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Analyser un dispositif « jeu de romance » : quelles dimensions pour la construction d’un

II.3 Dispositif, industrie et joueuses : étudier et faire dialoguer les enquêtes et analyses

II.3.1 Analyser un dispositif « jeu de romance » : quelles dimensions pour la construction d’un

Cette première partie entend clarifier les cadres de l’analyse mise au point pour le dispositif de jeu Amour Sucré, et pour laquelle l’accès au terrain s’est révélé indispensable au préalable. Cette analyse de dispositif se devait d’être « évolutive » dans le sens où il s’agissait de révéler au fur et mesure de sa découverte les différentes dimensions qui méritent attention et interrogation. Cette analyse a donc pour but la compréhension des processus qui constituent un public au travers du dispositif, en interrogeant différents aspects de la construction d’un univers romantique adolescent à destination d’un public féminin. Ainsi, pour interroger la construction de cet univers, il convenait de focaliser l’analyse sur le rôle des interactions entre personnages, joueuse et dispositif. L’objectif était de saisir comment se construit une relation sur différents niveaux : mécanique, fictionnel, interactif, pour finalement, comprendre comment les joueuses, avec les concepteurs et le dispositif, participent à la construction d’un monde commun.

Ainsi, le premier point de cette analyse de dispositif ici présentée interroge les mécaniques de jeu : en étudiant le système de règles qui régissent le dispositif, l’opération vise à définir les espaces investis par le dispositif de jeu, et son fonctionnement. Le second point de cette analyse s’intéresse au monde fictionnel que le dispositif de jeu contribue à produire. Et enfin, le troisième point propose d’interroger la dimension pragmatique des actions que le jeu incite à produire : la construction de la relation dans sa dimension interactive et permet aux joueuses de produire du sens dans leurs actions sur ce dispositif de jeu.

Analyser le dispositif de jeu : définir l’objet et ses spécificités dans une approche de type ethnométhodologique

Pour cette analyse s’est donc mise en place une observation du jeu : celle-ci a mobilisé des outils et méthodes de l’ethnographie classique : carnets de notes, journal de bord, ainsi que divers enregistrements audio et vidéo. L’approche ethnométhodologique choisie a permis de récolter des descriptions précises des mécaniques du dispositif, ainsi que des mécaniques du jeu, à la fois écrites par la prise de note durant le jeu, et également orales par l’enregistrement vidéo des sessions commentées par la chercheuse. Cette expérience du jeu ne se limitait pas aux épisodes, puisque le dispositif propose différentes sections, des mini-jeux, un forum, de la personnalisation d’avatar, etc. Jouer à

Amour Sucré, c’est naviguer sur la plate-forme que compose le site du jeu et expérimenter les différentes fonctions proposées par le dispositif.

Un enjeu de cette analyse fut donc de comprendre la façon dont un dispositif construit des usages. En ce sens, ce travail se situe dans la lignée de travaux qui ont proposé une définition du jeu vidéo par sa structuration ludique, soit l’analyse des règles (Genvo, 2009). Il s’agissait de déterminer ce qui structure la composante ludique dans les mécaniques du dispositif. En effet, dans le cas du jeu Amour Sucré qui se joue sur navigateur par un site Internet dédié, déterminer la structure du dispositif, c’est aussi délimiter les espaces en ligne qui constituent le site et ce qu’ils proposent en matière de pratique de jeu et/ou de navigation.

Il faut cependant rappeler qu’Amour Sucré peut se jouer sur deux plates-formes différentes : à la fois sur navigateur Internet et sur application smartphone et tablette. Pour cette analyse de dispositif, la version navigateur fut privilégiée, car elle propose davantage

de fonctionnalités. De même, le dispositif du jeu Amour Sucré où se déroule le « jeu » à

proprement dit, est lui-même intégré au site web sur une page spécifique. Cet espace de jeu propose au sein du site Internet des déplacements, et donc d’autres différents « lieux » et espaces que la joueuse peut explorer. Ainsi, définir et caractériser ces différents espaces, a permis de composer une partie du terrain d’étude que compose le dispositif de jeu en tant qu’espace de jeu.

Dans l’optique de comprendre et identifier les espaces de circulation (Boutet, 2008) à la fois dans le jeu et sur le site web, les « pages » Internet qui composent le site www.amoursucre.fr ont donc été listées, et l’analyse a établi les liens hypertextes qui les relient entre elles sous forme d’un schéma de circulation88. Il s’agissait là d’identifier un espace global de circulation, mais également de comprendre de quelle(s) façon(s) accéder à ces pages afin de mettre en relief les différenciations qui s’effectuent entre elles. Si certaines pages semblent davantage reliées les unes aux autres et donc aisément accessibles, leur place centrale au sein du dispositif doit avoir un sens à éclairer dans l’analyse ; tout comme d’autres pages semblaient isolées et moins accessibles,

Au-delà de l’exploration des espaces de jeu, il s’agissait aussi de récolter des données, notamment les discours présents sur le site web : explications sur les règles, discours du tutoriel de jeu et description des mécaniques présentées dans ce dernier, etc.

Dans le cas précis d’Amour Sucré, l’objectif était notamment d’analyser les mécaniques

liées à un but de jeu annoncé tel que « construire une histoire d’amour ». Il convenait alors

d’éclairer la complexité des scénarios à choix multiples, des possibilités de déplacement en jeu, de l’utilisation des objets et accessoires. Finalement, il s’est agi principalement par cette expérimentation de récolter des données d’analyse rendues descriptibles par une posture ethnométhodologique genrée. Il convenait par la suite de compléter l’analyse de la description de ces données par une identification des contenus sur ces espaces, et du sens donné à ces mécaniques.

Analyser le contenu du jeu et ses représentations : comprendre la production d’un monde fictionnel

Cette analyse du dispositif a été complétée par une étude des représentations de la romance au sein des contenus du dispositif de jeu qui englobait le site web www.amoursucre.fr. Tout comme l’identification des espaces et mécaniques de jeu, cette étude éclaire une autre dimension de la construction d’un univers romantique à destination d’un public féminin jeune : sa dimension fictionnelle. Il s’agit ici de comprendre comment se constitue la représentation d’un univers adolescent, afin de recontextualiser la construction des représentations du jeu Amour Sucré autour des adolescent.e.s, de l’univers lycéen, des relations entre adolescent.e.s, et de la romance. Cette partie de l’analyse permet également d’éclairer réflexion sur la construction des publics : en effet, ces représentations font écho à la construction du public selon l’univers fictionnel et la figure de l’adolescent(e) qu’elles produisent.

Il s’agissait donc de se focaliser sur les contenus qui contribuent à constituer un monde fictionnel romantique adolescent : à savoir le scénario, la narration, les personnages, et la façon dont ils interagissent au sein du récit. Il convenait également dans cette analyse de considérer que la narration et le visuel du jeu ne sont pas les seuls éléments qui contribuent à la production du monde fictionnel. Le dispositif en lui-même, par ses choix de graphisme et de langage, contribue également à construire une représentation du public adolescent ciblé. Toutefois bien que les choix de visuels et de langage sur le site soient considérés et discutés dans ce travail, cette partie de l’analyse de dispositif entendait se focaliser sur le récit et les personnages comme éléments qui constituent des représentations du public.

C’est également dans cette analyse de représentations que la posture genrée s’avère utile. Les productions visuelles du jeu, tels les personnages, renvoient à des représentations stéréotypées genrées que le parcours d’un individu de genre féminin ayant grandi dans une société francophone (et particulièrement en France) aura souvent

rencontrées en tant que lectrice, spectatrice, joueuse, etc. La critique des représentations de genre trouve ses origines dans l’approche féministe (Biscarrat, 2013), et puisque ce travail entend proposer une analyse des représentations d’un public féminin jeune, une posture genrée au féminin trouvait ainsi une légitimité pour approcher avec un recul critique ces représentations. En effet, ce travail part du postulat que les joueuses tout comme la chercheuse s’avèrent capables de reconnaître ces représentations, tout en leur accordant un sens particulier qu’une posture de recherche genrée au masculin ne saurait forcément reconnaître ou même repérer. Une posture genrée au féminin répond à l’une des caractéristiques du public ciblé ; elle était donc à même de proposer une analyse critique sur les représentations véhiculées au sein du dispositif, permettant d’éclairer la construction du sens autour de ces représentations.

Dans l’optique de proposer une analyse critique des représentations véhiculées dans

Amour Sucré, la constitution d’un corpus de textes et d’images issues des épisodes fut

privilégiée. Puisque l’analyse se concentrait en partie sur les personnages, il s’agit de voir ici quels sont les personnages mis en avant sur le dispositif, et présentés à la joueuse pour lui décrire un univers fictionnel. Concernant la constitution de ce corpus, celle-ci s’est donc opérée autour du contenu narratif et visuel au sein de « l’espace du jeu vidéo » (Ter Minassian, 2011).

Le contenu du jeu Amour Sucré étant vaste, avec trente épisodes sortis au moment

de la mise en place de l’analyse, le choix s’est limité à une dizaine d’épisodes. Dans un premier temps, l’intégralité des épisodes disponibles fut jouée durant la phase exploratoire

du terrain qui visait à emmagasiner des connaissances sur le jeu89. Les épisodes furent

ensuite sélectionnés. L’objectif de la constitution de ce corpus était d’obtenir une certaine diversité dans les épisodes : depuis les premiers épisodes très courts et aux scénarios très simples, ayant pour principaux objectifs de présenter les personnages et les mécaniques du jeu, jusqu’aux derniers épisodes plus longs et aux histoires complexes. De même, le choix pour ce corpus comportait des épisodes « clé », dans lesquels les intrigues importantes se résolvent. Il intègre aussi des épisodes de « détente » (selon la description des équipes du jeu), où encore des épisodes où selon les joueuses « il ne se passe pas grand-chose ».

Il fallait également constituer une représentation de l’ensemble des contenus du jeu : des scènes « romantiques », de « drague », des scènes « entre ami.e.s », de « la vie de

89 Ces parties de jeu n’ont pas eu à tenir compte de la limitation des PA, le studio Beemoov ayant crédité une large quantité de PA et de $ sur le compte de la joueuse.

lycéenne », ou de « la vie d’adolescente »…, etc90. Le but de la constitution de ce corpus était de décrypter les façons dont le dispositif construit un univers romantique adolescent pour un public défini comme jeune et féminin. Les illustrations obtenues à la fin de chaque épisode sont supposées, à l’image de la photo-souvenir, illustrer des moments importants dans la vie de l’héroïne du jeu, qu’il s’agisse de sa vie quotidienne d’adolescente ou plus précisément de l’évolution de son histoire d’amour. Elles s’avéraient donc des éléments

importants qui permettaient d’évoquer les parcours de joueuse sur Amour Sucré. Pour ces

raisons, constituer un corpus d’illustrations pour l’analyse semblait particulièrement pertinent puisque les mécaniques mêmes du jeu constituent ces illustrations comme des éléments importants du jeu. Ainsi les illustrations qui s’intégraient au corpus étaient celles rattachées aux épisodes sélectionnés91.

Tenant compte à la fois des mécaniques de jeu et des objectifs annoncés de celui-ci autour de la construction de sa « propre histoire d’amour », il fut assez aisé de déduire qu’un accent important est mis sur les différents personnages du jeu et sur leurs interactions. Dans un premier temps, le personnage principal, l’héroïne dite « La Sucrette » se trouve au centre de la narration. Puisque la joueuse l’incarne et que le jeu adopte son point de vue en vue subjective, les garçons à « séduire » et autres personnages secondaires s’adressent de façon générale directement à elle. Cette analyse entendait donc se focaliser sur la construction des personnages et de leurs interactions.

Toutefois, le format du jeu de type visual novel implique que le texte et les dialogues

participent de la construction de la narration et de la fiction. Les représentations visuelles

semblent donc restreintes aux « sprites »92 des personnages — qui proposent un spectre

limité d’expressions, et aux illustrations : mais d’autres représentations visuelles s’opèrent dans le texte par les descriptions des décors, des gestes, des expressions… Le texte du jeu a donc fait également l’objet d’une récolte par captures d’écran, car il permettait d’éclairer les interactions des personnages entre eux et le déroulement de la construction des relations.

Afin de récolter des données sur la dimension fictionnelle de la construction d’un univers adolescent, une grille d’analyse fut constituée93. Le but de celle-ci était de focaliser l’analyse des épisodes sur les personnages et les interactions qui se déroulent entre eux,

90 La liste des épisodes d’Amour Sucré sortis au moment de l’enquête est disponible en annexe n°1.4, ainsi que celle

des épisodes sélectionnés n°1.5

91 Ces illustrations sont disponibles en annexe n°1.7

et particulièrement entre l’héroïne et les garçons avec lesquels il est possible de construire une romance. Le but de cette grille était de mettre en avant les différents termes utilisés par les personnages pour se désigner entre eux, les gestes et les postures décrites, les expressions adoptées. Dans le cas des épisodes, l’évolution de la narration fut également considérée à travers l’analyse de l’interaction entre les personnages (qui fait avancer le récit).

Pour l’analyse du corpus d’illustrations qui se présentent comme des images fixes, ce sont les méthodes de l’analyse d’image qui furent mobilisées, en mettant l’accent sur les choix de composition de l’image concernant les personnages et notamment sur les positions de l’héroïne, afin de voir si celle-ci est « cachée », selon l’archétype des

héroïnes des otome games évoqué précédemment.

En plus de cette grille, une approche sémiotique proposait d’étudier les personnages : il s’agissait de considérer la représentation visuelle du personnage en elle-même et d’éclairer ce qui sémantiquement le construit en tant qu’archétype. Cette analyse s’est focalisée sur les personnages masculins qu’il est possible de séduire, ainsi que sur l’héroïne. Bien que celle-ci soit un avatar personnalisable et donc changeant, elle possède également un aspect « par défaut » officialisé par les équipes de Beemoov. L’analyse visuelle du personnage s’opéra donc sur cette représentation de l’héroïne et sur ce qu’elle véhicule en tant que représentation « par défaut » d’une adolescente lycéenne. Cette analyse des contenus « visuels » qui contribuent à constituer un monde fictionnel au sein du dispositif visait à compléter l’analyse des mécaniques et des espaces du jeu. Toutefois, ces deux dimensions ne rendaient pas compte de la dimension interactive du dispositif et devaient être mises en relation avec une troisième dimension qui permettait d’interroger l’action au sein du dispositif.

L’analyse sémio-pragmatique : constituer le terrain en espaces de communication pour analyser l’action

Les deux premières étapes de l’analyse examinaient donc la dimension mécanique et la dimension fictionnelle du dispositif. L’un et l’autre de ces points contribuent à constituer un dispositif dont les mécaniques proposent des pratiques de jeu spécifiques, et ciblées pour un public particulier du fait des représentations qu’elles véhiculent. Ils permettaient donc de mettre en lumière deux aspects du médium pour mieux décrypter ensuite les pratiques qui s’y constituent. L’enjeu de la suite de l’analyse résidait dans le fait de considérer les espaces constitués par ces deux points comme espaces pour analyser

l’interaction entre dispositif et joueuses. L’idée était d’arriver, à proposer un complément d’analyse qui prenait en compte à la fois le fonctionnement du dispositif et les pratiques qu’il est possible d’y opérer. Pour cela, il convenait alors d’étudier les actions que le dispositif incite à produire, et d’enrichir le cadre d’analyse de ce dispositif par la notion d’« espace de communication » (Odin, 2011).

Dans cette optique, ce travail propose une approche sémio-pragmatique dans le but d’analyser les actions et interactions produites par le dispositif comme actes de communication. La sémio-pragmatique proposée par Roger Odin entend articuler approche sémiologique et pragmatique en une approche des modes de production de sens au sein des formes de communications (médiatisées, diffusées, sociales). Le travail de Roger Odin s’intéresse principalement au domaine du cinéma, toutefois le « modèle » sémio-pragmatique qu’il construit se propose en tant qu’« outil de travail » méthodologique qu’il est possible d’adapter à d’autres médias. Dans cette approche, le dispositif étudié est considéré comme un « espace de communication » (Odin, 2011), afin d’analyser les modalités de la communication. Dans le modèle de Roger Odin, une difficulté à surmonter est celle de définir la façon dont les « contraintes contextuelles » constituent les rôles des actants de la communication (ici, les joueuses et le dispositif de jeu).

« Pour éviter ces apories, je suggère de passer de la notion de “contexte” à celle d’espace de communication. La notion d’espace de communication est une tentative pour “modéliser” le contexte. Définition : un espace de communication est un espace à l’intérieur duquel le faisceau de contraintes pousse les actants (E) et (R)94 à produire du sens sur le même axe de pertinence. » (Odin, 2011, p. 39)

S’agissant de « modéliser » le contexte, le cadre de l’analyse mis en place jusqu’ici par ce travail a préalablement identifié ce contexte en tant que dispositif de jeu.

Enfin, une dernière expérimentation méthodologique fut conduite sur les dix épisodes

d’Amour Sucré qui composaient le corpus d’étude. Celle-ci se situait dans le sillage de

l’expérimentation des « Twitch analytiques » menée par Mathieu Triclot et Alexis Blanchet : il s’agissait pour eux de jouer en direct sur une plate-forme de streaming95 et commenter la partie avec leurs regards de chercheurs. Afin de saisir l’action de jouer, cette expérimentation méthodologique proposait donc de jouer, remplir les grilles d’analyse préalablement constituées pour l’analyse des représentations, et de discuter des épisodes

94 E et R ici désignent « Émetteur » et « Recepteur »

lors de streaming en direct. Ces parties de jeux ont donc été archivées et revisionnées pour en extraire de nouvelles données d’analyse. L’idée de ces expérimentations étant de produire un discours sur la pratique de jeu à destination d’un public, ce discours sur l’action du jeu allait pouvoir servir de donnée d’analyse, car il décrit l’action dans le temps du jeu. De même, la vidéo permettait de relier ce discours à une action effective sur le dispositif de jeu et d’observer cette même action dans une dimension performative96. Suivant le même objectif, les entretiens avec les joueuses et notamment les moments où elles discutent de leurs pratiques ou manipulent le dispositif de jeu furent pris en compte afin d’obtenir des données descriptives sur les actions menées.

Cette description des données d’analyse récoltées montrait que ce cadre d’analyse

sémio-pragmatique sur Amour Sucré se conduit principalement dans une relecture des

données sur le jeu récoltées durant une première phase de travail exploratoire. Celle-ci a

principalement consisté à jouer tous les épisodes d’Amour Sucré une première fois, avec

quelques prises de notes. Lors de la mise en place de l’analyse sémio-pragmatique sur le