunes (Chiswick et Miller 2001; Termote 2008; Sabourin et Bélanger 2011). Soulignons qu’au Canada, en raison des exigences imposées par la sélection de l’immigration, plusieurs immigrants ont réalisé une substitution linguistique dans leur pays d’origine avant même leur arrivée au Canada (Castonguay 2002).

Les unions linguistiquement exogames constituent un autre facteur démographique d’assimilation linguistique. « Qui prend mari, prend pays », dit l’adage. On pourrait adapter la formule, de manière un peu plus moderne, comme suit : « Qui prend conjoint, prend langue19 ».

Dans une union linguistiquement exogame, il est commun qu’une des deux langues s’impose comme langue parlée le plus souvent à la maison, ainsi que comme langue transmise aux enfants. Au Québec, environ 10 % des familles biparentales avec enfants sont linguistiquement exogames et cette proportion est en croissance (Bouchard-Coulombe 2011; Bélanger, Sabourin et Lachapelle 2011). Au Québec, si l’anglais a tendance à s’imposer comme langue commune des couples mixtes anglais-français (Marmen et Corbeil 2004a), le français semble être

néanmoins transmis préférablement aux enfants comme langue maternelle (Bouchard- Coulombe 2011). Ces résultats contrastent avec ceux de la Catalogne, où les unions exogames ont plutôt tendance à favoriser la langue régionale, soit le catalan, comme langue commune du couple (O’Donnell 2000). Au Québec, lorsqu’un couple exogame est constitué d’une personne de langue tierce et d’une personne de langue officielle, c’est généralement la langue officielle qui s’impose (Bélanger, Sabourin et Lachapelle 2011). Par contre, lorsqu’un couple unit des individus de langues non officielles différentes, ceux-ci ont une tendance plus marquée à choisir l’anglais comme langue commune plutôt que le français.

Il faut se garder de placer automatiquement l’exogamie en amont des substitutions linguistiques. Dans un contexte où la langue majoritaire n’est pas complètement dominante, comme c’est le cas au Québec, les unions exogames peuvent effectivement mener à une substitution linguistique. Par contre, quand la langue de la majorité est totalement dominante, comme l’anglais dans certaines régions du Canada hors Québec, la substitution linguistique précède souvent l’union exogame (Castonguay 1994). L’exogamie est alors une conséquence et non une cause de l’assimilation linguistique.