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La pensée de la grâce chez Marcel Hénaff

CHAPITRE II: UNE ANTHROPOLOGIE DU DON

2. L E DON COMME RÉALITÉ

2.2 La pensée du don chez Marcel Hénaff

2.2.4 La pensée de la grâce chez Marcel Hénaff

L’idée de la grâce semble être décisive pour tenir en compte du passage du don cérémoniel au don moral unilatéral. Dans l’œuvre d’Hénaff, la pensée de la grâce est mise en valeur par l’analyse du don chez les Romains, et les Grecs. Selon l’auteur, « [l]e régime de la grâce, c’est aussi celui du don unilatéral; son affirmation implique l’effacement du don réciproque cérémoniel64.» Hénaff part de l’idée de faveur comme expression qui est selon lui de la pure gratuité, pour arriver à l’idée de la grâce. «C’est autour de la notion grecque de kharis

62 M. Hénaff, Le prix de la vérité…, p. 194. 63 M. Hénaff, Le prix de la vérité…, p. 197. 64 M. Hénaff, Le prix de la vérité…, p. 319.

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que toute une pensée du don comme faveur s’est constituée65.» De fait, l’idée de la grâce est apparue avec l’affaiblissement ou plus précisément l’effacement du don cérémoniel réciproque. L’auteur va dire en ce sens que :

L’émergence de la pensée de la grâce coïncide avec une crise du lien social et y offre une réponse. Le lien réciproque cérémoniel, on l’a vu, n’est pas séparable de sociétés où l’institution publique majeure est le système de parenté. L’alliance matrimoniale y constitue la forme par excellence du rapport de don et du lien de reconnaissance entre groupes66.

Selon Hénaff, si le lien n’est pas tissé par une chaine de réciprocité traditionnelle entre des alliés ou par des alliances claniques, autrement dit si la réciprocité don/contre-don n’est pas assurée, une nouvelle manière peut surgir. C’est ici que se situe l’émergence de la faveur conduisant à la grâce. De là, le don unilatéral s’y affirme puisque d’emblée on n’a point besoin de réponse. En effet, quand la faveur apparaît, «le régime de la grâce semble toujours prendre le relais du don réciproque cérémoniel affaibli67.»

Cette faveur gratuite constitue pour Hénaff le point important dans ce cheminement vers le don pur.

Le vocabulaire du don se trouve repris, absorbé, dans celui de l’échange en général, et particulièrement de l’échange marchand; il finit par être en grande partie assimilé dans le vocabulaire du don contractuel. Le vocabulaire de la grâce, au contraire, se maintient intact dans le régime de l’idée de faveur et de charme; même lorsqu’elle touche aux affaires, elle indique encore ce qui nie le profit, à savoir la gratuité68.

Revenons à ce que Hénaff tente de comprendre du don à partir de la pensée grecque. Il part du texte «De Beneficiis» de Sénèque pour montrer la pertinence de la pratique du don comme pure générosité. Selon Hénaff, la pensée de Sénèque présente un témoignage d’une crise qui concerne le lien communautaire. L’auteur récapitule les thèses de Sénèque en trois points fondamentaux: «donner est beau; donner sans espoir de retour est l’essence du don ;

65 M. Hénaff, Le prix de la vérité…, p. 324. 66 M. Hénaff, Le prix de la vérité…, p. 320. 67 M. Hénaff, Le prix de la vérité…, p. 320.

57 donner définit l’essentiel de nos relations à autrui et constitue le cœur de la relation morale69.»

Selon Hénaff, la portée du texte de Sénèque est importante mais du point de vue anthropologique, «son texte est plus un jalon sur la voie qui conduit à l’individualisme moderne qu’un témoignage sur l’antique relation don/contre-don. Sa pensée du don est, en fait une pensée du don unilatéral70.» On peut comprendre alors pour Sénèque l’idée de don en retour est absente. Cela veut dire que c’est l’idée même du don comme phénomène social qui est disparu. Hénaff cite Sénèque, écrivant : «Il est grand de faire des dons sans s’attendre même à ce qu’ils soient rendus. Qui a fait un don pour recevoir à son tour n’a pas fait un don. [….]. Faisons des dons, non des prêts usuraires. Il mérite d’être dupe, celui qui songeait à recevoir au moment où il donnait71.»

Ce cas de figure illustre bien l’idée que pour qu’il y ait don, dans cette perspective, il faut que ce soit un geste généreux envisagé comme unilatéral. À ce point, ce qui vaut aussi c’est la spontanéité, la générosité du donateur. Donner en ce sens, c’est donner sans contrainte de réciprocité. Selon Hénaff, la pensée de Sénèque renvoie très exactement au don pur qui est garanti par la seule intention. Hénaff reprend la pensée de ce dernier en disant :

Donner, c’est donner unilatéralement et en cela l’évergétisme fournit la structure formelle du don; mais donner vraiment, c’est donner sans même attendre la reconnaissance, et en cela le don véritable qu’est le don éthique nous fait quitter l’ordre social des évaluations pour accéder à un niveau plus rare, plus sublime: celui qui nous apparente aux dieux72.

Il est possible de considérer l’ensemble de la question du don chez les grecs (Platon et Aristote) et chez Sénèque comme un don de type moral qui dépend uniquement de la libre décision du donateur. En fait, que ce don soit réciproque ou non, il est d’abord générosité. Notons par ailleurs que par rapport à la pureté de l’intention dont parle Sénèque, on comprend que le don réciproque cérémoniel n’a pas de sens. «Si pourtant le don lui

69 M. Hénaff, Le prix de la vérité…, p. 338. 70 M. Hénaff, Le prix de la vérité…, p. 339. 71 M. Hénaff, Le prix de la vérité…, p. 340. 72 M. Hénaff, Le prix de la vérité…, p. 347.

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apparaît comme l’unique source de lien entre les hommes, alors seul le don unilatéral et gratuit, celui qui imite le don divin, est concevable73.»