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L’esprit qui circule dans la chose donnée

CHAPITRE II: UNE ANTHROPOLOGIE DU DON

2. L E DON COMME RÉALITÉ

2.1 Le don dans la pensée de Mauss

2.1.1 L’esprit qui circule dans la chose donnée

À propos des trois obligations, et en particulier du deuxième élément (recevoir), Mauss indique que la chose donnée a un esprit dont la force qui liée à la personne ou au groupe est susceptible de détruire le donataire dan le cas où l’obligation de rendre ne serait pas respectée. Dans la conception maussienne, l’obligation de rendre ce que l’on a reçu comme inscrit celui-ci dans un système d’échanges; un système qui consiste à donner des cadeaux qui doivent être rendus ultérieurement.

Selon Mauss, les choses données possèdent une âme (hau) qui les pousse à revenir vers la personne qui les a d’abord eues et données. Cette âme aurait deux origines, à savoir celle du propriétaire et celle de l’objet lui-même12. En d’autres termes, on pourrait dire que le don maussien n’est pas statique, il est au contraire un mouvement (va-et-vient) qui s’instaure entre les partenaires.

Ce qui oblige, dans le cadeau reçu ou échangé, c’est que la chose reçue n’est pas inerte. Même abandonnée par le donateur, elle est encore quelque chose de lui. Par elle, il a prise sur le bénéficiaire, comme par elle, en tant que propriétaire, il a prise sur le voleur. Car le

taonga est animé du hau de sa forêt, de son terroir, de son sol. Il est «natif» et poursuit tout

détenteur. Il poursuit non seulement le premier donataire, même éventuellement un tiers, mais tout individu auquel le taonga est simplement transmis13.

Dans la perspective maussienne, l’acte de rendre une chose reçue n’est pas seulement une simple obligation d’échanges. Il aurait une fonction sociale: celle de garder l’honneur, le statut et le nom du clan par un contre-don. En effet, la présence du contre-don n’élimine pas

12 Tamati Ranaipiri un informateur maori de R. Elsdon Best est cité par M. Mauss, Essai sur le don…, p. 83 :

«Le hau n’est pas le vent qui souffle. Pas du tout. Supposez que vous possédez un article déterminé (taonga) et que vous me donnez cet article; vous me le donnez sans prix fixé. Nous ne faisons pas de marché à ce propos. Or, je donne cet article à une troisième personne qui, après qu’un certain temps s’est écoulé, décide de rendre quelque chose en paiement (utu), il me fait présent de quelque chose (taonga). Or, ce taonga qu’il me donne est l’esprit (hau) du taonga que j’ai reçu de vous et que je lui ai donné à lui. Les taonga que j’ai reçus pour ces taonga (venus de vous) il faut que je vous la rende. Il ne serait pas juste (tika) de ma part de garder ces taonga pour moi, qu’ils soient désirables ou (rawe) ou indésirables (kino). Je dois vous les donner car ils sont un hau du taonga que vous m’avez donné».

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totalement la dette établie par le don, puisque l’acte de rendre ou de redonner établit une autre dette qui crée par conséquent une nouvelle relation de don-contre-don.

Ceci étant dit, de cette représentation de la chose donnée dans laquelle demeure une force spirituelle ou une âme, on peut dire «que présenter quelque chose à quelqu’un, c’est présenter quelque chose de soi14.» D’où la nécessité de rendre à autrui ce qui est en réalité parcelle de sa nature et substance; «car accepter quelque chose de quelqu’un, c’est accepter quelque chose de son essence spirituelle, de son âme15». En effet, Mauss dira :

La conservation de cette chose serait dangereuse et mortelle et cela non pas simplement parce qu’elle serait illicite, mais aussi parce que cette chose qui vient de la personne, non seulement moralement, mais physiquement et spirituellement, cette essence, cette nourriture, ces biens, meubles ou immeubles, ces femmes ou ces descendants, ces rites ou ces communions, donnent prise magique et religieuse sur vous. Enfin, cette chose donnée n’est pas chose inerte. Animée souvent individualisée, elle tend à rentrer à ce que Hertz appelait son foyer d’origine ou à produire, pour le clan et le sol dont elle est issue, un équivalent qui le remplace16.

Mauss concentre son attention sur le fait que le don intéresserait non seulement les choses mais également l’être. Dans cette perspective, on comprend logiquement cette idée, «car accepter quelque chose de quelqu’un c’est accepter quelque chose de son essence spirituelle, de son âme17.» Ainsi, le don n’est pas seulement matériel, il est spirituel et relationnel. Développant cette idée, Dominique Temple et Mireille Chabal diront :

Donner instaure une alliance, un lien spirituel, une communion, mais recevoir (et aussi prendre) permet également d’unir l’autre à soi, de le lier. Il y a même, au nom de ce lien spirituel, comme un droit de propriété sur le don d’autrui de celui qui prend ou reçoit. La chose donnée devient le témoin de ce lien d’âmes qui s’instaure entre les partenaires. Elle est l’expression de leur être commun, mais elle est marquée du sceau de celui qui a pris l’initiative de la relation, elle reflète le visage du donateur, elle est l’emblème de son nom. Le retour du don s’expliquerait par cette force qui serait présente dans la chose donnée : le lien d’âmes manifesté par le nom inaliénable du donateur18.

14 M. Mauss, Essai sur le don…, p. 86. 15 M. Mauss, Essai sur le don…, p. 86. 16 M. Mauss, Essai sur le don…, p. 86-87. 17 M. Mauss, Essai sur le don…, p. 86.

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