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La création comme lieu de liberté

3. P LAN DU TRAVAIL

1.3.3 La création comme lieu de liberté

Pour expliquer la richesse de la notion de liberté, en lien avec la création, Gesché adopte un point de vue comparatif. L’auteur compare l’originalité de la théologie de la création du récit judéo-chrétien à celui de la cosmologie grecque. Il s’agit de comprendre la notion de liberté à partir d’une vision de l’homme grec et d’une vision judéo-chrétienne. Pour ce faire, Gesché prendra comme point d’appui de son analyse le récit judéo-chrétien du début du livre de la Genèse : «Au commencement Dieu créa le ciel et la terre» (Gn 1, 1). Pour Gesché, en posant que c’est Dieu qui est au commencement, on échappe, fondamentalement, au régime de la nécessité pour entrer dans celui de la liberté. Placer Dieu à l’origine, c’est sortir de l’anonymat du régime des lois naturelles pour entrer dans le règne de la personne. «C’est dire, cette fois, que la création, portée par un sujet, répond à un dessein44.» Le monde, dans ce cas, n’est pas soumis à une destinée impersonnelle ni livré à des lois et des règles, à une téléologie involontaire.

La différence entre les deux visions se fait progressivement de plus en plus visible au fil de l’analyse. Selon Gesché, l’homme grec dominé par la nature, sera pour grande part condamné à l’imitation. Ce sera quasiment son statut. «Car si, pour les Grecs, c’est vrai et c’est même une évidence, l’art suppose une liberté, il s’agit d’une liberté d’intervention, et tardive, non d’une liberté d’invention, et originaire45.»

44 A. Gesché, Dieu pour penser II…, p. 61. 45 A. Gesché, Dieu pour penser II…, p. 62.

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Dans le schéma judéo-chrétien, au contraire, la priorité de création annonce sur la priorité de la liberté sur de la nature46. Selon Gesché, les Grecs, au fond, sont peu libres. «La liberté grecque n’est pas une liberté tout à fait permise, sereinement souhaitée et voulue. Elle est conquise contre les dieux et sur la nature des choses, il y a de l’hubris en son exercice, qui implique une part inévitable de culpabilité47.» Dans cette même perspective, Gesché déclare que l’homme grec n’est pas établi dans la liberté, puisque ce qui le domine et ce qui est premier, c’est la nature, c’est-à-dire le hasard et la nécessité.

Chez les Grecs, nous n’avons pas une expérience originaire et primordiale de la liberté. Tout à la différence du paradigme chrétien de création, où la liberté préside à la constitution des choses; où dès lors, la liberté est inscrite dans l’être; où elle est vue, non comme l’objet (tardif) d’un arrachement, mais comme le droit (premier) d’un don. En régime judéo-chrétien, la création, et par conséquent la liberté et l’invention, constituent le droit même et le fil, le tissu de l’existence créée48.

La liberté, selon Gesché, n’est pas d’abord possibilité de choisir, ce n’est là que conséquence psychologique et morale. La liberté, pour l’auteur, est cette capacité métaphysique, ce droit ontologique à assumer personnellement son destin de manière responsable, c’est-à-dire en rendant compte. Gesché dira qu’il y a dans la notion de création; «[l’]affirmation d’un Tiers, d’une Transcendance, d’une Altérité, loin de déprimer la liberté, l’annonce en signifiant que devant elle l’homme a droit et pouvoir de décision et de liberté parce qu’il est capable de rendre compte, ce qui ne se peut dans le cercle fermé de l’immanence49.»

Cette altérité dont parle l’auteur est ce trait de séparation50, cette liberté de choix dans lequelle, de par la création même, l’humain est installé.

Le créé n’est pas pour autant déclaré indépendant de Celui qui lui donne origine, mais ce don, précisément, donne à l’autre d’exister comme différent, «séparé» […]. Entre le créateur et le créé s’inaugure la possibilité d’une

46 Nature ici c’est le hasard et la nécessité comprise dans une perspective grecque. 47 A. Gesché, Dieu pour penser II…, p. 63.

48 A. Gesché, Dieu pour penser II…, p. 64. 49 A. Gesché, Dieu pour penser II…, p. 65.

50 Le trait de séparation dans cette perspective signifie trait d’union. Il ne faut pas le comprendre comme la

23 existence sabbatique, celle du rapport de liberté, loin de la contrainte besogneuse des causalités de la semaine51.

On est ici dans la sphère de «l’homme créé créateur» de Gesché. Mais l’homme est, si l’on peut dire, créé séparé; une séparation comprise comme espace de liberté, une séparation créatrice. La création est un espace entre Dieu et l’humain. Sans doute proposé et finalement donné, mais précisément, sous forme de don52. Gesché va plus loin en affirmant que le rapport de l’humain à Dieu n’a rien de la nécessité, puisqu’il se situe dans l’ordre de la liberté.

Le mot liberté est ici associé à celui de création […]. Il y a plus, au fond, dans le mot création que dans le seul mot de liberté. Ici, le mot liberté veut dire vraiment ce qu’il veut dire: responsabilité créatrice, courage d’inventer le meilleur, confiance de pouvoir s’accomplir au sein d’un dessein généreux. Aussi bien, l’homme ne doit-il pas avoir peur, redisons-le de cette puissance de liberté créatrice : elle lui est donnée53.

Il y a sans doute dans la notion de liberté qui vient d’être employée une résonnance de la notion de création dans une perspective judéo-chrétienne. «Cette liberté, inscrite dans et dès la création, est une liberté autorisée, voulue, permise, désirée. Bref, une liberté donnée, créée, attestée54.» Ce qui signifie que le rapport que Dieu entretient avec la création est une relation de non-présence obsédante, autrement dit que la création est un royaume de liberté et d’autonomie.

Celui qui a fait l’homme en vue de la participation à ses propres biens […] ne pouvait le priver de plus beau et du plus précieux des biens, je parle de la grâce de l’indépendance et de la liberté. En effet, si quelque nécessité dominait la vie humaine, «l’image» serait mensongère sur ce point, étant altérée par quelque chose de dissemblable au modèle55.

D’après Gesché, on risque de passer le temps à la conquête de la liberté, si celle-ci est conçue comme arrachée. Par contre, la conception d’une liberté originelle et donnée permet d’en procurer d’autres biens, ceux-là mêmes qui sont le fruit d’une liberté déjà assurée.

51 A. Gesché, Dieu pour penser IV…, p. 69-70. 52 Voir A. Gesché, Dieu pour penser II…, p. 83. 53 A. Gesché, Dieu pour penser II…, p. 83-84. 54 A. Gesché, Dieu pour penser II…, p. 68.

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