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Chapitre 4: Impact de la visite de l’empereur

4.2. La stratégie de Manuel II Paléologue

4.2.1. Évolution légitime de l’Empire

La vulnérabilité de l’empereur au mécontentement populaire permet d’expliquer les luttes de pouvoir vécues par Manuel et ses prédécesseurs. On a vu précédemment comment aucun basileus n’est à l’abri d’un renversement motivé par la volonté populaire. La conscience de l’empereur du mécanisme transformant la basileia en tyrannie est visible dans sa diplomatie. Si Manuel entreprend des manoeuvres vers l’Occident et qu’il vise ultimement à briser les barrières séparant Byzance du reste de l’Europe, ses tentatives demeurent graduelles pour ne pas être rejetées à Constantinople. D’une part, à l’étranger, Manuel continue dans l’évolution progressive de sa dynastie vers l’Occident. D’autre part, l’empereur est sensible au fait que la population n’est pas prête aux concessions religieuses et que les compromis de la diplomatie doivent demeurer laïques.

4.2.1.1. Continuité dans le rapprochement vers l’Europe

La stratégie diplomatique de Manuel II Paléologue peut être comprise comme une application subtile de la volonté de mise à niveau que l’on retrouve chez les autres intellectuels. À l’instar de sa politique locale53, l’empereur ne se ferme pas à l’influence

occidentale bien qu’il n’accepte pas de compromettre ce qu’il perçoit comme l’identité grecque. La possibilité de l’empereur de se déplacer pour rencontrer d’autres souverains chrétiens témoigne d’une évolution dans le lien unissant le basileus à l’oikoumène. Si Manuel reprend un type de diplomatie à l’essai sous Jean V, il ne compte pas commettre les mêmes erreurs que son père et propose même une justification philosophique de la

53 Qu'il ait ou non adapté le cursus universitaire constantinopolitain, Manuel encourage la littérature, l’humanisme et tolère les rapprochements individuels des intellectuels vers l’Occident. Steven Runciman, The Last Byzantine Renaissance, p.76.

possibilité du déplacement. Si son père abjure l’Église grecque, Manuel compte maintenir l’orthodoxie. Si Manuel se déplace, ce n’est pas un acte déshonorant, mais plutôt dans un mouvement de reconnaissance de la civilisation occidentale; une attestation d’un deuxième oikoumène, parallèle, fraternel et non rival au monde romain de Byzance54.

Ce n’est pas à dire que la société concernée doit être fermée aux bonnes idées et aux opinions sensées venant de l’Autre. Arrivant en France et rencontrant le roi, Manuel improvise et adapte le rigide cérémonial ainsi que la relation de l’empereur avec son vêtement pour établir une réciprocité avec les coutumes occidentales. Ainsi, lorsque Charles VI le rencontre, il témoigne son respect en enlevant sa chappe, Manuel II répond en enlevant son bonnet impérial55. Par contre, à son passage en Angleterre, on reproche à

l’empereur son dédain pour la mode anglaise. En effet, la délégation impériale favorise la robe blanche et affirme sa désapprobation morale dans les variétés vestimentaires britanniques56. Pourtant, cette critique n’est pas le propre du conservatisme

vestimentaire du monde byzantin, il est à noter que ces habillements ne faisaient pas l’unanimité même en Occident57. Ainsi, selon les actions de Manuel, le contact peut

54 C'est cette idée d’un deuxième monde civilisé chez Manuel qui se fait l’écho du concept de la validité des deux rites chrétiens chez Sphrantzes. Tous deux partagent cette tolérance et cette ouverture pour l’Autre qui ne se manifeste pas par l’abandon de l’identité religieuse grecque ou par l’acculturation. 55 Tunc rex, amoto capucio, et imperator pileo imperiali, cum capucio careret [...].Chronique du religieux

de Saint-Denys, contenant le règne de Charles VI de 1380 à 1422, volume 2, p.756-757; Jules Berger de

Xivrey, Op. cit., p.100.

56 Iste imperator semper uniformiter et sub uno colore, scilicet albo, in longis robis, ad modum

tabardorum formatis, semper cum suis incedere solebat; multum varietatem et disparitatem Anglicorum in vestibus reprehendendo, asserens per eas animarum inconstanciam et varietatem significari. Capita neque barbas capellanorum ipsius non tegitit novacula. Adam d’Usk, Chronicon Adae de Usk, A.D. 1377-1421, p.57.

57 Donald M. Nicol, « A Byzantine Emperor in England: Manuel II's visit to London in 1400-1401 », p.214.

enrichir la culture, un conseil ou un point peut être affirmé, mais aucun compromis ne doit être imposé.

4.2.1.2. Une diplomatie laïque

Le refus de Manuel d’aborder la question de l’Union est très visible lorsque sa diplomatie est comparée à celle de son père ou à celle de son fils. Il n’est pas question de concile ou d’abjuration; l’empereur est très satisfait de demeurer schismatique. Il sait que l’orthodoxie légitime l’empereur et il sait que la majorité de la population désapprouve du concept de l’Union. De plus, il craint qu’une tentative de l’imposer n’entraine en un schisme encore plus grave58. À l’étranger, cette obstination est

défendue par une rhétorique conséquente, car l’empereur est un théologien formé pour construire et défendre ses arguments. L’empereur refuse de courber l’échine devant les théologiens occidentaux et amorce plutôt sa propre disputation des positions latines59.

Politiquement, sa position ne semble pas heurter les relations outre mesure.

58 Les propos attribués à l’empereur sont relevés par Sphrantzes, mais leur nature concorde avec ce que l’on sait de la personnalité de l’empereur : Εἶπεν ὁ ἀοίδιμος βασιλεὺς προς τὸν υἰὸν αὐτοῦ τὸν βασιλέα

κὺρ Ἰωάννην μόνος πρὸς μόνον, ἰσταμένου καὶ ἐμοῦ μόνου ἔμπροσθεν αὐτῶν, ἐμπεσόντος λόγου περὶ τῆς συνόδου· Υἰέ μου, βεβαίως καὶ ἀληθῶς ἐπιστάμεθα ἐκ μέσης τῆς καρδὶας δὴ τῶν ἀσεβῶν, ὅτι πολλὰ τοὺς φοβεῖ, μὴ συμφωνήσωμεν καὶ ἑνωθῶμεν μὲ τοὺς Φράγκους· ἡγοῦντο γὰρ ὅτι, ἂν τοῦτο γένηται, θέλει γενῆν μέγα τι κακὸν εἰς αὐτοὺς παρὰ τῶν τῆς Δύσεως Χριστιανῶν· δί ἡμᾶς λοιπὸν τὸ περὶ τῆς συνόδου μελέτα μὲν αὐτὸ καὶ ἀνακάτονε, καὶ μάλισθ' ὅταν ἔχῃς χρείαν τινὰ φοβῆσαι τοὺς ἀσεβεῖς· τὸ δὲ νὰ ποιήσῃς αὐτὴν, μηδὲν ἐπιχειρισθῇς αὐτὸ, διότι οὐδὲν βλέπω τοὺς ἡμετέπους, ὅτι εἰσὶν ἁρμόδιοι πρὸς τὸ εὑρεῖν τινα τρόπον ἑνώσεως καὶ εἰρήνης καὶ ὁμοίας, ἀλλ' ὅτι νὰ τοὺς ἐπιστρέψουν εἰς τὸ νὰ ἐσμὲν ὡς ἀρχῆθεν·τούτου δὲ ἀδυνάτου ὄντος σχεδὸν, φοβοῦμαι μὴ καὶ χεῖρον σχίσμα γένηται· καὶ ἰδου ἀπεσκεπάσθημεν εἰς τοὺς ἀσεβεῖς. Georgios Sphrantzes, « Georgii Phrantzae Chronicon Minus »,

Patrologiae Graecae, volume 156, 1866, p.1046-1047.

59 Lorsqu'un théologien français présente à l’empereur un bref ouvrage exposant la position latine sur la question de la double procession du Saint-Esprit, sans doute dans l’espoir de faire sa part pour provoquer l’Union des Églises et convertir l’auguste invité, Manuel répond en rédigeant un ambitieux exposé en 156 chapitres expliquant la position grecque. Cet ouvrage, qui se trouve aujourd’hui au Vatican, inédit au moment où Barker publie son étude, a été l’objet d’une édition critique par Charalambos Dendrinos pour sa thèse de doctorat. John W. Barker, Op. cit., p. 192-193; Jules Berger de Xivrey, Op. cit., p.111-112. Charalambos J. Dendrinos, An annotated critical edition (editio princeps) of

Emperor Manuel II Palaeologus' treatise On the Procession of the Holy Spirit, Thèse de doctorat,

Si la religion n’est jamais absente de ce voyage à la fois diplomatique et culturel, elle ne prend place que pour souligner ce que les deux civilisations ont en commun. Ainsi, le schismatique mérite tout de même l’aide des rois latins; lui venir en aide accorde l’indulgence des papes et antipapes. Il semble même y avoir le début d’une distinction entre le schismatique et l’hérétique60. Sous Manuel II Paléologue, alors que

Byzance se rapproche de l’Occident, l’Occident ne rejette pas unilatéralement l’Orient. Même si l’orthodoxie religieuse n’est plus la force de détermination identitaire, elle reste légitimante pour l’empereur. De plus, pour Manuel, la foi n’est pas une position négociable ouverte au compromis durant son règne.