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Absence d’aide ou absence de besoin d’aide?

Chapitre 3: Aboutissements et conclusion de la mission impériale

3.3. Absence d’aide ou absence de besoin d’aide?

Qu’il y ait ou non une entreprise militaire en préparation pour 1402, les évènements font en sorte qu’une armée n’est plus indispensable après juillet de cette année. Ainsi, plutôt que d’admettre que l’Occident ne s’est pas porté au secours de l’Empire nécessiteux, il serait plus apte d’affirmer que l’Occident n’avait pas à le faire. Au lendemain de la bataille d’Ankara, toute intervention européenne dans les Balkans ou en Anatolie est mise de côté. L’empereur qui s’est lui-même déplacé pour trouver une solution à la vulnérabilité de l’Empire rentre à la maison. Même Manuel II Paléologue ne semble plus pressé dans le temps, n’arrivant pas à Constantinople avant juin 140344.

En considérant cette nouvelle situation, il est possible de dégager deux pistes d’analyse pour expliquer l’absence d’armées. Dans un premier temps, les objectifs motivant la mission impériale ne sont plus d’actualité après la défaite turque. Dans un deuxième

43 John W. Barker, Op. cit., p. 128-132. 44 Ibid., p.237.

temps, dans la pensée européenne, l’Occident avait déjà offert son assistance à la cause byzantine.

3.3.1. Obsolescence des objectifs

Tel qu’il a été expliqué au deuxième chapitre, l’objectif de la mission de Manuel n’est que la quête d’un moyen pour libérer Constantinople du problème pragmatique de l’hostilité de Bajazet. Suite à la victoire mongole, la capture et la mort du sultan, et le début de l’interrègne ottoman, la situation politique de l’Orient change complètement. Si Manuel revient à la maison, c’est que l’objectif ultime du déplacement personnel de l’empereur de briser le blocus ou de libérer la ville d’un état de vassalité devient périmé. C’est pourquoi la diplomatie de Manuel se conforme de nouveau à ce qu’elle fut avant la période de vulnérabilité, après la bataille d’Ankara. Il n’est plus nécessaire pour l’empereur d’être sur place pour négocier selon les objectifs généraux de la diplomatie byzantine.

Le salut de l’empire n’est pourtant pas assuré et Manuel sait que le moment est propice pour profiter de la faiblesse turque. Par contre, l’Occident qui a prêté son oreille aux suppliques de l’empereur n’est plus aussi enclin à aider maintenant que le danger s’est évanoui. L’apparition des Mongols en Asie Mineure suscite également l’incertitude. Diverses informations inondent les communications provenant de l’Orient. Bajazet aurait été enfermé dans une cage de fer et emporté à Samarcande, les Mongols seraient prêts à rendre l’Anatolie aux Byzantins, etc.45 Dans la pratique, un traité signé

par Jean VII après la mort de Bajazet rend même des territoires perdus à l’Empire et

abolit définitivement la vassalité des Byzantin aux Turcs46. La situation est changée suite

à la défaite ottomane; tous les acteurs ayant des intérêts dans la région ne peuvent que prendre du recul pour considérer les avenues possibles47. Dans les années d’instabilité

turque, Manuel II et ses fils peuvent entreprendre une diplomatie nouvelle en Orient. Rendant la pareille aux Ottomans, ils jouent les successeurs du sultan les uns contre les autres. Pour le moment, vue de l’Occident, la situation n’est décidément plus à la croisade. Que le danger immédiat ait été écarté par le moyen visé par le voyage ou par un fait externe, cela ne change rien au fait que la mission se termine à cause d’objectifs périmés et non à cause de l’échec de l’entreprise.

3.3.2. Participation occidentale à la cause

Il est également hâtif d’accuser l’entreprise d’échec si on accepte que Manuel cherche des moyens pour arriver à une fin plutôt qu’une armée lors de son voyage. En considérant cette quête pour « une armée ou autre forme d’aide dans lequel repose le salut de [la] cité »48, on perçoit que Manuel reçoit un appui substantiel, même si

l’intervention militaire directe négociée pendant deux ans ne se manifeste pas.

Premièrement, il importe de considérer le contingent de soldats laissés par Boucicaut à Constantinople, à la fin de 1399. Ces Français sont, selon le livre des faits

46 John W. Barker, Op. cit., p.224-225.

47 C'est d’ailleurs ce que Venise fait. Lorsque le sénat apprend de la défaite turque en septembre, son réflexe est de proposer l’envoi d’une flotte à Constantinople pour surveiller la colonie turque de Gallipoli. Par contre, suite aux discussions et à un scrutin houleux, la prudence incite la république à voter plutôt l’envoi de deux galères pour aller négocier l’acquisition du port et de la ville turque. Le lendemain, cette décision est annulée par un scrutin analogue, car il faut attendre le développement de la situation. Freddy Thiriet, Régestes des délibérations du Sénat de Venise concernant la Romanie, volume 2, p.30-31.

48 La citation est relevée plus haut. Manuel II Paléologue, « Lettre 38 », The Letters of Manuel II

du maréchal, stationnés pour une période d’un an sous la direction de Chateaumorant49.

Pourtant, selon cette même source, la troupe et son chef sont toujours présents à Constantinople au moment de la défaite turque à Ankara en 140250. Il est vrai que ce fait

est contredit par Jean Juvénal des Ursins qui relève la présence de Chateaumorant auprès de Manuel durant son séjour à Paris51. Par contre, cette dernière interprétation des faits

demeure minoritaire. Le biographe de Boucicaut n’est pas seul à noter la présence de ces hommes en Orient au-delà des instructions premières. Selon le religieux de Saint-Denys, Chateaumorant vient tout juste de rentrer en France lorsque Manuel apprend de la défaite de Bajazet52. Le chevalier français est possiblement envoyé de Constantinople

pour témoigner personnellement de la situation et ramener, comme il le fait, Manuel à la maison. Selon Barker, la présence du chevalier à Constantinople au retour de Manuel est bien attestée et certaines chroniques brèves confirment le récit du biographe de Boucicaut selon lequel les soldats postés à Constantinople pour seulement un an sont toujours présents au retour de l’empereur, en 140353. Il apparaît évident que la mission

militaire de la France est renouvelée. Bien qu’on ne puisse parler d’une nouvelle entreprise ou d’un nouvel apport, le maintien de ces soldats n’allait pas de soi. De plus, l’instauration d’un nouvel échéancier pour ces hommes a peu d’avantage évident pour le

49 « Livre des faicts du mareschal Boucicaut, Première partie », p.496.

50 « Et, par la diligence [que Chateaumorant] y mettoit, tousjours gaignoit quelque chose sur sarrasins. Et ainsi [il garda Constantinople] l’espace de trois ans contre la puissance des Turcs ». Ibid., p.497-498; Au moment des derniers combats entre Turcs et Mongols: « Et lors les chrestiens qui estoient d’aultre part, c'est à sçavoir le seigneur de Chasteaumorant et sa compaignée, luy feurent au dos; qui mie ne luy estoyent bons voisins, ains luy portoient souvent de grands dommaiges.[...] Et en une bataille [que Bajazet] eut contre le dict Tamburlan fut desconfit, et toute sa gent en fuite et prise. Et feut luy mesme pris et mené en prison, en laquelle mourut de dure mort. ». Ibid., p.501-503; « Livre des faicts du mareschal Boucicaut, Seconde partie », p.33-35.

51 Jean Juvénal des Ursins, « Histoire de Charles VI, roy de France par Jean Juvenal des Ursins », p.412 52 Chronique du religieux de Saint-Denys, contenant le règne de Charles VI de 1380 à 1422, volume 3,

p.48-49

roi française et se présente durant la mission diplomatique impériale; il s’agit vraissemblablement d’une réponse aux demandes byzantines.

Deuxièmement, les historiens font grand cas du refus final d’Henri IV de s’engager militairement en Orient, mais il ne faut pas considérer cette décision hors contexte. Il importe autant de considérer ce qu’un roi fait que ce qu’il ne fait pas. Si l’historien souhaite traiter de l’aide accordé à l’empereur, il ne doit pas seulement relever l’absence d’appui militaire, mais également de la présence d’appui financier. Tel qu’il a été relevé précédemment, Manuel II Paléologue retire des subsides substantiels des indulgences collectés dans les îles britanniques54. Nous disposons des traces de ces

dons, car le passage impérial en Angleterre est bien attesté. Manuel s’y présente personnellement et les chroniqueurs le notent. Pourtant l’absence de mentions similaires dans les sources extérieures à la France et à l’Angleterre ne signifie pas l’absence d’aide accordé à Manuel. Les chroniqueurs des autres pays européens, où Manuel ne visite pas, n’ont pas le prétexte de la visite impériale pour mentionner les indulgences potentiellement recueillies. L’historien ne sait pas quelle aide l’empereur reçoit de ces autres pays, car la mémoire humaine n’a pas retenu textuellement ces indulgences. Ainsi, même si l’empereur ne rentre pas chez lui avec un contingent européen, les Occidentaux n’abandonnent pas pour autant la cause byzantine et la mission n’est pas nécessairement un échec dans l’orientation de la charité latine. La diplomatie byzantine continuera à s’intéresser au monde latin durant les cinquante dernières années de l’Empire ce qui suppose plus qu’une avenue vide de potentiel.

54 Donald M. Nicol, « A Byzantine Emperor in England: Manuel II's visit to London in 1400-1401 », p.218.