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Penser et définir les actions des joueuses dans leur rôle au sein de l’industrie

I.2 Étudier conjointement industries, pratiques et formes d’apprentissages : quels outils

I.2.2 Penser et définir les actions des joueuses dans leur rôle au sein de l’industrie

Une fois identifiées les stratégies d’acteurs d’une industrie et les possibilités d’un dispositif, l’analyse de la constitution des publics dans ce travail entend retracer les pratiques effectives de celui-ci afin d’explorer les modalités d’action des individus et de comprendre le sens donné dans l’acte de « consommation ». L’idée est de sortir de ce paradigme de la consommation pour comprendre les constructions culturelles qui s’opèrent autour des biens produits. Ainsi la présente partie compte présenter des outils théoriques mobilisées au cours de l’enquête pour penser les pratiques des joueuses, leur engagement dans ces pratiques et leur influence dans le cadre de l’évolution d’un segment de marché des industries culturelles.

Dans un premier temps il s’agit d’éclairer les concepts d’usage et de pratique pour pouvoir se situer dans un paradigme scientifique adéquat afin d’interroger et rendre compte de ce que font les joueuses à partir d’un dispositif. Un deuxième point revient sur la notion de carrière développée par les auteurs de l’école de Chicago, que ce travail compte invoquer pour retracer les trajectoires individuelles des joueuses interrogées. Puis un dernier point porte sur l’apport des Fan Studies pour envisager les mutations des publics conjointement à celles des filières des industries culturelles.

Entre usages et pratiques : distinguer l’un de l’autre pour naviguer entre étude des publics et des dispositifs

Si, le terme de pratique a jusqu’ici été utilisé comme allant de soi, il convient de revenir sur ce que l’utilisation d’un tel vocabulaire implique pour la constitution d’un cadre

de pensée théorique. Issu du verbe grec prattein signifiant « agir », le terme « pratique »

se rapporte à l’action, et en particulier à une activité humaine. Définie comme une manière concrète d’exercer une activité, la pratique se situe « dans une dialectique de l’action et de la théorie, dialectique omniprésente dans l’histoire de la pensée » (Gardiès, Fabre et Couzinet, 2010, p 2). Une pensée autour de la pratique s’est développée notamment dans le champ sociologique, rattachant celle-ci également à l’expérience.

La pratique pour Pierre Bourdieu trouve ses origines dans la notion aristotélicienne d’hexis et celle, marxiste, de praxis  : les comportements individuels sont entièrement

tournés vers l’agir. Dans son ouvrage de 1980, Le sens pratique, l’auteur vise à fonder une

alors les bases de sa théorie de l’« habitus ». Dans cette perspective, l’intérêt est porté aux processus de socialisations primaires et secondaires qui permettent de comprendre et d’expliquer l’acquisition d’un ensemble de dispositions qui sont autant de structures qui rendent l’action possible.

Si cette théorie de la pratique demeure toujours centrale aujourd’hui, les travaux de Bruno Latour déplacent le regard du sociologue : il ne s’agit pas (ou plus) seulement de comprendre la pratique par les dispositions acquises mais de regarder l’ensemble des acteurs, humains et non humains qui participent du développement d’une activité sociale : « les lieux, les corps, les groupes, les outillages, les dispositifs, les laboratoires de procédures, les textes, les documents, les instruments, les hiérarchies permettant à une activité quelconque de se dérouler » (Latour, 1996, p.132). La pratique dans cette optique englobe alors l’ensemble des activités humaines.

Le terme de pratique est parfois discuté au regard de celui d’usage, et cette interrogation sémantique et épistémologique prend de l’importance au fur et à mesure de l'expansion des TIC dans nos sociétés. Le terme d’usage se rapporte à la technique et aux outils et il désigne une pratique considérée comme normale dans une société, et l’ensemble des habitudes de celle-ci. Le terme tel qu’il est employé dans ce travail se rapporte notamment aux travaux de Michel de Certeau, pour qui l’usage décrit les activités du quotidien. Dans son ouvrage Arts de faire (1980), l’usager désigne l’utilisateur fréquent d’un outil : cette notion marque la relation entre un service et un individu, et comporte un élément d’utilisation. Pour Madeleine Akrich, Michel Callon et Bruno Latour, dans

Sociologie de la traduction (2002) « l’usager » fait partie du dispositif et agit au sein de celui-ci en transformant les finalités d’utilisation mises en place par « le concepteur ».

Les travaux sur l’usage ne supposent pas une action passive de l’utilisateur.ice. Au contraire, l’un des apports majeurs de Michel de Certeau se situe au niveau des pratiques culturelles : il s'agit de la construction de la notion de « braconnage » dans son chapitre sur la lecture. L’auteur y réfute la thèse du public de « masse », selon laquelle les individus seraient des êtres passifs et dépossédés. Il met en avant la fonction créative de l’usage, qui se cache dans un ensemble de pratiques quotidiennes (« ruses ») et qui s’opposent aux stratégies des institutions de pouvoir. Dans le cas de la lecture, le « braconnage » est l’action de l’individu dans la pratique qui constitue des fragments de sens qui lui permettent de se composer un espace qui lui est propre (De Certeau, 1980). Ce concept permet notamment d'enrichir les théories concernant l'appropriation des dispositifs, qui est étudiée dans ce travail.

La discipline des SIC s’est penchée attentivement sur la différence entre usages et pratiques, et l’apport de l’une pour l’autre de ces notions dans un cadre épistémologique.

Depuis les travaux pionniers de Jacques Perriault dans La logique de l’usage, jusqu’à

récemment, le besoin de distinction entre ces termes semble un enjeu majeur. Pour Jacques Perriault, le concept de pratique implique une dimension sociale. Lorsqu’il reprend cette définition du concept, en 2004, il renvoie à des conduites finalisées « individuelles ou collectives, figées ou adaptatives, socialement situées, inscrites dans une temporalité, sous-tendues par des représentations, des savoirs, une logique et un raisonnement, marquées par une appréciation de soi et des autres et révélatrices d’une culture qu’elles enrichissent éventuellement en retour » (Perriault, 2004 [1989] ; p.13).

Cette discussion est notamment l’un des objets de l’article de Cécile Gardiès, Isabelle Fabre et Vivianne Cousinet, « Re-questionner les pratiques informationnelles » (2010). Dans cet article les trois chercheuses abordent la question de la pratique informationnelle et rappellent l’utilisation de ces termes au sein de la discipline. Elles évoquent notamment le travail d’Emmanuel Souchier, Yves Jeanneret et Joëlle le Marec, pour qui l’enjeu dans la discipline est de prendre en compte l’épaisseur sociale de la pratique en construction (Souchier et al. 2003). Il s’agit d’intégrer avec le concept de pratique, la question des contextes afin de pouvoir saisir la complexité de ce qui est étudié. Au final en évoquant les travaux menés en SIC sur ces thèmes, les trois chercheuses caractérisent la pratique par son lien à l’individu, et par le fait que la pratique résulte d’une action de l’individu sur l’outil, se rapprochant d’une forme d’appropriation des dispositifs techniques (Meyriat, 1983).

C’est donc dans sa dimension sociale et culturelle que la pratique se distingue de l’usage, qui lui « fait apparaître des lieux, des circulations, des productions souvent invisibles, car cachées ou éphémères. Les phénomènes liés à l’usage recouvrent des objets, discours, et pas seulement des comportements. » (Gardiès, Fabre et Couzinet, 2010, p 3). Ainsi, plus simplement, il est possible d’évoquer les travaux de Stéphane Chaudiron et Madjid Ihadjadene qui invitent à « réserver le terme d’usage pour désigner les travaux portant sur les dispositifs et leurs interactions avec les usagers, et de réserver celui de pratique pour caractériser les approches centrées sur le comportement composite à l’œuvre dans les différentes sphères, informationnelles, culturelles, journalistiques, etc. » (Ihadjadene & Chaudiron, 2010, §10).

Dans le cadre de ce travail de thèse qui se penche à la fois sur un dispositif vidéoludique et sur les comportements et les attitudes des joueuses, les deux termes ne

s’opposent pas, et s’utilisent en complémentarité. Au contraire cette distinction claire des termes permet de mettre en évidence dans ce travail les contextes et objets de l’analyse. Reprenant les termes de Michel de Certeau dans son analyse de l’usage de la lecture (1980), il s’agit distinguer les usages qui sont conduits par les « stratégies » de l’industrie au travers du dispositif vidéoludique, de la pratique qui met en évidence les « tactiques » et « ruses » des joueuses.

De joueuses à fans : penser les carrières dans la dimension d’engagement des individus

L’expérience des pratiques des joueuses nécessite donc d’être retracée afin de comprendre comment celles-ci font sens pour les jeunes filles, et identifier celui-ci. Ce travail entend donc convoquer la notion de carrière afin d’éclairer la modélisation de ces pratiques chez les joueuses par étapes d’apprentissage.

Dans son ouvrage The sociological eye (Le regard sociologique), Everett, C. Hughes

développe le concept de carrière qu’il a mis au point dans les années 1960, afin d'étudier les relations sociales concrètes des acteurs, sur la durée. L'auteur confère à la « carrière » un sens large, à savoir un « (…) parcours suivi par une personne au cours de vie, et plus précisément au cours de la période de sa vie pendant laquelle elle travaille » (Hughes, 1971, p. 175). Cette notion de carrière renvoie à l'ordre dans lequel se déroule la vie des individus, ainsi qu'aux changements psychologiques qui accompagnent chacune des étapes qu'il est amené à traverser, en fonction du système social et de la période historique dans laquelle il s'inscrit. Hughes définit alors trois dimensions de cette notion de carrière : l'âge biologique, la répartition du temps et de l'énergie dans l'activité principale du métier, et la mobilité des personnes au sein du système social.

Première dimension, l'âge biologique, propose de prendre en compte le fait que l'âge change en permanence, de sorte que les moments qui lui sont associés évoluent également et ne seront pas vécus une deuxième fois par un même individu. De plus, certains statuts sont associés à des niveaux spécifiques du développement psychologique de l'être humain. L'âge social est d'une autre importance : des rôles sont définis et distribués socialement selon ce qu'une collectivité, à un moment donné de son histoire, attend de ses membres. La répartition du temps et de l'énergie est une dimension de l'étude des carrières qui implique l'idée de l'activité centrale, ou principale, qui donne généralement le nom au métier auquel elle est associée. Pour une activité centrale, il existe des activités diverses constituant ce métier et des répartitions affirmées comme

idéales du temps et de l'énergie sur ces activités. Ces affirmations définissent de façon implicite une hiérarchisation reposant sur la valeur et le prestige des diverses activités, toutefois l'observation des gens au travail peut démentir ces affirmations par le comportement, sur la valeur accordée aux diverses activités.

En règle générale, « une carrière correspond pour une part à des changements de répartition du temps et de l'effort entre les diverses activités constitutives d'un métier et les autres activités qui se créent au sein du système global ou la carrière est considérée » (Hughes, 1971, p.181). L'activité centrale est souvent délaissée dans l'évolution d'une carrière au profit d'activités plus prestigieuses. Une partie de l'étude des carrières porte sur ces changements de priorités dans la répartition du temps et de l'effort, ces changements pouvant se faire en fonction de l'âge et la physiologie liée, ou en fonction de l'âge social défini dans le système considéré. Enfin, l'étude des carrières implique une troisième dimension à prendre en considération : la mobilité des personnes, occasionnée par les transformations des systèmes sociaux et de l'organisation du travail. Certains postes disparaissent, et d'autres apparaissent au gré de l'évolution des sociétés des technologies, etc., ayant des répercussions sur les carrières. À travers ces trois dimensions, on constate que la carrière personnelle d'un individu correspond à un moment dans l'histoire des institutions et des groupes auxquels il est rattaché.

Si Everett C. Hughes construit et situe ce concept au cœur de la sociologie du travail, les sociologues Howard Becker et Ervin Goffman vont reprendre, réadapter et élargir ce concept à l’étude de l’organisation de la vie sociale en général. Howard Becker mobilise le concept de carrière dans son étude de la déviance sur les fumeurs de marijuana (Outisders, 1963) tandis que Goffman l'applique à ses travaux sur les malades mentaux (Goffman, 1961). Le concept de carrière à travers ces études permet de mettre en avant la façon dont des individus engagés dans un même processus social construisent des carrières différenciées en fonction de leurs divers attributs sociaux et de leur position respective dans une structure sociale. De plus, l’étude d’Howard Becker sur les fumeurs de marijuana met notamment en avant l’idée que la carrière se constitue en étapes d’apprentissage : apprendre à fumer, à rouler, etc. Au-delà même de l’apprentissage, c’est l’engagement des individus dans une pratique sociale qui est éclairé par le fait de retracer une carrière. Ainsi, cette thèse en reprenant une ethnographie qui vise à retracer les trajectoires individuelles des joueuses entend éclairer les modalités de

l’engagement qui les font passer de joueuse à fan : de joueuse d’Amour Sucré à fan d’une

Fan Studies : des pistes pour envisager une étude conjointe des mutations des publics et de l’industrie culturelle

Afin d’éclairer les modalités d’engagement au sein de pratiques culturelles, pour son étude des activités des joueuses face à l’industrie, ce travail de thèse entend également reprendre des apports travaux issus des Fan Studies. Dans le sillage des études et réflexions visant à sortir le public du paradigme de la « masse », et pouvant être

considérées comme une branche des Culturals Studies, les Fans Studies nées aux USA

permettent de porter un regard nouveau sur le lien entre industrie et public. Dans son article « Les Fans Studies en question : perspectives et enjeux » publié en 2015, la chercheuse en SIC Mélanie Bourdaa revient sur les caractéristiques de ce champ et sa contribution à la compréhension des phénomènes culturels qu’il approche. Elle met alors en avant l’intérêt de ces études qui à « l’heure de la convergence numérique » (Jenkins, 2006 ; Booth, 2010) permettent de repenser à la fois les notions autour de la « communauté » (Baym, 2000 ; Wiltse 2004), l’impact de l’évolution du numérique sur les cultures des fans (Pearson, 2010) sur les frontières entre production et réception.

C’est ce dernier point qui intéresse particulièrement ce travail : comme l’expose

Mélanie Bourdaa, les Fans Studies permettent de rendre intelligible le sens donné aux

pratiques des fans afin de démontrer comment leurs communautés s’intègrent en tant qu’actrices dans la production au sein des industries culturelles. Les recherches dans ce domaine mettent en avant les capacités créatrices des fans et de leurs communautés, à

commencer par les travaux d’Henry Jenkins sur les « texutal poachers » (1992), dans

lesquels il reprend le concept de braconnage modélisé par Michel de Certeau (1980) afin de démontrer comment l’espace se crée sous l’influence des communautés de fans : le « fandom » modélise « une culture participative qui transforme l’expérience de la consommation médiatique en production de nouveaux récits, et par là une nouvelle culture et une nouvelle communauté » (Jenkins, 1992, p. 46, notre traduction). Finalement, ces travaux rejoignent également les résultats des études de réception sur les communautés de fans dans le domaine francophone, tels que ceux menés par Dominique Pasquier sur la réception d’Hélène et les Garçons (1999).

Les Fans Studies revendiquent une forme de légitimation d’objets d’études liés à la

culture populaire, mais aussi des individus qui composent les communautés de fans. Des enjeux et un intérêt que Mélanie Bourdaa résume ainsi :

« Les fans représentent non seulement un exemple de créativité, mais également de performance et d’engagement en ce qui concerne les pratiques sociales et culturelles. La réception n’est plus juste assimilée à une consommation d’un produit culturel, mais aussi à un déplacement continu entre créativité, choix tactiques, engagement (et parfois, refus, cela va de soi), et construction identitaire. La culture fan est une culture de la participation à travers laquelle les fans explorent et questionnent les idéologies de la culture de masse, en se positionnant parfois à l’intérieur et parfois à l’extérieur de la logique culturelle du divertissement commercial. » (Bourdaa, 2015, §4)

Ce travail, par les objets qu’il aborde (des joueuses dont les trajectoires les amènent à s’identifier parfois en tant que « fans » au sein d’une communauté) entend se positionner dans la lignée de ces études, et reprendre les concepts mis en œuvre par des auteurs comme Henry Jenkins sur la figure du fan, leurs activités productrices. L’objectif est de mettre en relation la participation des jeunes filles et la constitution des représentations du public qu’elles forment pour les acteurs de production.

Outre des outils d’analyses pour penser « les fans », Les travaux d’Henry Jenkins apportent des concepts intéressants pour penser plus largement les mutations des industries culturelles sous cet angle. Les concepts constitués autour du « transmedia » (Jenkins, 2003) et de la « convergence » (Jenkins, 2006), interrogent les mutations des stratégies de production au regard des pratiques productrices des fans et du numérique. Jenkins définit notamment le transmedia storytelling comme « un processus dans lequel les éléments d'une fiction sont dispersés sur diverses plateformes médiatiques dans le but de créer une expérience de divertissement coordonnée et unifiée » (Jenkins, 2006). La convergence culturelle est envisagée dans les travaux du chercheur comme un processus d’évolution industriel et social qui désigne des liens en mutation entre les médias et la capacité des consommateurs à appréhender les interactions multimédiatiques qui sont la conséquence des formats transmédia (Jenkins, 2006). Ce concept est donc divisé en deux grands volets : production et réception.

Par conséquent, l’attention se focalise sur la mise en place d’une circulation des objets médiatiques entre public et industrie, au travers des pratiques. Rejoignant des concepts développés en SIC par Yves Jeanneret ou en sciences de l'éducation par Gilles Brougère, il s’agit d’éclairer les procédés de circulation, qu’il s’agisse de circulation « d’objets » (Jeanneret, 2008) ou de « motifs » (Brougère, 2008) qui transforment des objets en objets médiatiques. Si les théories développées par Yves Jeanneret et Gilles Brougère aident à la compréhension du fonctionnement de la production et de la diffusion

par ces processus de circulation, les réflexions des Fans Studies permettent de recentrer l’analyse sur la fan et sa communauté.

I.2.3 Penser la nature des apprentissages au regard de la communauté en