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1. Un amour des livres

La passion d'Eisenstein pour Daumier débute très tôt, lorsqu'enfant, il se fait aider par sa gouvernante pour acheter une monographie sur l'artiste. Il entame alors la constitution d'une collection qui ne s'arrêtera qu'à sa mort. Un nombre important de documents attestent des démarches qu'il eectue tout au long de son existence pour acquérir des ouvrages sur Daumier. Cette entreprise d'achats systématiques doit être envisagée dans le cadre plus large de sa biblio- philie. En eet, amoureux des livres depuis son enfance, l'un de ses passe-temps favoris consiste à âner dans les librairies, à en examiner soigneusement les rayons, dans l'espoir de dénicher quelque nouvel objet imprimé à rapporter chez soi. Cette quête de livres lui demande une énergie et un temps considérables, qu'il déploie avec plaisir, comme le révèle la description poétique et quasi charnelle qu'il livre dans ses Mémoires :

 Les livres ont un faible pour moi.

Ils accourent, se pressent vers moi, ils s'attachent à moi.

Il y a tant d'années que je les aime : les gros comme les petits, les épais comme les minces, les éditions rares comme les bouquins de gare, ceux dont la jaquette crisse et ceux qui sont pensivement enfouis dans un cuir solide, comme dans de moelleuses pantoues. [...] Les livres doivent épouser la main, comme un outil bien adapté.

Oh, je pourrais en voler. Peut-être que je pourrais même tuer pour eux. Et ils le sentent.

Je les ai tant et tellement aimés, qu'ils se sont mis enn à m'aimer en retour. Les livres, comme des fruits juteux, se répandent dans mes mains, et pareils à des eurs enchanteresses, me dévoilent leurs pétales porteurs de lignes fécondes en pensées, de mots percutants, de citations pertinentes, d'illustrations convaincantes.

Quand je les sélectionne, je me montre très capricieux. Et eux viennent ardem- ment à ma rencontre. [...]

Ils me prennent de façon fatidique dans un cercle.

À une époque, j'avais imaginé une seule pièce garnie tout autour de livres. Mais petit à petit, les pièces, les une après les autres, commencent à se refermer en un cercle de livres.

Voici qu'après la bibliothèque, c'est le cabinet qui est cerné, après le cabinet, les murs de la chambre... [...]

Des courants circulent depuis les cellules de matière grise du cerveau, traversant la boîte crânienne jusqu'aux parois des armoires, et des parois des armoires  jusqu'au c÷ur des livres.

Ce n'est pas vrai ! Nulle part il n'y a de parois d'armoires  je garde mes livres sur des étagères ouvertes  et, répondant au courant de mes pensées, ils se jettent à ma tête. [...]

Souvent, ils me sont précieux non pas tellement en eux-mêmes, en tant que l'en- semble des idées dans lesquelles je les vois baigner, mais quelquefois du fait d'une page qui est là comme par hasard, bâillonnée par des chapitres inintéressants qui me laissent indiérent, d'une ligne particulière, perdue au milieu de pages traitant de problèmes tout à fait autres1. 

Les livres sur Daumier n'échappent pas à cette règle : durant toute sa vie, à commencer par son adolescence, Eisenstein ne cesse de  venir à leur rencontre. 

2. Le carnet 881, fonds 1923, opus 1

Sur cette question, le carnet 881, conservé au RGALI à Moscou dans le fonds 1923, opus 1, s'avère très précieux. Répertorié de façon erronée comme un  catalogue des livres achetés par

1.  Rencontre avec les livres  (juin 1946), in Sergueï Eïzenchteïn. Mémouary [Mémoires en deux tomes]. Sous la dir. de Naoum Kleïman. Moscou : Mouzeï Kino, 1997, p. 275, t. I. (nous traduisons : cet extrait n'est que partiellement traduit dans la version française des Mémoires.).

On notera le paradoxe qui consiste à décrire les livres, supports de la pensée et de l'intellect, à l'aide de métaphores sensuelles et sensorielles. Ce désir pour la théorie, que Mikhaïl Iampolski a analysé, relève du modèle, décisif pour Eisenstein, de la sublimation freudienne. (voir Mikhaïl Iampolski.  Theory as quotation . Dans : October 88 (Spring 1999), p. 5168.)

Figure 10  Eisenstein et les livres. À gauche : Eisenstein chez un bouquiniste moscovite, 1946. Photographie : S. Chingarev. À droite. Eisenstein et ses caisses de livres, New York, 1932. Reproduites dans Memouary.

Eisenstein de juin à décembre 1917 , ce document d'une trentaine de pages apparaît plutôt, après examen, comme un inventaire dressé en 1918 par Eisenstein des livres en sa possession. En eet, certains ouvrages y sont consignés comme ayant été acquis en 1916, c'est-à-dire bien avant la date indiquée par les archivistes du RGALI. Surtout, alors que les ouvrages y sont classés par date d'achat, avec maintes précisions scrupuleusement notées, les livres du début de la liste sont dépourvus de toute information, date d'achat compris, comme si Eisenstein ne se souvenait plus précisément des circonstances de leur acquisition, ce qui laisse penser qu'il s'agit des premiers livres constitutifs de sa bibliothèque personnelle. Les dernières dates s'arrêtant en août 1918, on peut supposer que c'est à ce moment qu'il rédige ce document. Il fait alors partie de l'Armée rouge, dans laquelle il s'est enrôlé en mars. Dans la mesure où il accorde une importance extrême aux livres, il est possible qu'il ait souhaité établir un récapitulatif de sa bibliothèque an de se prémunir contre des pertes éventuelles. Il en prote pour mettre à jour ses comptes et dresse le tableau de ses dépenses liées aux livres pour les années 1917-1918.

Ce carnet est organisé en diérentes sections, qui correspondent aux intérêts de l'époque d'Eisenstein, respectivement présentés comme il suit : architecture, Saint-Pétersbourg, art, ca- ricature et satire, livres anciens, gravures russes, gravures étrangères, lithographies, théâtre. Pour la présente étude, deux rubriques retiendront notre attention :  caricature et satire  et  lithographies.  Elles comportent diérentes informations que j'ai reproduites telles quelles ci-

dessous et qui sont inégalement fournies pour chaque objet (cas de gure qui concerne surtout, de manière logique, les items achetés avant 1917). On trouve notamment des indications sur la date d'acquisition, sur le prix (en roubles et en kopecks), sur la provenance (villes, libraires et antiquaires), et parfois certaines précisions et annotations quant aux artistes et auteurs. J'ai complété entre crochets les abréviations utilisées par Eisenstein. Tout en donnant à voir l'entreprise systématique et rigoureuse de collecte bibliographique par thèmes que le jeune Ei- senstein met alors en place, ces données permettent de reconstituer et de mesurer l'étendue de la connaissance que ce dernier a de l'art de Daumier à ce moment-là.