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Chapitre 1: Transformation et continuité à Byzance sous les Paléologues

1.1. Byzance et l’Occident

1.1.1. Perception des Latins

Aux XIVième et XVième siècles, la façon de considérer l’étranger dans le monde

byzantin n’est plus monolithique. Traditionnellement, la culture de l’Empire d’Orient se rattache à une vision dualiste du monde. Cette perception considère les Byzantins comme des Romains4, les seuls successeurs légitimes de l’héritage de Rome. Dans ce

modèle, l’Empire est la manifestation de l’oikoumène et incarne la civilisation. Tout ce

1 Les trois États byzantins successeurs principaux sont: le despotat d’Épire (gouverné par les Comnènes Doukas), l’Empire de Nicée (gouverné par les Lascarides) et l’Empire de Trébizonde (gouverné par les Comnènes).

2 Georges Akropolites, The History, Translated with an Introduction and Commentary by Ruth Macrides, Oxford, Oxford University Press, 2007, p. 262. Cet exemple démontre que même les États successeurs, puisant leur légitimité dans leur héritage « romain », ne refusaient pas l’implication d’individus de culture latine dans les affaires d’État. De plus, Akropolitès se sert de l’opinion des Occidentaux comme argument pertinent pour appuyer la cause de Michel VIII.

3 L’apparition de l’ordalie et du duel judiciaire dans les États grecs témoigne de l’introduction d’éléments externes, possiblement germaniques, en parallèle du système traditionnel du droit romain. Constance Head, Op. cit., p.7-9.

4 À comprendre ici comme « Byzantins » ou « Grecs ». Selon Akropolitès, cette opposition entre Romains et Barbares est même utilisée par Michel Paléologue, durant son procès. Alexander Kazhdan et Nancy Patterson Ševčenko, « Barbarians », The Oxford Dictionary of Byzantium, vol. 1, p.252-253.

qui ne s’y retrouve pas peut être généralisé comme « barbarie »5. Par contre, sous les

Paléologue, le Latin n’est plus automatiquement affublé de ce terme péjoratif. La conception de l’Occident évolue et un autre type de représentation surgit de la rencontre prolongée et des échanges entre les deux cultures. Dès lors, la perception des Latins dans l’Empire byzantin peut s’orienter en fonction de deux positions opposées.

D’une part, dans les grands centres urbains, où marchands et érudits partagent biens et savoirs, se développe une culture à tendance « pro-latine »6. Ce parti, qui n’est

pourtant jamais majoritaire, est représenté par plusieurs illustres penseurs de la période, tels Démétrios Kydonès ou Manuel Chrysoloras. En Occident, la philosophie vit un essor et le savoir antique regagne l’intérêt des lettrés. Ce foisonnement culturel séduit ces Byzantins désillusionnés par l’état de leur propre société. Ces individus, désireux de participer à cette activité intellectuelle, sont ouverts au compromis avec l’Europe, tant au niveau religieux que culturel.

D’autre part, s’y oppose un parti réactionnaire représenté, entre autres, par les moines et les habitants des campagnes7. Leur position, généralement appelée « anti-

unioniste », s’oppose essentiellement à l’Union des Églises lorsqu’elle compromet le rite grec8. Par contre, ce conservatisme peut aller jusqu’à rejeter d’autres types d’ingérence

culturelle latine9. Dans sa version extrémiste, elle peut même aller jusqu’à préférer la

5 Alexander Kazhdan, « Oikoumene », The Oxford Dictionary of Byzantium, vol. 3, p.1518.

6 Ihor Ševčenko, « The Decline of Byzantium Seen Through the Eyes of Its Intellectuals », Dumbarton

Oaks Papers, Vol. 15, 1981, p. 176.

7 Nicolas Oikonomides, « Byzantium Between East and West (XIII-XV Cent.) », Society, Culture and

Politics in Byzantium, Aldershot, Ashgate Variorum, 2005, p.321.

8 D’une part, en établissant la prééminence pontificale et en y soumettant le patriarcat de Constantinople. D’autre part, en imposant le dogme occidental de la double procession du Saint-Esprit dans la liturgie grecque.

9 Doukas rapporte, entre autres, la réfutation de Thomas d’Aquin et de Démétrios Kydonès par le patriarche Gennadios II. La position officielle de l’Église grecque appuie les pratiques mystiques de l’hésychasme et s'oppose à une théologie naturelle ou rationnelle comme le thomisme ou l’interprétation

soumission de Byzance à l’Empire ottoman. Dans ce cas, elle est bien représentée par des propos attribués à Loukas Notaras: « mieux [vaut] voir le turban des Turcs régnant sur la ville que la mitre latine »10.

Malgré ces deux extrêmes bien définis, le penchant réel de la société byzantine est difficile à jauger. Les conflits idéologiques ne se contentent pas d’opposer deux factions pour déterminer l’ouverture de Byzance à l’Autre. Dans son étude, Nevra Necipoğlu explique la nature fallacieuse de certaines étiquettes généralisantes. Des individus peuvent présenter des opinions « pro-latine » ou « pro-ottomane », mais il est également possible de maintenir une position hostile à tout compromis étranger11. Ces

inclinaisons sont aussi superficiellement malléables lorsque l’Empire est confronté à un danger ou à des difficultés. Les circonstances affligeant la population peuvent faire pencher artificiellement son idéologie en faveur de l’expédient le plus accessible et cela au détriment de son opinion véritable12.

La division de la société en fonction de la question de l’Union des Églises ne perd pourtant pas de sa pertinence. Alors qu’en Occident le sujet ne concerne que les autorités ecclésiastiques, il est l’affaire de tous à Byzance13. Cette opposition empêche le monde

de Barlaam de Seminara. Doukas, Decline and fall of Byzantium to the Ottoman Turks (Historia

Byzantina), Detroit, Wayne State University Press, 1975, p.210; Jonathan Harris, The End of Byzantium,

New Haven, Yale University Press, 2012, p.63-67.

10 Loukas Notaras était le dernier mégaduc (μέγας δούξ) de l’empire. L’historien Doukas affirme qu'il adressa cette phrase aux Latins durant le siège de Constantinople, en 1453, à un moment où la population aurait préféré soumettre la ville aux Occidentaux. Le positionnement idéologique du personnage en ce qui concerne la question de l’Union n'est pourtant pas si simple. Les intérêts de Notaras en Italie laissent à penser que ces paroles sont possiblement apocryphes ou prises hors contextes. Doukas, Op. cit., p.210; Nevra Necipoğlu, Byzantium Between the Ottomans and the Latins. p.216.

11 Nevra Necipoğlu, Byzantium Between the Ottomans and the Latins, p.4.

12 Il peut en être ainsi des duretés d’un siège provoqué par les Turcs. L’insatisfaction populaire et la détresse font agir celui qui est affligé en vue de la libération. Ibid.

13 Marie-Hélène Blanchet, « La question de l’Union des Églises (13e-15e S.): Historiographie et perspectives », Revue des études byzantines, tome 61, 2003, p.6.

grec de poursuivre un même objectif. Ainsi, même si la société byzantine n’est pas toute disposée à s’ouvrir au monde latin, il existe un parti visant à accroître les contacts. Plusieurs érudits sont prêts à se soumettre à Rome, malgré la désapprobation de la majorité du clergé grec14. Sous le règne de Manuel II, ses partisans sont près du pouvoir

et sont impliqués dans la gestion politique et économique de l’État.