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Devenir incompris et énigmatique

I. IDENTITÉ SOCIALE : DES RAPPORTS BRISÉS AVEC LES AUTRES

I.3. L ES RUPTURES

I.3.3. Devenir incompris et énigmatique

Dans les romans d’Isabelle Hausser, nous rencontrons de nombreux personnages qui sont plus ou moins incompréhensibles, voire énigmatiques aux yeux des autres. C’est le cas de Nina avec sa nature désintéressée, c’est le cas de la mère de Wolf dans ‘’Les magiciens de l’âme’’, ou bien alors de la tante Agathe qui est très cultivée mais qui se comporte toujours comme une fille désordonnée, dans ‘’Une comédie familiale’’, etc. L’énigme dans les romans de cet auteur se manifeste sous un grand nombre d’ aspects. Cela peut être, soit une attitude désintéressé, soit le narcissisme ou bien encore des mystères personnels. Mais celui qui est le plus impressionnant et qui va jusqu’à l’extrême de l’énigme, c’est Grigori, le personnage le moins tricheur, le moins comédien, le moins menteur, le plus pur. Le mystère qui le caractérise ne se restreint pas au domaine des actions anormales, qui sont jugées bizarres ou incompréhensibles pour son environnement, mais il se développe aux frontières de l’art qui est un idéal absolu pour Grigori et de la folie. L’énigme chez Grigori est absolue.

Le caractère énigmatique d’une personne va voir pour conséquence un statut déconnecté de tout lien social, va provoquer une rupture plus ou moins totale de l’individu par rapport à son environnement. Le lien interpersonnel est réduit au maximum dans une ambiance de non-dit, d’incompréhension et de non partage. Chacun a son destin et il s’enferme en permanence dans un monde unique et solipsiste. Il y a un lien profond entre les personnages hausseriens et les personnages de Dostoïevski : chaque personnage possède sa propre problématique et la développe indépendamment des autres, comme si chacun d’entre eux passait son temps à creuser sa propre logique interne : dans Les Frères Karamazov, Dimitri approfondit la débauche, Ivan approfondit le nihilisme et Aliocha la sainteté.53 Ce développement interne des personnages pourrait être qualifié de monadologique, dans le sens leibnizien du terme, c’est-à-dire que tout se passe comme si chaque personne avait sa programmation interne, se développant en processus indépendant.54

La rupture des relations de Grigori est tout d’abord représentée dans sa vie conjugale. En tant qu’artiste, son âme sublime mais délicate ne l’aide pas à trouver le bon chemin pour arriver à

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Cf. Dostoïevski (Fiodor), Les Frères Karamozov, traduit du russe par Henri Mongault, Paris, Gallimard, « Folio », 1952, page 39-60, pour la description des origines et de la problématique qui hante la fratrie des Karamazov.

54

« Le changement naturel des Monades vient d’un principe interne, puisqu’une cause externe ne saurait influer dans son intérieur. » (Leibniz (Gottfried), La Monadologie, édition critique établie par Émile Boutroux, Paris, Le Livre de Poche, 1991, § 11, page 128.)

IDENTITÉ SOCIALE : DES RAPPORTS BRISÉS AVEC LES AUTRES 35 s’entendre avec sa femme. Il exalte les valeurs spirituelles alors qu’elle est très matérialiste Elle n’aime que ‘’sortir, danser et acheter des vêtements’’55, envies assez banales mais remarquablement différentes par rapport à celles de son mari, Grigori. Son amour réservé pour Nina ne lui suffit pas. La musique où s’enflamme son âme ne lui plaît pas non plus. Leur relation est brisée net, ce qui le rend malheureux. Il nous semble que cette rupture est peut-être la conséquence inévitable du conflit entre ce qui est idéal, artistique et ce qui est vital et relève de la réalité pour un individu.

Sans considérations morales, Grigori doit accepter, mais avec beaucoup de mal, de laisser sa femme fuir ; cependant, il tombe dans la malade mentale. Il est évidemment détruit par la relation amoureuse avec sa femme qu’il subit sans aucun sentiment de rancune mais une amertume profonde. Il ne lui reste plus que la musique, son seul refuge contre les duretés de la vie, et son seul ‘’ami’’ fidèle qui puisse encore partager avec lui ses sentiments intimes ainsi que ses douleurs. Il n’a plus de conversations et de contact physique avec son entourage, le mode de communication de ce personnage passe du social, de l’échange interpersonnel à un mode spirituel, personnel et invisible. Plus il va vivre exclusivement dans cette dimension invisible de la vie, plus il paraîtra insensé aux yeux des autres. La rupture avec la société humaine est consommée.

Certes, son comportement étrange est plus ou moins le symptôme indicateur d’une maladie mais aussi et surtout la preuve de la solitude absolue de ce personnage. S’est incarnée dans l’image très impressionnante de Grigori une personne qui est complètement bloquée dans un monde où il n’a aucun rapport aux autres. En conséquence, il souffre sans cesse d’une incompréhension, d’un grand silence et d’une immense solitude dans son propre univers, ce qui le rapproche étrangement de l’interprétation d’Abraham par le philosophe danois Soren Kierkegaard : Abraham doit accomplir le geste fou du sacrifice d’Isaac, car il sait au fond de son cœur que Dieu l’en empêchera ; mais il lui est impossible d’expliquer sa démarche insensée à ses proches, au risque d’être pris pour un fou. Comme Grigori, Abraham ne peut que garder le silence d’une intériorité faite de crainte et de tremblement.56

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Isabelle Hausser, Les magiciens de l’âme, op.cit., page 292

56

Kierkegaard (Soren) : Crainte et tremblement, traduit du danois par Charles Le Blanc, Paris, Rivages poche, 2000, page 193 : « Abraham se tait – mais il ne peut parler, et c’est en cela que consistent la souffrance et l’angoisse. »

IDENTITÉ SOCIALE : DES RAPPORTS BRISÉS AVEC LES AUTRES 36 Si la rupture de Grigori est à l’origine d’une crise des nerfs en tant que manifestation d’une maladie et signe de douleur personnelle, celle de Rachel dans ‘’Une comédie familiale’’ s’est pourtant produite à cause d’un phénomène inconscient, résultat d’un choc dans son enfance. Malgré des liens concrets avec les autres membres de sa famille, cette héroïne rend toujours compte d’une rupture innommable entre elle et les siens. Elle sent souvent que ‘’personne n'avait la moindre considération pour mes efforts Je me sentais aussi abandonnée que lorsque je regarde la photo de ma mère’’57 et qu’il y a encore une histoire secrète de sa famille, celle dont elle n’est toujours pas au courant. La disparition mystérieuse et surtout l’attitude étrangère des siens qui n’en parlent jamais la surprennent. Cette attitude de son entourage le plus proche lui apparaît comme une forme d’indifférence à l’égard d’une question cruciale qui la bouleverse et qu’ils feignent d’ignorer ou qu’ils ignorent. Il y a certainement quelque chose dans son histoire qui concerne les autres et les écarte. Elle ne peut pas trouver la réponse à son envie de connaître la vérité des siens et ne peut pas non plus partager avec eux son angoisse, bien qu’ils soient de la même famille et vivent sous un même toit. Il y a certainement une rupture considérable chez ce personnage parce qu’elle n’a gardé aucune impression, aucun souvenir de sa mère : elle éprouve une rupture avec son passé et au présent, elle ne sent pas une compréhension commune avec ses proches. Elle a toujours l’impression qu’elle vit dans un autre monde, qui est différent de celui dans lequel vivent les siens. Elle est également en rupture avec son présent. Sa vie se déroule entre ces deux ruptures qui sont toutes deux douloureuses :

De ce fait, ce personnage doit mener une vie double : l’une est vraisemblablement normale comme tant d’autres femmes normales qui s’occupent bien de leur famille et de leurs besoins quotidiens :

« Au fond de moi, je suis différente. Une petite fille. Rien n'a changé. J'ai peur de tout. Du noir, de l'orage, des voix en colère et de ce que je trouverai derrière les portes. Dans la journée, la petite fille fait ses devoirs: courses, lessive, cuisine et les traductions empilées sur le bureau dans l'ordre d'arrivée. (...) A l'heure où les enfants sortent de classe, elle joue à être mère et à s'occuper de son dernier enfant. Le soir, parfois, la petite fille se déguise pour accompagner son mari à des réceptions. (...)La nuit, elle rêve de son Papa et de sa tante Agathe. (...) Elle a fait une bêtise. Craint d'être grondée’’.58

57

Isabelle Hausser, Une comédie familiale, op.cit., page 122

58

IDENTITÉ SOCIALE : DES RAPPORTS BRISÉS AVEC LES AUTRES 37 Mais l’autre est une vie pleine d’angoisse et d’incertitude mais qui ne s’est produite que dans ses rêves pendant la nuit. Il y a certainement deux images de son propre monde. L’une artificielle et superficielle, qu’elle veut montrer aux yeux des autres et qui lui donne une image bizarre pour les autres ; et l’autre qui est intime et profonde. Cette héroïne oscille tout le temps entre ces deux mondes et prend conscience de la rupture qui l’empêche de vivre normalement.

Elle est incapable de dire à quel moment de sa vie –enfance, adolescence, temps du mariage, elle a vraiment été ce qu’elle est. Les métamorphoses subies sont-elles ou non une part fragmentée de son identité ? Rachel scrute le miroir pour cerner ce qui sépare l’image qu’elle donne aux autres du moi profond, mais ce moi profond lui-même qu’elle ramène à la crise initiale, la disparition de la mère n’est lui-même qu’illusion, puisque cette crise initiale repose sur un mensonge : la mort non avouée à Rachel par sa famille de sa mère.

Quelle que soit la part de vérité qui intervient dans cette introspection, elle ne permet pas à Rachel de découvrir son identité personnelle, d’atteindre l’unité de son moi. L’idée qu’elle est restée une « petite fille » lui donne l’illusion de séparer exagérément les rôles qu’elle tient dans sa vie présente, les images extérieures qu’elle donne aux autres et ce qu’elle pense être réellement : une petite fille. Mais cette découverte ne la conduit pas bien au contraire vers l’unité du moi. En imaginant qu’elle est restée une petite fille au-delà de toutes ses métamorphoses sociales et familiales, Rachel ne découvre pas le caractère singulier, particulier de sa personnalité. Elle tente de trouver une clé qui rassemble tous ces moi éclatés, mais cette clé reste définitivement une énigme ou une idée générale, une « enveloppe dont le contenu reste vide ».