• Aucun résultat trouvé

Devenir joueuse d’ Amour Sucré  : construire la posture selon les spécificités d’un univers

II.2 Devenir joueuse : atouts et limites d’une participation en ligne

II.2.2 Devenir joueuse d’ Amour Sucré  : construire la posture selon les spécificités d’un univers

Après avoir évoqué les apports et limites d’une posture de joueur.euse-chercheur.euse dans la littérature, il s’agit maintenant de l’envisager dans le cadre des spécificités du terrain étudié : l’univers du jeu Amour Sucré, qui regroupe dans le cadre de notre travail, le dispositif, le studio et ses employé.e.s, ainsi que les joueuses. Il convient

de rappeler que dans le cadre de ce travail de thèse, Amour Sucré ne fait pas partie à

l’origine des jeux connus et pratiqués par la chercheuse. Aucun savoir pré-construit sur le jeu n’était disponible avant la mise en place de l’enquête. Se constituer en tant que

joueuse d’Amour Sucré ne pouvait donc pas être considéré comme un allant de soi. Il

semble donc opportun de retracer ces étapes de notre « devenir joueuse » d’Amour Sucré, dans la mesure où celles-ci constituent un élément d’analyse. Être joueuse

d’Amour Sucré ne signifie pas la même chose qu’être joueuse de World of Warcraft ou

encore joueuse des Sims.

Il s’agit donc ici de revenir sur les enjeux et parfois les difficultés méthodologiques de notre statut et notre trajectoire de joueuse-chercheuse,. Dans un premier temps,ce sous-chapitre revient sur la notion de carrière de joueuse. Le but est de comprendre les formes d’apprentissage des compétences que la pratique a supposé. Par la suite, il s’agit de réfléchir sur l’engagement en tant que joueuse-chercheuse sur un terrain singulier, un jeu « pour filles » et ce que cela a impliqué en terme de posture genrée (au féminin).

Jouer à être joueuse : mobiliser la réflexivité dans la construction d’une carrière de joueuse

Si le concept de « carrière » (Hughes, 1996 ; Becker, 1963 ; Goffman, 1961), et notamment de « carrière de joueurs » (Coavoux, 2010), a déjà été évoqué comme outil théorique pour penser les trajectoires individuelles des joueuses85, il peut également

s’appliquer à la « carrière de joueuse-chercheuse » sur Amour Sucré. Retracer les étapes

de la constitution de la chercheuse, en tant que membre de la « société » étudiée, s’apparente en effet à la description des étapes de carrières telles qu’elles avaient été théorisées et mises en place par les chercheurs du courant de la sociologie interactionniste. Si l’un des objectifs de notre travail est de retracer des trajectoires individuelles de joueuses, il semble logique que celle de la joueuse-chercheuse soit elle aussi évoquée, puisqu’elle-même fait partie des joueuses.

Ce processus permet de mettre en évidence, en comparant les trajectoires, de voir les similitudes dans ces étapes, les différences, et ce que celles-ci signifient dans la construction d’une identité de joueuse au sein d’une communauté de jeu. Mais il suppose un travail de réflexivité.

La réflexivité fait partie des notions développées par Harold Garfinkel dans

Recherches en Ethnométhodologie (1967) ; pour l’auteur, « la société » est un accomplissement pratique, au travers d’un travail de la part des membres. La réflexivité en est une composante en tant que propriété des pratiques sociales au même titre que l’indexicalité et la descriptibilité (accountability). Elle permet à la fois de décrire un processus et de le constituer : elle désigne ainsi le fait « qu’en parlant nous construisons en même temps, au fur et à mesure de nos énoncés, le sens, l’ordre, la rationalité de ce que nous sommes en train de faire à ce moment-là ». (Coulon, 2014, p. 36).

Parmi les travaux qui se sont intéressés à la mobilisation de la réflexivité dans l’activité de recherche, dans le champ SIC, Joëlle le Marec propose de la considérer comme une dimension même de l’analyse. Dans leur communication en 2011 au colloque

Réflexivité en contexte de diversité : un carrefour des Sciences Humaines ?, avec Mélodie Faury, les deux chercheuses interrogent la réflexivité dans l’enquête et la posture

de recherche. Elles prennent appui sur la pensée de Louis Quéré, qui, dans Les Miroirs

Équivoques pose l’exigence de penser la communication comme étant une pratique sociale de la réflexivité (Quéré, 1982). Leur approche considère ainsi la réflexivité comme « étant une dimension constitutive de n’importe quelle situation de communication », et cherche à « développer une réflexion sur l’enquête comme situation de partage culturel où s’éprouvent des effets de reconnaissance réflexive de ce qui est demandé ou exprimé par les uns et les autres, enquêteurs et enquêtés » (Le Marec et Faury, 2011, p. 2).

Il s’agit donc bien de questionner ici une posture, mais également d’interroger la mobilisation de cette réflexivité dans les interactions avec les enquêté.e.s sur le terrain de recherche. Une telle approche a également été interrogée dans des travaux étudiant les usages des forums et des jeux en ligne. Ainsi les travaux de Marion Rollandin (2015) interrogent la réflexivité communicationnelle et démontrent comment sont adaptés des comportements afin de faciliter les reconnaissances de l’expertise chez les individus désirant partager un savoir sur l’activité ou la communication. Des travaux ayant ainsi abordé cette notion démontrent qu’il convient de penser cette notion de réflexivité dans la situation de communication et d’activité avec les enquêtées.

Agir dans les situations de communication avec les individus dans le contexte de cette recherche sur les pratiques des joueuses d’Amour Sucré, c’est créer des interactions. Qu’il s’agisse de situations d’entretiens formels entre enquêtrice et enquêtées ou de situations de jeu entre joueuses, l’interaction entre la chercheuse et les membres de « la société » étudiée passe par une posture qu’il est possible de qualifier de performative. En effet, si la réflexivité est caractérisée par des comportements observables et reconnaissables, mobiliser celle-ci va également passer par l’action d’interaction dans les situations de communication, en « performant » dans une certaine mesure ce qui est attendu dans « la société » étudiée.

Développée dans les années 1960 par le philosophe du langage J.L Austin, la notion de performativité (Austin, 1970) désigne le fait qu’un signe linguistique puisse réaliser ce qu’il énonce. À l’exemple d’un officiant déclarant devant un couple « je vous marie », cette énonciation rend en effet réelle la relation maritale entre deux individus. En ce sens, la définition de la performativité n’est pas sans rappeler celle de la réflexivité en ethnométhodologie proposée précédemment par Alain Coulon, qui suggère que l’énoncé construit le sens de l’action. Aussi, cette définition s’éloigne de celle d’Austin dans le sens où elle entend que le « pouvoir » du langage s’étend à tous les actes de parole, alors que la performativité est une spécificité de certains actes de paroles pour le philosophe anglais. Mais cette même notion de performativité a rapidement évolué en dehors du domaine de la linguistique, et notamment avec le travail de Judith Butler. Dans son

ouvrage Defaire le Genre (1990) elle propose un concept de performativité dans lequel

celle-ci ne passe plus seulement par le langage, mais par l’ensemble des actes des individus dans une société.

La sociologue Candace West et ses collègues dans « Faire le genre » (1977) puis « Faire la différence » (1995), avaient déjà construit un cadre théorique permettant de coupler les apports de l’ethnométhodologie à l’interrogation de la réalisation du genre (West et Zimmerman, 1977), puis des articulations genre, race, classe (West and Festermaker, 1995) dans les interactions quotidiennes des individus.

Tout au long de ce travail, s’est manifesté un attachement à articuler la notion de réflexivité proposée par l’ethnométhodologie à celle de performativité telle qu’elle est présentée dans le travail de Judith Butler. Quelles que soient les modalités d’action, agir c’est faire ; donc il s’agit aussi de se produire soi-même. Dans le cas plus précis de la constitution de notre posture, celle-ci propose alors de se produire soi-même en tant que

joueuse-chercheuse (ou autre chose)86, selon l’agir avec le terrain. Il faut alors prendre en compte le fait qu’une telle posture est performée au travers des actions de jeu, ainsi que des interactions avec les joueuses — en jeu ou en entretien. Ainsi, « jouer la joueuse » contribue à produire un type de joueuse qui va inévitablement être pris en compte dans cette recherche. Deux types d’interrogations se présentent alors à ce stade dans la constitution d’une telle posture. Quels sont les actions et savoirs qui permettent de performer cette posture, et quel recul est-il possible de mettre en place avec une posture si impliquée par rapport au terrain ?

Acquérir compétences et connaissances : des étapes d’apprentissage

La mise en place d’une participation au jeu suppose l’apprentissage de diverses compétences qui peuvent être retracées à partir du cas étudié. Les premières étapes d’apprentissage portent généralement sur les connaissances liées au jeu et son dispositif. Dès le départ, il importe bien évidemment de savoir accéder à l’espace de jeu et connaître les règles du fonctionnement de celui-ci. Au-delà du savoir à acquérir, le savoir prérequis

dans le cas d’Amour Sucré porte sur la connaissance du fonctionnement des navigateurs

Internet et des applications smartphone, ainsi que sur le fonctionnement des jeux sur ces

plates-formes. Il convient par exemple de comprendre ce qu’est un free-to-play et ce que

ce modèle économique va impliquer en termes de mécaniques de jeu : car celles-ci sont spécifiques, et s’éloignent des mécaniques « classiques » des jeux sur console. Ainsi, il faut que la joueuse comprenne comment utiliser les points et ce que cela va impliquer pour son rythme d’avancée dans le jeu.

D’autres savoirs et compétences s’acquièrent avec la pratique du dispositif. Il s’agit majoritairement de connaissances sur les mécaniques internes du jeu et son univers : savoir changer son profil ainsi que l’avatar, où chercher et obtenir des objets comme les vêtements, etc. Il s’agit aussi de connaître les personnages : qui sont les garçons qu’il est possible de « séduire », quels sont leurs noms, qui sont les autres personnages, et comment interagir avec. Les mécaniques du jeu autour de l’affection qui se constitue entre les personnages deviennent alors indispensables à saisir pour comprendre comment séduire le garçon souhaité et atteindre le but du jeu annoncé qui est de « vivre une histoire d’amour virtuelle », et avancer dans le scénario. Dans cette recherche de compréhension, se retrouvent bien évidemment des obstacles, des ruptures dans l’apprentissage du

86 Le terme de joueuse-chercheuse est utilisé ici par défaut, car il est possible que dans l’évolution de l’enquête, cette posture soit transformée par le contexte de recherche.

« savoir jouer ». Pour cela il convient d’opérer une remise en question des connaissances et/ou la validation de celles-ci par des instances extérieures comme le savoir partagé des autres joueuses, sur le forum ou des blogs et autres sites sur Internet.

Devenir joueuse-chercheuse d’Amour Sucré, c’est s’intégrer dans une communauté

de joueuses et comprendre alors le « socle de compréhension commune » (Garfinkel, 1967) qu’elles partagent. En effet, ce socle, s’il se forme en partie sur des savoirs à propos des mécaniques de jeu et son univers, ne se limite à ces connaissances. Le forum du jeu et ses discussions diverses ne sont qu’un exemple de la variété des connaissances partagées par la communauté, et qu’il convient de décrypter. Là encore, l’approche s’opère progressivement et va également passer par la découverte d’un langage commun, qui fait partie des composantes principales du socle de compréhension commune (Garfinkel, 1967) des joueuses, et dont il conviendra de décrypter les modalités de mise en place, par la compréhension de références culturelles que les jeunes filles partagent.

La posture de joueuse chercheuse suit plusieurs logiques. Le but est de comprendre ce qui contribue à définir la communauté de joueuses, qui s’avère parfois être composée d’individus dont les statuts et les niveaux d’implications diffèrent. Leur engagement dans les productions du jeu font de certains d’entre elles des fans, au-delà d’être seulement des joueuses. Il faut alors un deuxième temps, prendre en compte les divers statuts observés au sein de la communauté afin de s’ajuster à ceux-ci. Une telle approche implique une évolution perpétuelle, elle suppose l’acquisition progressive des savoirs et l’ajustement de la posture de joueuse-chercheuse dans ses interactions avec les membres de la communauté.

De la sorte, il s’agit bien d’une posture participante, et non d’observation distanciée. Si jouer au jeu permet en partie d’être constituée comme membre de la communauté, sa pratique ne garantit pas la « participation » à la vie de celle-ci. De même, il convient de se demander à partir de quel degré « d’engagement » dans la pratique de jeu, l’individu peut être considéré comme joueur ou joueuse de tel ou tel jeu. Enfin, le dispositif de jeu étant pensé pour encourager l’interaction entre les utilisatrices, ne pas exploiter cet aspect signifiait passer à côté d’une partie des pratiques des joueuses et des modalités de constitution de la communauté. Adopter une posture participante, c’est également ici interagir avec la communauté : en commençant déjà par comprendre les modalités de la mise en place des interactions, par le dispositif, et selon les règles énoncées et tacites au sein des groupes de joueuses. Il faut également prendre en compte le fait que cette interrogation produit du sens, et contribue à amener ou éclairer sur le terrain des éléments

qui n’auraient pas forcément été produits ou remarqués sans l’intervention de la chercheuse.

Jouer entre engagement ludique et recul critique

Comme évoqué plus tôt, les limites des postures de recherche telle que celle de « chercheur-joueur » (Di Filipo, 2012) ont souvent été discutées, posant notamment des questions autour du recul nécessaire de la recherche et d’une vision objectivante des terrains observés et données récoltées. Or, la pratique du jeu relevant souvent du divertissement, cet aspect ouvre d’autres perspectives de débat liées au plaisir de la pratique et l’engagement que celui-ci implique pour la démarche de recherche. Le statut du plaisir de la pratique dans l’enquête doit être interrogé, et s’il peut effectivement être à l’origine de biais dans une approche subjectivante de l’objet et de l’enquête, il est également possible d’en faire un outil de l’analyse et du travail de recherche.

« En tant que joueur aussi bien qu’en tant que chercheur, j’éprouve des émotions face au jeu, du plaisir lié à la découverte et à l’amusement, de l’étonnement, de l’émerveillement, mais aussi du stress, de l’excitation, de la fatigue et parfois de l’ennui. (…) Je me rappelle ainsi avoir été transporté la première fois où j’ai entendu la musique des Monts Eiglophiens, une zone de Cimmérie, une des régions nordiques du jeu. La voix de la chanteuse a eu sur moi un effet difficilement descriptible avec des mots, mais qui a fait écho à d’autres thèmes musicaux connus et contribuait à créer une atmosphère particulière. » (Di Flilipo, 2012, p. 182)

Dans son travail, Laurent Di Filipo évoque ainsi l’importance de ne pas négliger les émotions qui font partie du jeu lors de l’analyse. Pour lui, et c’est également le point de vue adopté dans ce travail, l’engagement doit être envisagé comme une partie du processus de recherche et non comme un obstacle à l’analyse. Ainsi le plaisir de la pratique de jeu est créateur d’émotions diverses qui doivent être envisagées dans ce même processus et prises en compte dans la constitution d’une posture en jeu et de son rapport aux cadres d’analyse.

Une spécificité du jeu est qu’il s’agit d’une production destinée à un public féminin. Ainsi, devenir « joueuse » et non « joueur » implique une posture dont la construction est directement lié au genre de la chercheuse et induit une certaine perception de l’objet. Il Travailler sur un jeu stéréotypé comme Amour Sucré c’est aussi se confronter à des problématiques qui concernent la chercheuse – ou l’ont concernée, en tant que femme.