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Perdre le goût de vivre

I. IDENTITÉ SOCIALE : DES RAPPORTS BRISÉS AVEC LES AUTRES

I.3. L ES RUPTURES

I.3.1. Perdre le goût de vivre

Il nous semble que, chez Isabelle Hausser, particulièrement dans les romans qui parlent de la crise d’identité, il existe toujours une angoisse de la perte de l’identité, qui correspond très bien à l’angoisse de la perte du sens et du goût de vivre de chaque personnage.

Il s’agit tout d’abord de Rachel dans ‘’Une comédie familiale’’. La crise d’identité sociale de ce personnage s’est manifestée dans la rupture de la relation mère-fille, précisément dans la

IDENTITÉ SOCIALE : DES RAPPORTS BRISÉS AVEC LES AUTRES 26 perte de son rôle de mère dans sa famille. Depuis toujours, elle se pose en permanence la question de la disparition de sa mère et de l’ambiance assez bizarre dans laquelle a toujours vécu dans la mesure où personne dans sa famille ne parle jamais de cette disparition. Elle essaie de toute sa force de trouver la réponse et décide de poursuivre cet objectif de manière clandestine. On touche ici un aspect important de la mise en œuvre de ces personnages par rapport à la question de leur quête identitaire. Leur questionnement est assez proche de la démarche de Montaigne : "Qui suis-je ?" Les personnages cherchent, comme Rachel, à la fois dans une quête et une enquête – chez Isabelle Hausser la quête et l’ enquête sont souvent liées comme on l’a déjà vu avec Wolf34 dans Les Magiciens de l’âme- qui ils sont. Parfois, le personnage, croyant résoudre un problème, se retrouve face à un mystère dont la dimension le dépasse. C’est ce qui arrive à Rachel et augmente son trouble et son sentiment de solitude.

L’angoisse de la perte de l’identité chez Rachel se traduit par la souffrance qu’elle éprouve d’avoir été abandonnée par sa mère. En raison de la façon dont se déroule son enquête, elle s’enferme toujours dans des questions perturbantes, dans un silence plein d’amertume et sans partage. Le manque d’une mère laisse des traces évidentes dans ses pensées:

‘’Je n'ai jamais voulu le tourmenter de mes questions. Pourtant, j'aimerais savoir ce qui s'est passé entre mes parents (…). J'aimerais être sûre qu'elle ne nous a pas abandonnés, nous, ses trois enfants, parce qu'elle ne nous aimait pas’’35.

Et

‘’ Je regarde sa photo, la manière dont elle me tient, l'autre main posée sur les épaules de Béatrice et de Benjamin, son regard doux qui ressemble au mien. Elle irradie de tendresse. Il est impossible qu'elle ne nous ait pas aimés. Si la passion lui a fait perdre la tête, elle ne peut pas nous avoir oubliés. Elle aurait dû nous faire signe un jour ou l'autre, revenir nous chercher’’36.

Rachel constate à l’évidence l’importance d’une mère pour ses enfants. Sa disparition est à l’origine de sa perturbation.

Cette disparition déclenche automatiquement une enquête qui va nourrir la quête identitaire du personnage. Rachel ne possède aucun souvenir de sa mère, à l’exception de cette photo.

34

Wolf ne sait pas au départ quand il part en Russie qu’il a commencé sa quête identitaire et que celle-ci se greffera sur son enquête volontaire, elle, liée à la recherche et connaissance de sa mère russe.

35

Isabelle Hausser, Une comédie familiale, op.cit., page 52

36

IDENTITÉ SOCIALE : DES RAPPORTS BRISÉS AVEC LES AUTRES 27 Elle la scrute comme si elle pouvait lui révéler un secret affectif vital pour le personnage. Dans les romans de notre corpus la crise est presque toujours liée à la perte de l’objet aimé, possédé ou perçu comme tel. On voit que ce que cette crise remet en cause c’est précisément une identité de surface, « familiale et sociale que l’héroïne considérait comme acquise, alors qu’elle n’était peut-être qu’une identité d’emprunt. Lorsque la crise surgit elle ne peut que provoquer une rupture entre l’identité extérieure et l’identité intime qui se cherche.

Autrement dit, plus le rôle d’une mère, et d’une mère perdue, lui apparaît important, plus Rachel ressent sa souffrance. Elle rouvre souvent sa blessure, non seulement en se posant d’aussi nombreuses questions mais encore en regardant cette ancienne photo, qui subsiste encore dans sa famille. L’endroit où se trouve cette photo devient un espace où Rachel s’engloutit dans un monde plein d’angoisses et de doutes. En somme, il y a toujours au fond du cœur de ce personnage une envie d’être aimé.

Ainsi, c’est cette angoisse qui perturbe radicalement Rachel et est à l’origine de sa nature floue, considérée comme l’effet inévitable du manque de mère. Sa mémoire enfantine ne retient aucune impression de sa mère. Elle se sent toujours seule, comme si elle avait ‘’poussé dans un seul terreau’’ malgré le grand nombre de membres de sa famille et elle éprouve ‘’des élans de jalousie devant la profusion d'expressions inconnues, de chants étrangers et de contes nouveaux dont disposaient Béatrice et Benjamin. A ces instants, j'entr'apercevais les fragments du monde qu'en partant ma mère m'avait dérobés. Le ressentiment m'étouffait. Je ravalais mes larmes d'éternelle exilée’’37 .

Le complexe d’être abandonné est à l’évidence représenté dans cette jalousie enfantine avec son frère et sa sœur. La disparition de sa mère lui a laissé un grand vide dont elle est incapable de sortir. Elle ne sent plus la chaleur des liens familiaux avec les autres membres de sa famille sauf avec sa tante Agathe et devient de plus en plus incompréhensible et exilée. Sa nature floue est bien évidemment expliquée par le manque de sa mère car ‘’La mère avait une fonction symbolique qui lui survivait jusqu'à la mort de ses enfants’’38 et que ‘’ rien ne compense jamais l'absence de ceux qu'on aime’’39 .

37 Idem., page 50 38 Idem., page 247 39

IDENTITÉ SOCIALE : DES RAPPORTS BRISÉS AVEC LES AUTRES 28 « Je ravalais mes larmes d'éternelle exilée » : la notion d’exil est capitale pour comprendre cette rupture. C’est ce sentiment qui va nourrir, alimenter sans cesse l’enquête et la quête. Elle installe au cœur du personnage hausserien en crise une nostalgie dont il ne guérira jamais complètement, une sorte de plaie qui ne pourra pas se refermer comme pour William dans Le Passage de l’Ombre, un gouffre qui peut les plonger dans un état proche de la mélancolie. Freud avait le premier établi un rapprochement entre l’essence de la mélancolie et l’affect normal du deuil : c’est le sentiment de perte. « Dans le deuil le monde est devenu pauvre et vide, dans la mélancolie, c’est le moi lui-même»40

Tout se passe comme si ces héros modernes découvraient que la stabilité de leur vie jusque là n’était qu’une illusion. Ils découvrent qu’il n’y avait d’à peu près stable dans leur vie que leur identité sociale ou professionnelle, et qu’en revanche leur identité personnelle peut se métamorphoser à tout moment et s’ouvrir sur un mystère, véritable point de fuite qu’ils ne pourront jamais atteindre. Suis-je bien moi ? Ce doute existentiel va s’emparer des principaux héros d’Isabelle Hausser. La crise entraîne un éclatement du sujet, une remise en question d’une unité –ancienne- qui apparaît de plus en plus comme illusoire.41

En même temps nous sommes persuadés qu’Isabelle Hausser souligne l’importance d’une relation à la fois intime et sociale, qui ne peut passer que par la faille et plus encore par la relation maternelle. Si elle était réussie –mais l’est-elle souvent ?- cette relation pourrait peut-être empêcher la crise, la rupture un jour entre les deux identités. C’est Rachel qui affirme que ses enfants sont la ‘’seule réussite, l'unique justification de mon existence’’42. Bien évidemment, dans cette relation, où les enfants jouent un rôle important à l’égard de Rachel comme la seule signification de sa vie, c’est dans ce lien mixte social et intime, où chacun est la signification vitale de l’autre, que l’un pourrait être la raison existentielle de l’autre.

‘’Pourquoi ai-je eu des enfants, plusieurs enfants, autant que mes parents? (…) Je ne peux pas répondre à cette question, mais je sais ce que je cherchais dans la maternité. Non à reconstituer le

4040

Freud, Métapsychologie, « Deuil et mélancolie », op.cit, page 150

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L’intérêt d’Isabelle Hausser pour les sciences humaines (la psychanalyse, notamment), et la dissémination du sujet qu’elle expose dans ses romans, fait nécessairement penser à la fin de l’homme, tel que Michel Foucauld l’avait exposée dans Les Mots et les choses en 1966. Chez Isabelle Hausser comme chez Michel Foucauld, l’homme est traversé par des structures qui dissolvent le sujet, mais à la différence de l’auteur de Surveiller et punir, Isabelle Hausser envisage la reconstruction d’un sujet conscient de ses limites et de ses blessures.

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modèle familial classique dont j'avais été frustrée, j'en connaissais trop les limites. Mais à donner un sens à ma vie’’43.

Alors, à son tour, cette pensée soulève une question importante qui est de savoir comment peuvent exister les enfants sans mère ? La maternité deviendrait l’assurance vitale du développement normal, physique et mental, des enfants. Ils ont besoin d’une mère, non seulement pour fuir le sentiment d’avoir été abandonnés, pour ne pas vivre le sentiment de perte et d’exil mais surtout pour pouvoir donner du sens à leur existence.

Dans la même situation tragique que Rachel, l’auteur a bien décrit une blessure profonde dans l’âme de Wolf, enfant abandonné, dans ‘’Les magiciens de l’âme’’. Il souffre toujours, mais intimement, de la question de son origine ainsi que de celle de sa mère. Nous pouvons dire que d’une manière ou d’une autre il est aussi un personnage tragique.

C’est parce qu’il se rend compte très tôt qu’il est abandonné et que la femme qui s’occupe de lui depuis toujours n’est pas sa mère. Au moment où la vérité de son origine est révélée, Wolf souffre d’une douleur double : il a perdu la femme qui l’aime énormément et qui est très attentive à lui et, en même temps, il a découvert qu’il avait été abandonné par sa vraie mère. C'est-à-dire que sa vie, son existence ne servent à rien pour elle. Cette découverte le rend malheureux ‘’il s'était senti intimement blessé. Le petit garçon qu'il portait encore en lui, avec toutes ses déchirures secrètes, ses deuils et ses affections tronquées, avait souffert de voir une nouvelle fois son univers basculer’’44. Cette découverte est moins celle de la perte de l’objet aimé que celle du vide, du gouffre, d’un certain néant de l’origine.

La question de son origine correspond parfaitement au souci d’identité de ce personnage car cette angoisse lui inspire une pensée radicale. La vérité qu’il vient de découvrir concerne son existence et elle le plonge tout d’un coup dans un vide absolu : il est abandonné et il se rend compte qu’il est pitoyable dans sa propre vie, que sa vie n’a plus de sens.

43

Idem., page 102

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