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Devenir victime de leurs décisions :

I. IDENTITÉ SOCIALE : DES RAPPORTS BRISÉS AVEC LES AUTRES

I.3. L ES RUPTURES

I.3.2. Devenir victime de leurs décisions :

L’effet de l’identité sociale, en particulier de la réputation et du statut social du personnage sur son moi intime ou son identité personnelle est évident. Dans cette relation, c’est l’identité sociale qui change et s’impose, ou même déforme l’identité personnelle. Le personnage est parfois obligé de vivre d’une manière complètement différente de celle qu’il souhaite et il découvre que son mal-être a pour source sa décision. Autrement dit, il est devenu la victime de ses décisions, particulièrement de celle qui concerne son identité sociale. Cela pourrait être considéré comme une deuxième représentation de la rupture qui s’est inévitablement produite au terme de son travestissement.

Revenons au cas de Wolf, qui est tombé dans une situation difficile, car ses liens familiaux se sont estompés progressivement. Après la mort de sa femme, il a dû abandonner sa fille mineure dont il est le seul responsable. Il veut partir en Russie, à l’occasion d’une mission professionnelle, dans l’espoir de retrouver la trace de sa mère, espérant ainsi obtenir la réponse à ses questions d’identité et calmer son douloureux complexe d’avoir été abandonné. En fait, cette recherche de sa mère est devenue sans doute celle de sa propre identité.

Mais la rencontre avec sa mère n’a pas pu effacer ce complexe d’avoir été abandonné. Il a découvert que la dame qu’il souhaitait voir et qui est devant lui n’était simplement qu’une femme étrangère. Renvoyé à ses attentions, bien que leur relation ait été vérifiée, présente une attitude très désintéressée ‘’nous avons toute la vie devant nous. Inutile de se presser. Laisse-moi ton numéro de téléphone. Je t'appellerai quand j'aurai envie de te revoir45’’. Alors, contrairement à ses espoirs, sa blessure intime n’est pas refermée. Il est, par contre, toujours et encore blessé. Chaque parole de sa mère lui fait mal. ‘’Elle le congédia ainsi, sans la moindre miette de tendresse, exactement comme s'il était un étranger. Dehors, il faisait nuit et froid. Trop froid pour pleurer: les larmes auraient gelé au bord des yeux.’’46 L’espérance qu’il avait eue est bien détruite. L’image de sa mère devient effrayante et sa décision d’aller la voir à tout prix ne lui rapporte rien, sinon des douleurs continues. « Trop froid pour pleurer » : certains désespoirs sont si forts qu’ils pétrifient !

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Isabelle Hausser, Les magiciens de l’âme, op.cit, page 201

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IDENTITÉ SOCIALE : DES RAPPORTS BRISÉS AVEC LES AUTRES 31 Si on compare la situation de Wolf aux cas de Rachel et d’Elisabeth, Wolf se trouve aussi malheureux qu’elles. Ces trois personnages montrent le caractère redoutable du lien familial, particulièrement celui concernant la relation maternelle, en train de devenir complexe et urgente dans la vie moderne. Si Rachel souhaite toujours avoir une mère et pense que sa présence à la maison pourrait donner tout de même une certitude à son existence, au contraire, Wolf souffre d’une douleur funeste, voire de sa perte complète lorsqu’il retrouve sa mère. Ils ont tous les deux senti qu’ils avaient été abandonnés d’une manière ou d’une autre. Rachel peut encore conserver un espoir de retrouver la mère perdue ou quelque chose de positif lié à son passé, Wolf n’a plus aucune illusion. Même le sentiment de perte de l’objet aimé, le sentiment de deuil lui sera retiré.

De plus, en ce qui concerne la relation avec sa fille, Wolf est de nouveau victime de sa décision de partir en Russie. Cette décision a pour effet non seulement les sentiments déçus vis-à-vis de sa mère, mais encore la perte d’un lien proche avec sa fille Sabine. Des contacts au téléphone pendant son séjour en Russie ne suffisent pas à le maintenir. Une distance redoutable s’est élargie chaque jour, dans cette relation. De retour de son voyage, il sent qu’il ne peut plus comprendre sa fille et il est à son tour devenu plus ou moins étranger et éloigné pour sa fille. ‘’Wolf s'était aperçu, presque avec étonnement, que la présence de sa fille avait envahi son existence. Entre elle et lui, un lien qu'il ne pouvait plus trancher avait fini par se tresser’’47 Le lien familial de ce personnage risque d’être mis en danger. Ainsi, au bout de son enquête, il est complètement perdu et devient victime de sa décision.

Dans ‘’La table des enfants’’, Elisabeth est l’un des protagonistes importants et significatifs qui sera elle aussi victime de sa décision. Sa rupture avec sa mère s’est produite quand elle a décidé de quitter définitivement sa famille et surtout sa mère. Il s’agit pour elle d’un sacrifice énorme, car elle aime tout particulièrement sa mère et lui réserve une place importante dans son cœur. Au moment de sa décision de la quitter, elle se met dans une situation de fuite définitive et ne maintient cette relation qu’à travers des coups de fil ou bien des lettres racontant des histoires plus ou moins générales sur sa vie professionnelle.

En quittant sa famille et en perdant le lien direct avec sa mère, Elisabeth se jette dans une aventure de découverte d’elle-même. Elle veut dépasser cette limite visible, la maison et sa famille, pour mesurer ses valeurs spirituelles, ses capacités ainsi que ses propres limites. Pour

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IDENTITÉ SOCIALE : DES RAPPORTS BRISÉS AVEC LES AUTRES 32 aller le plus loin possible dans son projet de vie, il lui faudrait des décisions déterminées : quitter sa famille, aller en Allemagne et y rester à tout prix, se marier et avoir des enfants ou écrire des romans et essayer d’être célèbre, etc. Alors, chaque décision lui fait franchir une étape mais elle l’a fait également s’éloigner de sa mère et de ce qu’elle était. C’est une transformation bien considérable. Il semble qu’il existe toujours chez ce personnage des sentiments complexes et même contradictoires. Par exemple, elle conserve son amour profond pour sa mère mais elle la quitte définitivement. Elle accepte un mariage blanc en toute conscience mais elle ne veut pas que sa mère les fréquente et que cette histoire lui soit révélée. Elle l’accepte mais n’ose pas faire face. D’ailleurs, elle a fait des sacrifices pour être semblable à sa mère non seulement à son apparence mais surtout au niveau très haut du métier de sa mère. Pourtant, dès qu’elle ‘’avait découvert qu’elle était’’ au niveau de sa mère et ‘’qu’elle pouvait exister en dehors’’ de sa mère, en même temps ‘’elle avait peur’’ de la blesser et ‘’d’être punie’’48. Il s’agit évidemment d’un état d’âme instable et plein d’angoisses. Elle s’est reconvertie petit à petit vers l’inquiétude et souffre d’un ‘’mal-être’’ dans son projet de vie. Au bout de sa propre aventure, elle a rendu compte de la découverte de son échec total :

‘’J'ai cru avoir ta force. J'ai multiplié les activités pour me prouver que je te ressemblais. J'ai voulu un amant, des enfants. Une profession, des romans. Mais je n'étais pas capable de faire front. Tout craquait. Tout partait à vau-l'eau. Je me diluais. Je ne savais plus qui j'étais, toi ou moi ou une autre, un personnage odieux et inquiétant’’49.

Et

‘’J'aurais peut-être pu trouver une consolation auprès de Hanno, mais ce qu'il aimait en moi n'était qu'une apparence, le reflet de ce qu'il a trouvé en toi''.50

En fait, Elisabeth est quand même une victime de ce qu’elle a choisi. Elle sait qu’elle est incapable d’être semblable à sa mère. C’est un choc fatal qu’elle a eu à la fin de son aventure et de sa recherche. Ne pas pouvoir être l’autre mais sans savoir qui elle était : elle n’est pas une autre mais, en même temps, elle n’est plus elle-même. Cette découverte est terrifiante car elle symbolise un vide. Le personnage plonge dans une incertitude sur son existence. Rien ne

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Isabelle Hausser, La table des enfants, op.cit, page 215

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Idem., page 567

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IDENTITÉ SOCIALE : DES RAPPORTS BRISÉS AVEC LES AUTRES 33 la retient plus encore à cette vie. Sa recherche d’identité pourrait être considérée comme celle d’une identification, d’un point fixe dans sa vie.

Agnès découvrira horrifiée, à la mort de sa fille, à quel point l’identité de sa fille était tributaire réciproquement de l’amour maternel et que c’est peut-être à cause de ce lien trop fort qu’elle a choisi de « s’effacer pour permettre à sa mère de vivre le destin qu’elle lui a choisi », comme l’a écrit avec beaucoup de finesse Geneviève Dubois : « Finalement, cette fille qui n’a pas d’identité, va s’en forger une en inversant le cours des choses, en inversant ce rapport mortifère mère-fille. Elle se construit une identité en piégeant sa mère[…]. L’autre, Elisabeth, la fille, ne peut exister en effet qu’en amenant progressivement sa mère par une marche savamment calculée « à entrer dans sa vie, à se couler dans ses désirs, à devenir « elle » 51. La démarche d’Elisabeth est une démarche d’effacement, de dilution de son identité : « Je me diluais. Je ne savais plus qui j'étais, toi ou moi ou une autre ». Elisabeth croit avoir coupé les ponts avec sa mère mais elle vit avec elle au jour le jour, à chaque heure, au point de ne plus pouvoir se distinguer d’elle. Elle ne peut pas croire non plus à la réalité ou solidité de l’amour de Hanno tellement elle se dévalue elle-même, doute de sa propre identité : « mais ce qu'il aimait en moi n'était qu'une apparence, le reflet de ce qu'il a trouvé en toi''. Cette dernière phrase est terrible. La quête identitaire d’Elisabeth ne la conduit pas seulement au trouble identitaire qui est le lot de tous, elle la conduit au suicide, au désir de disparaître, de mettre fin à « cette comédie familiale » tragique. Son amour secret et partagé pour Hanno qui lui semblait le seul bonheur qu’elle ait rencontré, la seule chance aussi de mettre un terme à son tourment identitaire, le seul refuge capable de compenser la perte de la mère trop aimée, trop admirée, s’avère finalement factice. La narration reste ambiguë en ce qui concerne les sentiments réels de Hanno. Nous ne les connaîtrons pas. Peut-être aimait-il sincèrement et profondément Agnès pour ce qu’elle «était, mais elle est trop malade psychologiquement pour croire à la réalité de cet amour d’un homme de cette qualité envers elle, elle doute et elle se persuade qu’il ne l’aime que pour les traits qui appartiennent à l’autre, sa mère, pas à elle. Elle prend conscience de son échec total, absolu. La mort ‘’était la seule échappatoire’’52 pour ce personnage tragique.

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Geneviève Dubois, « Agnès, grand-mère dévouée ou « petite-fille miroir » ? », in Imaginaire et écriture dans le roman hausserien, Etudes réunies et présentées par Sandrine Bazile et Gérard Peylet, Eidôlon n°75, Bordeaux, Presses universitaires, janvier 2007, page 52-53.

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